ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Jacques FRÉMEAUX, La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, Paris, Économica (Hautes études militaires), 2002, 365 p., 33 euros.

Par Gilbert Meynier - Juin 2006

Ce livre a pour objet cette guerre franco-algérienne toujours recommencée - en mineur ou en majeur - de la conquête à la guerre de 1954-1962. Dans un plan finement articulé, Jacques Frémeaux passe d’abord en revue le pays - l’Algérie - et les deux peuples - le natif et le créole - et les raisons de l’affrontement : un peuple conquis, occupé et humilié ne renonce jamais à ses droits. On en sait quelque chose aujourd’hui dans les parages de Jérusalem. L’auteur aborde ensuite une comparaison entre la guerre de conquête et la guerre algérienne de libération, assortie de celle des hommes qui, respectivement, conduisirent et firent l’une et l’autre. Notons au passage que l’émir Abd El Kader est salué pour sa lecture ouverte du message coranique quand ses adversaires français ne sortent pas vraiment grandis de son livre. Il analyse ensuite plus précisément la direction - française - de la guerre de 1954-1962, les principes directeurs, la conception et la mise en œuvre des stratégies militaires et politiques.

Le climax de ce travail comparatif est le chapitre 7 (« Les horreurs de la guerre ») où il conclut, preuves à l’appui, que, nonobstant les différences en moyens et en technologie, la guerre de conquête fut, relativement et absolument, beaucoup plus cruelle que la guerre d’indépendance, quand bien même la mémoire consciente des humains a surtout retenu les horreurs de cette dernière. Pour autant, presque rien sur la famine de 1868 qui compta pour beaucoup dans les ravages suscités par les avancées capitalistes occupées à ruiner le système de production communautaire. Frémeaux analyse lucidement cette « impossible Algérie française » (d’autant plus lucidement qu’il en est lui-même issu) avant de terminer sur « finir la guerre », qui est un des chapitres les plus stimulants : on est passé en un grand siècle du tout militaire au politique caché sous le fracas des armes, non sans menaces militaires sur le pouvoir civil en France, alors que le militaire n’avait jamais vraiment menacé le civil au XIXe siècle. On pourrait ajouter que le militaire a pesé d’emblée sur le civil en Algérie algérienne... et qu’il continue à peser. En France, le politique a fini par l’emporter avec la conscience que de Gaulle acquit qu’il s’agissait là d’une guerre anachronique [1].

Frémeaux conclut sur le caractère total des deux guerres, caractère que l’âpreté du contentieux avait rendu inévitable, et qui rendit impossible toute solution amiable à la tunisienne ou à la marocaine. On sera d’accord avec lui pour estimer que la France a manqué de politique cohérente et novatrice. Son « entêtement », à l’heure des décolonisations, a conduit au « lamentable épilogue » de 1962. Héritage : douleurs, ruines, « deux peuples déchirés », et cela, « aussi, à l’intérieur d’eux-mêmes » : « Entre beaucoup de ruines et de souvenirs douloureux, elle [la présence française] a contribué à créer une “Algérie française” qui a empêché l’Algérie tout court de connaître une émancipation pacifique, pour le plus grand mal des Algériens, musulmans ou européens », cela pendant que le pouvoir algérien s’est installé dans son caractère d’« allocataire de rentes et [de] producteur de discours de combat ».

Ce livre, ample et médité, fera à coup sûr réfléchir ses lecteurs : Frémeaux s’efforce toujours et réussit en effet globalement à raison garder. C’est un vrai livre d’historien, et à ce titre il ne pourra que faire enrager les tenants du mythe et de la crispation qui continuent à produire, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, la litanie de leurs blocages et de leurs frustrations.

Ceci dit, il s’y trouve quelques erreurs ou coquilles mineures : l’insurrection de l’Aurès n’eut pas lieu en 1915, mais en 1916-1917 (p. 115). Belkacem Krim fut de la génération qui fit les chantiers de jeunesse (p. 120) ; et le futur colonel Ahmed Ben Cherif a bien commandé en Algérie au printemps-été 1960, contrairement à la plupart des officiers DAF (déserteurs de l’armée française) (p. 123). Pour un livre qui est, dans l’ensemble, d’une grande clarté, exceptionnellement une phrase obscure : « La disproportion des forces comme la stratégie d’ensemble de l’ALN amène ce dernier à esquiver l’engagement en tirant partie de sa grande mobilité » (p. 199) laisse le lecteur bien désemparé. À propos de l’OPA (« organisation politico-administrative » du FLN sur le terrain), rien sur les comités des cinq (alias « assemblées du peuple ») institués par l’historique congrès de la Soummam (été 1956) pour en prendre la direction. Sur un autre point précis, celui des armes de l’armée algérienne de libération (ALN), il est surprenant que l’auteur ne parle pas des armements chinois, qui constituèrent pourtant l’essentiel à partir de 1960, et qui jouèrent un rôle décisif dans la dotation de l’armée des frontières, lui permettant de s’emparer du pouvoir dans l’été 1962. De même, s’il marque bien les évolutions technologiques, il n’indique peut-être pas assez que le terrain a été, d’un siècle à l’autre, complètement modifié par l’installation - les installations - coloniales. Il y a aussi, ici et là, quelques répétitions, par exemple sur la stratégie d’Abd El Kader. On aurait encore aimé que fût mieux marquée la différence culturelle entre les officiers de la conquête et ceux de 1954-1962 : ceux-ci furent des analphabètes en langue arabe ; ceux-là, même plus primairement brutaux, eurent davantage à cœur de s’y initier, dans un siècle européen qui était celui de la découverte et de l’exploration.

Sur le fond, le poids des blocages coloniaux est bien analysé, mais j’aurais dit plus nettement qu’il n’y eut jamais de politique française d’assimilation. Il y eut, même, corrélation, entre le FLN tel qu’il fut et le refus de justice et de démocratie tel que l’illustrèrent le code de l’indigénat, les demi-mesures, les promesses non tenues, les invalidations de listes et le bourrage des urnes, sans compter la dépossession foncière et la réification raciste des hommes. Sur les origines de la violence produite par les Européens d’Algérie, est-elle vraiment, comme il est dit sur le mode essentialiste (p. 235), à mettre sur le compte de leurs origines méditerranéennes, ou bien ne fut-elle pas plutôt, et plus largement, un type de violence que l’on retrouve dans toute société de type créole : les dirigeants israéliens sont bien, dans leur majorité, issus d’Europe centrale, et la violence qu’ils mettent en œuvre depuis un demi-siècle, voire bien plus, ferait pâlir de jalousie les plus violents des pieds-noirs. Et on ne rappellera que pour mémoire le génocide des Indiens d’Amérique du Nord de la main d’authentiques Anglo-Saxons protestants...

Toujours sur la violence, l’auteur note bien (p. 226) les assassinats de civils français par le même FLN. Mais il y eut bien davantage d’assassinats d’Algériens par le même FLN - la violence algérienne relevant surtout à mon sens d’un type anthropologique classique, doublée de la violence réactionnelle non moins classique de tous les peuples dominés et humiliés, sans compter la violence schizophrène à soi assénée chez tout peuple colonisé. Et l’on reconnaîtra avec Frémeaux qu’il y eut, de la part des pieds-noirs, certes du « courage à vivre sous la menace des bombes » (p. 144) ; mais quid de la vie sous la menace des bombardeurs aériens, quand ce ne fut pas du napalm ? Pour en revenir au FLN, le chiffre avancé de 100 000 Algériens tués par le FLN est probablement exagéré : les services français qui en tenaient le recensement patient, arrivent à un total plausible de 30 000 assassinats, compte non tenu des victimes des purges internes dans les wilâya, qui firent plusieurs milliers de morts, et des harkî massacrés en 1962-1963 - ils furent sans doute aussi plusieurs milliers. Sur ces derniers, l’auteur parle de « plusieurs dizaines de milliers de victimes ». La victimisation dans l’air du temps, ajoutée éventuellement à la caution apportée par telle fille de Raymond Aron, ne permet pas d’avaliser de telles évaluations : les documents démographiques, les seuls qui fassent foi en définitive, ne l’autorisent pas, jusqu’à preuve du contraire.

La torture française, enfin, si elle est condamnée et dite contre-productive, n’est pas retenue au passif global de l’armée française. Elle ne saurait, d’après Frémeaux, être imputée à la totalité du corps militaire français : il serait « excessif et injurieux » d’accuser l’ensemble de l’armée française. Ceci dit, les DOP ont bien existé, au vu et au su de tous, et on ne sache pas que l’institution militaire française se soit jamais insurgée contre ces officines systématiques de torture officielle aussi fortement que la démangèrent les prurits de révolte prétorienne qui s’acharnèrent à contre-temps à garder l’Algérie française. Dans tout corps qui se respecte, la main gauche ne peut ignorer ce que fait la main droite...

Ces remarques, faites amicalement à un collègue estimé, n’enlèvent rien à la qualité de son travail. Son livre est à lire, à relire et à méditer pour tous ceux qui veulent comprendre le bientôt deux fois séculaire contentieux algéro-français et se démarquer des mythologies de tout poil et des idéologies de combat qu’elles génèrent. Voici en tout cas un livre fait pour réfléchir, qui emporte souvent l’adhésion, même si l’on adhère pas à toutes ses analyses et conclusions.

Notes

[1] Regrettons à ce sujet que l’essentiel et magistral livre de Harmut Elsenhans sur la guerre d’Algérie (La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, Paris, Publisud, 1999) ne soit pas cité.