ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


RUSCIO Alain

Historien, chercheur indépendant, envoyé spécial de L’Humanité au Vietnam de 1978 à 1980

Politiques, militaires, intellectuels français. De la guerre d’Indochine à la guerre d’Algérie : continuités et ruptures

Session thématique « Colonialisme et anticolonialisme français »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

Dans ce colloque, axé sur la colonisation de l’Algérie et particulièrement sur le conflit qui y a mis fin, c’est un autre ancien « joyau de l’empire » - mais aussi une autre guerre de décolonisation - que je voudrais évoquer : l’Indochine. Les parentés sont telles qu’il est étonnant de constater que les études comparatives sont finalement assez peu nombreuses.

D’abord, un parallèle chronologique : l’épisode indochinois a duré presque exactement le même temps, sept ans et huit mois - si l’on retient le bombardement de Haiphong comme point de départ -, que la guerre d’Algérie, sept ans et cinq mois - si l’on retient la signature d’Évian comme terme.

Puis un rapprochement systémique : même si chaque conflit eut sa spécificité - la dimension guerre froide, par exemple, étant incomparablement plus marquée pour le premier -, ils appartiennent tous deux au même processus, appelé généralement « décolonisation ». Il s’est passé moins de six mois entre Điện Biên Phủ et la Toussaint algérienne, un peu plus de trois mois entre les derniers coups de feu sur la terre vietnamienne et les premiers sur la terre algérienne - j’ai l’habitude d’appeler cette période les « Cent jours de l’empire colonial français ». Les contemporains de ces événements l’ont abondamment souligné.

Rapprochement humain : beaucoup d’acteurs des événements algériens avaient été précédemment très directement impliqués dans la guerre d’Indochine. Il a paru intéressant de s’interroger sur ce rôle des individus, côté français, les politiques, les militaires, puis les intellectuels.

Les politiques

Si l’on excepte les plus anciens, piliers de la IIIe République, qui achèvent leur vie politique dans les premières années de la IVe République, Albert Sarraut, Alexandre Varenne, Paul Reynaud, Léon Blum, Marius Moutet, tous les hommes politiques des années 1945-1954 étaient toujours fort actifs pendant la guerre d’Algérie, soit au sein des nombreux gouvernements, soit dans les oppositions : Georges Bidault, René Pleven, Max Lejeune, Maurice Bourgès-Maunoury, François Mitterrand, Edgar Faure, Guy Mollet, Charles de Gaulle, Jacques Soustelle, Pierre Mendès France, Alain Savary, Jacques Duclos, Maurice Thorez, etc. Tous ont émis des opinions, eu des actions, qui préfiguraient celles du temps de l’Algérie.

On ne comprendrait pas les réactions de la majorité de ces hommes politiques lors de la guerre d’Algérie si l’on oubliait cette vérité première de l’état des mentalités : la majorité d’entre eux ont façonné leurs convictions politiques dans l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire à un moment que beaucoup d’historiens qualifient d’apogée de l’esprit colonial. Charles de Gaulle avait quarante et un ans lors de l’Exposition coloniale (1931), Georges Bidault trente-deux ans, Mendès France vingt-quatre ans, Edgar Faure vingt-trois ans, Guy Mollet vingt-six ans, etc. Même s’ils étaient tous acquis, après 1945, à l’idée de réformer le système, matérialisée par la mise en place de l’Union française, ils gardaient forcément cette empreinte. Ils étaient des hommes qui avaient vécu, qui souvent avaient défendu l’« Ancien Régime » colonial. On s’appuiera sur quatre exemples.

Charles de Gaulle et le Rassemblement du peuple français

On sait qu’il est, aujourd’hui encore, bien difficile de se faire une opinion sur ce que pensait vraiment le général de Gaulle à propos de l’Algérie, en 1958, lorsqu’il est revenu au pouvoir.

Ce qui est certain, c’est que rien, dans les années précédentes, ne laisse entrevoir une lucidité particulière quant à la nécessité de la décolonisation. Certes, c’est sous le gouvernement de Gaulle que se met en place un système de réformes : conférence de Brazzaville en février 1944 pour l’Afrique, ordonnance de mars 1945 pour l’Indochine - première apparition dans un texte officiel de l’expression « Union française » -, etc., mais le tout est assorti de la réaffirmation sans équivoque du maintien de la souveraineté française.

Ayant quitté le pouvoir en janvier 1946, de Gaulle ne manquera aucune occasion d’affirmer un conservatisme colonial bon teint. En août de la même année, par exemple, il dénonce le danger de sécession en ces termes :

Unie aux territoires d’outre-mer qu’elle a ouverts à la civilisation, la France est une grande puissance. Sans ces territoires, elle risquerait de ne l’être plus. Tout nous commande d’organiser sur un plan nouveau, mais précis, les rapports entre la métropole et les peuples de toutes races qui sont liés à son destin.[1]

Durant la guerre d’Indochine, toutes les déclarations gaullistes exaltent l’œuvre française, s’opposent à toute solution négociée avec Ho Chi Minh, définitivement catalogué ennemi du « monde libre ». La guerre d’Indochine, dit par exemple le général de Gaulle, le 14 novembre 1949, fait partie d’un tout : « Il s’agit de savoir si l’Asie va rester libre. »[2] Mais le Rassemblement du peuple français (RPF) et son chef expriment également leur défiance lors de la mise en place de la « solution Bao Dai » ; ils s’opposent à la cession de la Cochinchine, terre française, à un Viêtnam unifié, même baodaiste.

On ne sera pas surpris de constater qu’outre de Gaulle lui-même, les dirigeants RPF qui s’expriment le plus sur le conflit sont alors Jacques Soustelle - nombreux éditoriaux dans L’Étincelle, puis dans Le Rassemblement - et Jacques Foccart, alors conseiller de l’Union française, qui fait d’ailleurs un voyage en Indochine en 1952[3].

Georges Bidault et le Mouvement républicain populaire

Jusqu’en 1954, le Mouvement républicain populaire (MRP), qui tient presque continûment la rue Oudinot et le plus souvent le Quai d’Orsay, apparaît bien comme le parti le plus conservateur en matière coloniale.

Si l’on ne devait retenir qu’un exemple, on pourrait citer Georges Bidault. Il est habituel de résumer le parcours de celui-ci en employant la formule : « Du CNR à l’OAS » en oubliant que Bidault a, entre-temps, vécu intensément, passionnément, l’expérience indochinoise. Il est à l’initiative aux deux extrémités de la guerre. À la fin de l’année 1946, il est à Matignon lors du bombardement d’Haiphong ; il couvre, parfois inspire les initiatives de Georges-Thierry D’Argenlieu. Huit ans plus tard, au printemps 1954, lors de Điện Biên Phủ, il est encore là, installé cette fois-ci au Quai d’Orsay - mais il est le véritable maître du jeu, Joseph Laniel étant bien pâlot. On sait qu’alors la diplomatie française a un temps envisagé de participer, sous la direction américaine, à l’opération Vautour, c’est-à-dire à une extension majeure de la guerre. Au même moment, il est à la tête de la délégation française lors des premières semaines de la conférence de Genève. Entre 1946 et 1954, il aura occupé en permanence des postes clés, jetant toujours le poids de son autorité dans la balance en faveur des solutions les plus bellicistes.

Pierre Mendès France et François Mitterrand

On joindra ici, au discours sur l’Indochine bien connu de Pierre Mendès France, celui de François Mitterrand, même s’ils n’appartenaient pas aux mêmes formations, même si les rivalités et parfois les inimitiés entre les deux hommes ne furent pas minces. Mais, sur l’Outre-mer, leurs positions furent très proches, en particulier dans la critique de la politique indochinoise de la France, avec, il est vrai, une nuance de taille : le premier s’exprima publiquement dès fin 1950, le second surtout au cours de la dernière année de la guerre.

Observons les bases de cette critique. Pour Mendès France et Mitterrand, l’Asie reste une région où la France peut, certes, conserver une certaine influence, mais tout au plus entretiennent-ils des illusions sur les possibilités de s’appuyer sur l’acquis culturel. Pour l’essentiel, ils savent que l’affrontement « communisme / monde libre » ne laisse plus guère de place à la France : si le Viêt-minh gagne la guerre, le pays basculera dans le camp communiste ; si le corps expéditionnaire l’emporte, il aura droit à un merci poli, mais le Viêtnam nationaliste se tournera vers le plus riche de ses alliés, les États-Unis.

Mais l’Afrique, c’est autre chose. Là, la France peut encore espérer, en ce milieu des années 1950, conserver des intérêts et maintenir ses positions essentielles, même au prix de quelques réformes. Le réalisme du mendéso-mitterrandisme a consisté à accepter ce report, ce rétrécissement des zones d’influence. François Mitterrand l’écrit explicitement : notre maintien en Indochine « nuit à notre perspective africaine, la seule valable »[4]. Mendès France, lors de sa première tentative d’investiture, en 1953, n’avait-il pas rassuré les députés modérés en évoquant sa volonté de défendre « la France métropolitaine et africaine »[5]  ? Ne prétend-il pas, en juin 1954, une semaine avant d’être élu président du Conseil, que l’Afrique du Nord est un « élément intime de notre structure nationale », une « partie du corps et de l’âme de la France », un « soubassement de notre force politique, économique, militaire et internationale »[6] ?

En novembre 1954, l’unité de langage du président du Conseil et de son ministre de l’Intérieur, face à la rébellion algérienne, n’est donc nullement conjoncturelle : le membre pourri - l’Indochine - ayant été sectionné, ils avaient pu croire un instant que le reste du corps était sauvé ; d’où la violence de la réaction face à la réapparition d’éléments de décomposition.

Les communistes

La lutte contre la guerre d’Indochine reste un des grands épisodes de l’histoire anticolonialiste du Parti communiste français (PCF). Après les doutes et les hésitations de la toute première période (1945-début 1947), où les communistes sont déchirés entre une participation gouvernementale de moins en moins efficace et le désaveu d’une guerre de reconquête coloniale qui commence, l’engagement ira crescendo de la deuxième moitié de l’année 1947 à 1954.

Observons de près les raisons communistes de s’opposer à la guerre. Il y a, certes, l’anticolonialisme de principe - en tout cas affiché comme tel -, mais dans le cas précis de l’Indochine, il y a également la communauté totale de pensée entre communistes français et vietnamiens qui dirigent la résistance. Maurice Thorez, Marcel Cachin, Jacques Duclos, connaissent Ho Chi Minh, ils ont appartenu à la même Internationale. Par ailleurs, la guerre d’Indochine est un des fronts de la guerre froide, qui vient parfaitement confirmer le schéma jdanovien de la division du monde « en deux camps », celui de la « paix » et celui de l’« impérialisme ». Tout ceci explique que le PCF a, de fait, conquis et conservé jusqu’au bout la mainmise sur la lutte contre la guerre d’Indochine. Outre l’activité de leur parti, les communistes exercent un contrôle étroit sur les activités du Mouvement de la paix, de la Confédération générale du travail (CGT), d’une pléiade d’associations qui font office de courroies de transmission.

Seules, çà et là, des protestations autres - comme celles des équipes des Temps Modernes, de L’Observateur ou des chrétiens progressistes[7]- se font entendre.

Si l’on reprend à présent ces éléments un à un pour l’Algérie, on voit que tout a changé aux yeux de dirigeants communistes, rigides, incapables de s’adapter à une situation nouvelle. Les interlocuteurs nationalistes ? Des inconnus, sans doute aventuristes[8], en tout cas idéologiquement peu sûrs. La nature de la guerre ? Difficile à caser dans les catégories jdanoviennes ! Le double jeu de l’« impérialisme américain » incite le PCF à la méfiance. L’attentisme de Moscou ajoute au trouble. Enfin, l’éparpillement du mouvement français anti-guerre, ses formes d’action contraires à la notion d’action de masse, fondement de la culture communiste, sont insatisfaisants pour les dirigeants.

Les militaires

La liste des militaires qui ont enchaîné, parfois quasiment sans transition, les deux conflits, est longue. À des postes de commandement, les généraux Salan, Ely, Vanuxem, Cogny[9], De Bollardière, etc. Dans des rôles plus subalternes Jacques Allaire, Maurice Schmitt, Marcel Bigeard, Jean Ferrandi, Pierre Sergent, Charles Lacheroy, Roger Holeindre, Jean-Marie Le Pen, Jean-Robert Thomazo, Paul Aussaresses, Hélie de St-Marc, etc. Et que dire alors, des milliers de petits, de sans grade, peints naguère par Jean Lartéguy dans Les centurions[10] ?

C’est un phénomène connu : plus que tous autres, les militaires ont vécu dans leur chair et dans leur esprit la continuité entre guerres d’Indochine et d’Algérie[11]. Une anecdote, rapportée de nombreuses fois par des témoins directs, atteste d’un certain état d’esprit : bien des militaires ont longtemps appelé leurs adversaires fellaghas « les Viets ». On sait, depuis les travaux de Jean Planchais, que le malaise de l’armée est né, ou tout au moins a explosé, lors de la guerre d’Indochine[12]. Une génération de soldats, déjà vaincue en 1940, a connu en Asie un revers cinglant. Elle s’est promise de ne plus accepter de nouveau recul. Au point de faire une véritable fixation. Un bon connaisseur de l’Algérie, l’ethnologue Jean Servier, s’en irritait en 1957 :

Les officiers de l’action psychologique ne connaissent rien à l’Algérie. Ils transposent leurs nostalgies indochinoises sur le problème algérien. Ils font un pénible transfert.[13]

C’est en Indochine que naît un sentiment, très profondément ancré dans l’armée : nous sommes capables de gagner les guerres, car nous connaissons les populations, mais nous ne sommes pas compris par les civils de métropole. Deux grands coupables, s’épaulant l’un l’autre, sont dénoncés : le monde politique, intellectuel et journalistique, toutes tendances confondues, et l’opinion française, hostile ou, dans le meilleur des cas, apathique. Roger Holeindre, qui connaît sur le bout des doigts ce monde des « anciens d’Indo », dédie l’un de ses romans, Le levain de la colère, aux « vieux soldats de l’Empire qui ont osé, et qui auraient pu gagner, si l’arrière ne les avait trahis »[14]. L’« arrière », le grand mot, utilisé par les combattants de toutes les guerres, surtout perdues, est lâché.

Il y a comme une volonté de revanche contre ce « ramassis de journalistes et de policiers pédérastes, de hauts fonctionnaires, de généraux indignes et d’hommes politiques tarés », comme l’écrit avec rage Jean Lartéguy, toujours dans Les centurions[15], ce petit monde parisien qui a parlé, écrit, pamphleté, pétitionné, durant une décennie pendant que les soldats se battaient, qui a permis, sciemment - les communistes et leurs alliés - ou pas - les intellectuels plus ou moins neutralistes, les grandes âmes -, la victoire de l’ennemi. Et contre les politicards qui, au(x) gouvernement(s), les ont laissés s’exprimer.

C’est après le désastre de Điện Biên Phủ que naît l’idée qu’il était peut-être nécessaire, à certains moments, de dire « non » au pouvoir civil, au nom de valeurs suprêmes, l’attachement à l’intérêt national, l’honneur des soldats, la défense des populations menacées par un totalitarisme. C’est dans les rizières d’Indochine qu’est née la possibilité - la probabilité ? - du putsch de 1961 et de l’Organisation armée secrète (OAS).

On en trouve la trace dans les parcours de certains officiers. Les rancœurs indochinoises ont fourni les principaux cadres aux plus fervents partisans de l’Algérie française, voire à l’OAS : Salan, Vanuxem, Gardes, Lacheroy, Gignac, Ferrandi, Sergent, Holeindre, Thomazo, Hélie de St-Marc, Pierre Guillaume, dit le Crabe-Tambour, etc.

Chez les officiers supérieurs, on n’oubliera pas, avant tout, Salan. Avant de devenir le symbole de l’attachement à tout prix à l’Algérie française, Salan était bel et bien, et même surtout, un « Indochinois », au point d’avoir été surnommé le « Mandarin ». En poste en Indochine dès l’entre-deux-guerres, il fait quasiment toute la guerre d’Indochine. Dès 1946, il est dans l’ombre de Leclerc, en 1951-1952, dans celle de De Lattre, il devient commandant en chef en 1952-1953, enfin, après Điện Biên Phủ, il seconde Ely dans une mission d’inspection. On sait que, lors de son procès, la quasi-totalité des témoins ont insisté sur ce que le traumatisme indochinois avait pu représenter pour Salan : le colonel Thomazo, Jean-Marie Le Pen, le colonel Trinquier, mais aussi, témoin ô combien symbolique, la maréchale de Lattre[16].

Mais des trajets inverses - bien plus rares, il est vrai - ont pu être faits. Ainsi du général de Bollardière ou de Jules Roy.

Chacun, surtout ici, connaît le drame de conscience que connaît de Bollardière lors de la guerre d’Algérie. Il est moins connu qu’il avait, déjà, rencontré la torture en Indochine, même si l’issue choisie par lui a été différente. Le général effectue deux longues missions en Indochine, en 1946-1948, puis en 1950-1953. C’est dire qu’il y séjourne durant une grande partie de la guerre - bien plus longtemps, en tout cas, qu’en Algérie. Lorsqu’il a connaissance de pratiques de torture, il les dénonce à sa hiérarchie. Mais elles sont, à ses yeux, « clandestines », en tout cas non généralisées. C’est la raison pour laquelle il ne fait pas connaître publiquement, alors, sa protestation[17].

Comme dans le cas de Bollardière, le parcours algérien de Jules Roy masque trop souvent encore, aux yeux de beaucoup, l’importance de son séjour indochinois. Avec deux différences de taille : en Indochine, Roy est un militaire  ; en Algérie, il est un civil ; en Indochine, il est à l’étranger ; en Algérie, il est chez lui.

Son séjour en Indochine n’a duré qu’une année (mars 1952 - mars 1953), mais il a été déterminant dans sa trajectoire intellectuelle et politique. C’est à propos de la guerre d’Indochine que l’écrivain a pris ses distances, définitivement, avec l’armée, même s’il convient de revisiter la légende dorée d’une démission immédiate, dès la constatation de visu de l’usage de la torture[18]. Lorsque commence la guerre d’Algérie, en tout cas, le divorce est consommé.

On aurait pu croire, connaissant les liens charnels qui unissaient Jules Roy à sa terre natale, qu’il aurait consacré toute son activité, politique et littéraire, à ce nouveau conflit. Or, l’Indochine ne disparaît nullement de son esprit, de son cœur et, donc, de son œuvre. Durant toute la guerre d’Algérie, on peut dire qu’il écrit, d’abord, sur l’Indochine : en 1957, une pièce de théâtre, Le Fleuve rouge[19]  ; en 1959, un roman, Les Belles Croisades[20] ; enfin, en 1963 - mais l’écriture l’a occupé dès 1961 - un énorme ouvrage, La bataille de Dien Bien Phu[21].

Dans Le Fleuve rouge, comme dans Les Belles Croisades, les intrigues, assez maigres, n’ont manifestement comme fonction que de présenter les thèses de l’auteur ; au cœur de ses interrogations : la violence et, plus particulièrement, la torture. Dans la pièce de théâtre comme dans le roman, l’auteur met en situation deux personnages principaux, deux officiers, dont l’un apparaît, sinon comme le double de Roy, du moins comme son porte-parole. Dans Le Fleuve rouge, un dialogue sourdement violent oppose le commandant Valion, opposé à l’usage de la torture, et le capitaine Chamfort, son adjoint :

[...] On entend soudain des hurlements étouffés.
Valion : Qu’est-ce que c’est ?
Chamfort : Comment voulez-vous que nous obtenions ce que vous voulez savoir, mon commandant ?
Valion : Arrêtez cela immédiatement. Je ne veux pas aller moi-même dans votre bureau pour vous infliger un blâme devant vos subordonnés, mais allez-y et revenez.
[...]
Chamfort : Autant renoncer à défendre ce poste, mon commandant.
Valion : Nous le défendrons par les armes. Pas par ces procédés.
Chamfort : Nous verrons où la correction et la douceur nous mènent.
Valion : Je n’en sais rien, mais je veux être en paix avec ma conscience.[22]

Cette pièce est jouée à Paris au début de l’année 1957, c’est-à-dire alors que se déroule la bataille d’Alger. Avec Roy, nous sommes évidemment à la jonction entre monde des militaires et monde des intellectuels.

Les intellectuels

On trouve, dans le monde intellectuel et journalistique, lors de la guerre d’Indochine, des noms qui seront souvent en première ligne dans le débat algérien : Jean-Paul Sartre, Francis Jeanson, Daniel Guérin, Hubert Beuve-Méry - l’inventeur, c’est peu connu, de l’expression « sale guerre » -, Roger Stéphane, Paul Rivet, Albert Bayet, Claude Bourdet, Georges Altman, les intellectuels communistes ou, dans le camp opposé, Jules Romains, Paul Claudel, Raymond Aron, André Siegfried, Pierre Brisson, Robert Lazurick, Raymond Cartier, etc.

Notons immédiatement que, si les permanences dans les comportements furent la règle, il y eut des exceptions, François Mauriac et Raymond Aron passant du camp des « pour » (Indochine) - en tout cas, publiquement[23] - à celui des « contre » (Algérie), Paul Rivet[24] et Albert Bayet faisant le trajet inverse, par exemple.

Côté pro-guerre, comment ne pas rapprocher deux articles de Jules Romains, publiés par L’Aurore à un an d’intervalle ? De passage à Saigon à l’automne 1953, l’auteur avoue son bonheur de trouver là une terre française : « Ce morceau de France s’est posé là, a grandi sans rien détruire. » Jules Romains conclut :

On ne se défend pas d’éprouver une certaine satisfaction française ; rien d’un gonflement d’orgueil : mais les gens de chez nous ont tout de même fait ici du bon et brave travail.[25]

Un an plus tard, quelques jours après la Toussaint algérienne :

J’aurais aimé qu’il se formât sur les boulevards quelques rassemblements ou cortèges spontanés, acclamant la République une et indivisible des deux côtés de la mer, et encourageant le gouvernement à ne pas faiblir. J’aurais très bien vu aussi un départ de CRS ou de parachutistes entouré de fanfares et d’acclamations.[26]

Mais c’est surtout dans le camp des opposants à la guerre que l’on va trouver des permanences entre épisode indochinois et épisode algérien.

Premier point commun : la grande majorité des intellectuels de cette mouvance n’a pu militer dans les deux grands partis de gauche. Pour l’Indochine, c’est net. La Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) - à l’exception de son aile gauche et d’électrons libres comme Savary -, empêtré dans le tripartisme, associé jusqu’en 1951 aux gouvernements qui menèrent la guerre, lié par le vote en faveur des crédits de guerre de ses députés jusqu’en 1954, ne pouvait évidemment attirer les intellectuels fermement opposés au conflit. Si le parti communiste suscitait une certaine sympathie de ces milieux pour son action anti-guerre[27], il inspirait par ailleurs méfiance et mépris pour sa fidélité au stalinisme.

Que pouvaient, alors, faire les intellectuels opposés à la guerre ? Pétitionner, écrire, témoigner. Pétitionner, tout d’abord. La guerre d’Indochine n’a pas été une « guerre des pétitions », comme on a parfois qualifié le conflit algérien[28], le premier conflit ayant beaucoup moins investi la vie française que le second. Mais elle n’a pas non plus été le grand silence des intellectuels que l’historiographie dominante semble décrire. Ainsi, le professeur Jean-François Sirinelli, à la recherche des racines des engagements de 1954-1962, après avoir cité à juste titre les divers manifestes lors de la guerre du Rif, ne consacre curieusement qu’une phrase à la guerre d’Indochine :

L’Indochine ne suscite que la convocation, par un conseil d’étude et d’action pour le règlement pacifique de la guerre du Vietnam, d’une « Conférence nationale pour la négociation en Indochine ».[29]

Or, j’ai recensé plusieurs meetings à la Mutualité ou ailleurs, pas tous, loin de là, organisés par les communistes, plus seize appels collectifs[30]. Le recensement des signataires permet de faire un voyage complet dans l’intelligentsia de gauche de l’époque : Emmanuel d’Astier, Albert Bayet, Simone de Beauvoir, Jacques Berque, Claude Bourdet, André Breton, Marcel Carné, Jean Cassou, Jean Cocteau, Yves Dechezelles, Jean-Marie Domenach, Jean Dresch, Maurice Druon, Paul Eluard, René Étiemble, André Gide, Justin Godart, Daniel Guérin, Charles-André Julien, Émile Kahn, Alfred Kastler, Ernest Labrousse, Georges Lefebvre, Michel Leiris, André Mandouze, Gilles Martinet, Louis Massignon, Henri Matisse, Théodore Monod, Emmanuel Mounier, Paul Mus, Pierre Naville, Jean Paulhan, Francis Perrin, Picasso, l’abbé Pierre, Jacques Prévert, Paul Rivet, Jean Rous, David Rousset, Armand Salacrou, Jean-Paul Sartre, Alfred Sauvy, Roger Stéphane, Vercors, Charles Vildrac, etc., presque tous, on le sait, prendront position contre la guerre d’Algérie.

Les intellectuels opposés à la guerre se sont aussi exprimés dans des périodiques qui n’avaient pas de tirages de masse, qui étaient incapables de rivaliser, évidemment, avec la grande presse, mais qui étaient documentés, sérieux, connus comme tels, et de ce fait assez influents. D’où le grand prestige de ces divers moyens d’expression, les revues Les Temps Modernes et Esprit, les hebdomadaires Témoignage chrétien et L’Observateur (puis France-Observateur), les quotidiens Combat et Franc-Tireur, etc.

De tous ces moyens d’expression, c’est sans nul doute la revue fondée par Jean-Paul Sartre à la Libération, Les Temps Modernes, qui a le plus contribué à une connaissance approfondie de la question vietnamienne, de 1946 à 1954. La signature de Francis Jeanson, déjà, y apparaît.

D’autres membres de cette gauche indépendante placent plus leur critique dans une tradition que Raoul Girardet a appelée la « protestation humaniste »[31]. Au cœur de cette protestation : la question des exactions commises par certains membres du corps expéditionnaire. Cette question a périodiquement été évoquée, en particulier par les milieux de la gauche chrétienne. C’est lors de la guerre d’Indochine, non durant le conflit algérien, que la sinistre expression « corvée de bois » commence à fleurir dans la presse[32]. C’est lors de la guerre d’Indochine, non durant le conflit algérien, que la question de la torture a pour la première fois fait l’objet d’un débat public national. À l’été 1949, une campagne initiée par Témoignage chrétien - déjà - puis relayée par toute la presse de gauche, déchire quelque temps la société française. L’hebdomadaire y dénonce l’usage de la « machine à faire parler », pas encore appelée « gégène ».

Conclusion : guerre d’Indochine et guerre d’Algérie

La question peut être valablement posée : les Français étaient-ils préparés, grâce à leur expérience de la guerre d’Indochine, à mieux comprendre l’explosion algérienne ? La réponse est... oui et non.

Oui, si l’on observe les débats, en métropole, lors des deux conflits avec, il est vrai, une intensité incomparablement plus forte à propos de l’Algérie. Les mêmes questions ont été posées : place de la France dans le monde, grandeur ou décadence, émergence du tiers monde - dont le nom même naît au cours de la guerre d’Indochine - et décolonisation, rôle et action de l’armée sur le terrain, etc.

Non, car l’on est bien obligé de constater que la majorité du peuple français, mais aussi des hommes politiques, n’a pas voulu, n’a pas su saisir l’occasion de ce conflit, trop éloigné, non nourri de la chair de la nation - le contingent -, peu médiatisé, pour remettre en cause les certitudes coloniales, ou néocoloniales, fruits d’une imprégnation idéologique quasiment séculaire.

En août 1954, l’Institut français d’opinion publique effectue un sondage sur l’avenir du Maghreb. Parmi les questions posées, on demande aux Français s’ils seraient partisans de - ou tout au moins prêts à accepter - l’indépendance de la Tunisie et du Maroc. Notons au passage que, dans ce sondage qui précède de moins de trois mois la Toussaint 1954, l’Algérie n’est même pas citée ; comme si la notion d’indépendance, même lointaine, de ces départements, échappait à l’univers mental des sondeurs et des sondés. Des chiffres très voisins, mais extrêmement bas, 16 % pour le Maroc, 17 % pour la Tunisie, sont atteints[33]. On peut donc en conclure que, deux mois après Điện Biên Phủ, un mois après la conférence de Genève, qui avait vu l’éviction de la France d’une de ses anciennes colonies, quelques jours après le discours mendésiste de Carthage, qui préfigurait une autre éviction, huit Français sur dix étaient encore dans l’état d’esprit de l’apogée colonial.

En 1962, dans la préface de La nuit coloniale, le leader nationaliste algérien Ferhat Abbas écrit :

Dien Bien Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille reste un symbole. Elle est le Valmy des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe. C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle. À Dien Bien Phu, la France a perdu la seule légitimation de sa présence, c’est-à-dire le droit du plus fort.[34]

C’est écrit par un colonisé. Quel(s) colonisateur(s) l’a(ont) compris ?

La guerre française d’Indochine a peut-être été une « répétition générale » de la guerre d’Algérie. Si l’on retient cette expression, il faut alors convenir que les Français n’étaient pas tout à fait prêts pour la première.


[1] Déclaration sur le projet de Constitution, 27 août 1946 ; dans Charles de Gaulle, Discours et messages. T. II : Dans l’attente, 1946-1958. Paris : Plon, 1970.

[2] Conférence de presse, ibid.

[3] Voir Pierre Péan, L’homme de l’ombre. Paris : Fayard, 1990.

[4] François Mitterrand, Aux frontières de l’Union française. Indochine, Tunisie. Paris : Julliard, 1953.

[5] Assemblée nationale, discours du 2 juin 1953.

[6] Assemblée nationale, discours du 9 juin 1954.

[7] Voir infra.

[8] Voir la déclaration du bureau politique du 8 novembre.

[9] Le général Cogny était en poste au Maroc, mais chacun connaît son rôle dans l’affaire du bazooka d’Alger et, plus généralement, ses visées algériennes.

[10] Jean Lartéguy, Les centurions. Paris : Presses de la Cité, 1960.

[11] Voir à ce propos le récent et remarquable ouvrage de Paul et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif ». Guerre et action psychologiques, 1945-1960. Paris : Les Indes Savantes, 2005. On se reportera également à Valérie Padilla, « Références indochinoises et problèmes algériens », Histoire & Défense. Les Cahiers de Montpellier. 1991, n° 23, 1.

[12] Jean Planchais, Le malaise de l’armée. Paris : Plon, 1958.

[13] Propos rapportés par Paul et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif »..., op. cit.

[14] Roger Holeindre, Le levain de la colère. Paris : Éditions Saint-Just, 1963.

[15] J. Lartéguy, Les centurions, op. cit.

[16] Raoul Salan, Le procès du général Raoul Salan. Sténographie complète des audiences. Réquisitoire. Plaidoieries. Verdict. Note liminaire des avocats. Paris : Nouvelles Éditions Latines, 1962 ; Le procès de Raoul Salan. Paris : Albin Michel, 1962.

[17] Vincent Roussel, Jacques de Bollardière. De l’armée à la non-violence. Paris : Desclée de Brouwer, 1997. Madame de Bollardière, qui accompagnait son mari en Indochine, témoigne également de l’importance de ce séjour dans la découverte progressive des exactions et tortures (entretien avec l’auteur).

[18] Voir ma contribution au colloque tenu Maison Jules Roy, à Vézelay, en 2003 : Alain Ruscio, « Les intellectuels-soldats, de la guerre d’Indochine à la guerre d’Algérie ». In Guy Dugas (dir.), Par la plume ou le fusil. Les intellectuels-soldats dans la guerre d’Algérie. Pézenas : Éditions Domens, 2004.

[19] Jules Roy, Le Fleuve rouge. Paris : Gallimard-Nrf, 1957.

[20Id., Les Belles Croisades. Paris : Gallimard-Nrf, 1959.

[21Id., La bataille de Dien Bien phu. Paris : Julliard, 1963.

[22Id., Le Fleuve rouge, op. cit.

[23] François Mauriac a longtemps justifié l’engagement français en Indochine, avant de changer d’opinion, assez tardivement, au début de l’année 1954. Raymond Aron a alors soutenu la thèse que l’ère du colonialisme touchait à sa fin. Mais, dans le cas de l’Indochine, l’imbrication du conflit dans la guerre froide l’a souvent amené à accepter l’argumentaire gouvernemental.

[24] Le cas de Paul Rivet, figure emblématique de la gauche, mériterait une étude approfondie. Durant la guerre d’Indochine, en tout cas, il est un intellectuel en pointe dans la dénonciation, allant jusqu’à démissionner de la Section française de l’Internationale ouvrière, puis à écrire dans des revues liées au Parti communiste français, les Cahiers internationaux par exemple.

[25L’Aurore, 29 octobre 1953.

[26L’Aurore, 11 novembre 1954.

[27] Voir le compagnonnage de route PCF/Sartre lors de l’affaire Henri Martin.

[28] Jean-François Sirinelli, « Guerre d’Algérie, guerre des pétitions ? Quelques jalons », Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, numéro spécial, La guerre d’Algérie et les intellectuels français, IHTP/CNRS, novembre 1988, n° 10.

[29Ibid.

[30] Notamment : « Appel pour la constitution d’une association France-Viêtnam », Bulletin de l’Association, juillet 1946 ; « Appel pour le règlement pacifique de la question vietnamienne », L’Humanité, 27 août 1946 ; Appel du comité de défense des travailleurs vietnamiens, Bulletin du Comité, août 1948 ; « Appel pour la paix au Viêtnam », Combat, 23 novembre 1948 ; « Appel au président de la République », Libération, 27 décembre 1949 ; « Appel de la conférence nationale », novembre 1953 (le seul cité par J.-F. Sirinelli) ; « Appel pour l’ouverture de négociations », L’Humanité, 13 février 1954, etc. La liste complète des appels et des signataires figure dans Alain Ruscio (dir.), La guerre « française » d’Indochine (1945-1954). Les sources de la connaissance. Paris : Les Indes Savantes, 2002.

[31] Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962. Paris : La Table Ronde, 1972.

[32] Roger Boussinot, « Un jeune Français, retour d’Indochine, m’a raconté la corvée de bois », Action, 9 juin 1949.

[33] Charles-Robert Ageron, « L’opinion française à travers les sondages ». In Jean-Pierre Rioux (dir.). La guerre d’Algérie et les Français. Paris : IHTP-Fayard, 1990.

[34] Ferhat Abbas, La nuit coloniale. Paris : Julliard, 1962.


Citer cet article :
Alain Ruscio, « Politiques, militaires, intellectuels français. De la guerre d’Indochine à la guerre d’Algérie  ; : continuités et ruptures », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3 ?id_article=267