ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Hartmut ELSENHANS, La guerre d’Algérie 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVe à la Ve République, préface G. Meynier, Paris, Publisud (La France au fil des siècles), 1999, 1072 p., 60,57 euros.

Préface de Gilbert Meynier

Réparer une injustice : un grand livre à connaître

Il n’est jamais trop tard pour signaler un grand livre, même si celui-ci a été publié en français à Paris il y a un peu plus de cinq ans. Si l’on se doit d’en parler aujourd’hui un peu longuement, c’est pour rendre justice à un ouvrage qui aurait dû faire la une du Monde des livres, ou, à défaut, au moins des périodiques spécialisés. Or, il n’en a rien été. Ce livre, scandaleusement, n’a pratiquement pas été signalé en France alors que tout le monde connaît Hartmut Elsenhans, non seulement en Allemagne, mais dans le monde anglo-saxon ou encore en Inde et au Pakistan : la guerre de 1954-1962 serait-elle le monopole et des Français et des Algériens ? Ou bien le fait de n’être pas introduit dans le PAP (Paysage audiovisuel parisien) serait-il, à l’heure de l’Europe, dans notre république chauvine et jacobine, encore, un obstacle insurmontable ? Le livre d’Elsenhans a été publié en 1974 à Munich sous le titre de Frankreichs Algerienkrieg 1954-1962, Entkolonisierungsversuch einer kapitalistischen Metropole, Zum Zusammenbruch der Kolonialreiche. Il aura fallu attendre vingt-cinq ans pour qu’il soit traduit et proposé au public francophone, et encore parce que l’auteur a largement dû mettre de sa poche pour financer la traduction. On le sait, les Français ne sont pas réputés pour beaucoup traduire.

Concernant le Maghreb en particulier, il est vrai que, pour des raisons faciles à comprendre, la plupart des travaux scientifiques continuent à être publiés en français. Le sens commun universitaire français accepte éventuellement de citer quelques thèses américaines, voire anglaises ; guère plus. En irait-il différemment de la langue du puissant voisin, et partenaire jusque-là, de la France dans l’Union européenne ? Il y a quelques années, un livre tiré d’une thèse soutenue en Sorbonne [1], dans l’inspiration des travaux de Jacques Marseille, ne citait pas dans sa bibliographie le livre pionnier et fondateur de Elsenhans, qui recoupe pourtant la plupart des thèmes abordés dans ladite thèse et anticipe sur sa problématique à défaut d’en annoncer toutes les conclusions.

La sortie de la version française de Frankreichs Algerienkrieg aurait donc dû remédier à ces bénignes ( ?) lacunes. Il s’agit en effet d’une minutieuse et vaste synthèse, à vrai dire la seule à ma connaissance de cette ampleur et de cette qualité. Les récits journalistiques dont les quatre volumes d’Yves Courrière [2] furent, de 1968 à 1971, les premiers spécimens, sont ici bien dépassés. Avec Elsenhans, nous avons affaire à une pensée robuste et subtile, nourrie d’une vaste culture et appuyée sur une enquête impressionnante. Certes, avec les moyens du moment : davantage de sources imprimées - rapports et journaux - que de documents d’archives. Les concepts sont rigoureusement définis, selon une théorisation qui emprunte à la fois au systémisme et au marxisme.

Le marxisme ouvert d’Elsenhans, en nos temps terroristes de libéralisme déferlant, marque de manière rafraîchissante que les langues de bois dur, aujourd’hui, sont plus tonitruantes du côté des croque-morts de Marx que du côté de ses doux et sereins disciples. Loin de l’économisme desséchant qui avait marqué en son temps tels épigones d’Althusser, à commencer par le maître lui-même, et qui brisait la dialectique, il nous livre au contraire un livre pleinement dialectique. Concernant les colonies, le titanic économiste naguère dominant chez les marxistes, est aujourd’hui renfloué en France par une vague libérale néocartiériste. Est-ce pour cheminer, encore, sans l’avouer, dans tels premiers pas économistes tracés sur les allées du communisme, cette vague fait bon marché d’une évidence : en matière coloniale, le contentieux fut politique ; les décisions furent politiques ; l’économique ne peut s’expliquer sans le politique. Le combat indépendantiste algérien hâta la fin du colonialisme comme système - capitalisme agraire, rentes de monopoles, marché colonial protégé. Il en laissa présager la fin. Les adaptations se firent dès lors à un marché mondial organisé. Tâcher de trouver des intermédiaires politiques chez les colonisés - Elsenhans parle sans trouble avec bonheur de bourgeoisies compradores - à même de garantir la donne du capitalisme mondial est désormais la préoccupation du néocolonialisme.

Dans tous les domaines, le talent d’Elsenhans est de marquer des corrélations stimulantes. Par exemple, il montre les liens de complémentarité - et les contradictions - entre le système français global et les intérêts des Français d’Algérie. Pareillement, il évoque les liens de l’Algérie des Algériens avec le système des États arabes. L’Algérie y est un argument politique sur la scène intérieure des États comme sur la scène internationale. De leur côté, les Algériens jouaient sur la division entre les Occidentaux. Pour eux, la pression américaine sur la France était à constamment cultiver. Elsenhans montre combien les Américains, à commencer par Kennedy, tinrent la décolonisation pour inévitable et s’irritèrent de la lenteur de la France à passer à une stratégie néocolonialiste qui dépassât les mécanismes colonialistes nationaux.

Du reste, Elsenhans est à l’aise pour analyser comment fonctionne une économie colonisée, et spécifiquement l’algérienne : y sont corrélés des facteurs idéologiques tenant, d’une part à un pacte colonial lié au nationalisme français, et d’autre part à la domination capitaliste. Leur relais et leur garant communs sur place y étaient la bourgeoisie coloniale. Elsenhans en tire que la discrimination, structurellement, ne fut pas le seul fait des Européens d’Algérie. Comme l’a représenté Sartre, elle fut le fait d’un système. Les paragraphes qu’il consacre aux relations entre les communautés sont parmi les plus rigoureuses et les plus alertement pertinentes de son texte. Remarquables aussi les notations sur les frustrations sexuelles d’une part, la situation coloniale et le repli sur l’arabo-islamisme d’autre part.

Le système colonial est analysé, dix ans avant le néo-cartiériste Jacques Marseille [3], selon des constats que Marseille dressa à son tour : oui, il est vrai que l’Algérie absorbait les produits de la production française la moins dynamique, quand la plus dynamique était davantage orientée vers les marchés intérieur et mondial. Mais ce furent notamment les nécessités politiques - la guerre qui durait, le FLN qui travaillait efficacement à l’internationalisation de la question algérienne et les pressions des partenaires occidentaux de la France - qui firent de nécessité vertu. Dans le secteur du pétrole, par exemple, fut in fine tenté par la puissance coloniale un aggiornamento que Elsenhans dénomme joliment la stratégie « national-pétroliste. » Or, cette stratégie, il montre qu’elle se révéla impossible dans le cadre français, certes pour des raisons matérielles - l’insuffisance de moyens financiers et technologiques. Mais elle échoua aussi dans le cadre de la CEE comme incompatible avec la stratégie des partenaires de la France - OTAN et CEE - dans le Tiers-Monde, stratégie que contrecarrait une politique nationale française d’Outre-mer.

Finalement,dans les choix qui prévalurent entrèrent davantage les préoccupations de profit des capitaux investis que l’indépendance nationale française. L’émancipation nationale française requérait un retrait partiel du marché international du pétrole. Elle céda finalement la place, explique Elsenhans, comme objectif politique, à une stratégie de renforcement de la position française au sein de l’économie pétrolière mondiale. Au tournant de 1960, en symbiose croissante avec les sociétés du cartel international du pétrole, la politique française tira les leçons de l’effondrement colonial. La recherche d’un compromis avec le FLN était politiquement la seule ligne logique à suivre désormais : les négociations, puis les accords d’Évian, entérinent l’échec colonial et marquent le terminus a quo de l’ouverture néocoloniale. Et il n’y eut pas que pour le pétrole que l’évolution eut lieu.

La souveraineté française en Algérie était nourrie par le nationalisme français. Mais elle avait partie liée aux groupes coloniaux intéressés par le maintien des monopoles coloniaux. L’évolution néocoloniale de la politique française traduit leur défaite devant les groupes néocoloniaux, lesquels avaient avantage à entretenir des relations étroites avec le marché. Pour ces derniers, le maintien de la souveraineté française sur l’Algérie n’était pas prioritaire. Pour que la politique finalement conduite correspondît à leurs intérêts, il fallut la victoire du FLN, nain politique au moment de Bandoeng [4], partenaire obligé lors de l’accession de Kennedy à la présidence... et dès le retour de De Gaulle au pouvoir. Il fallut plusieurs années de guerre.

En aucun cas, cet aboutissement ne fut l’enfant d’une irénique rationalité économique. Pas plus qu’il ne fut le rejeton d’une comptabilité nationale bien conçue [5] : si l’Algérie colonisée coûtait cher aux contribuables français, d’une part ce n’était pas perdu pour tout le monde, en tout cas pas pour les groupes coloniaux et le capitalisme agraire qui, en Algérie, avait partie liée avec leur rente de situation. Et d’autre part, ce ne fut pas pour qu’elle coûtât moins cher que les groupes néocoloniaux discoururent et agirent : on n’a jamais beaucoup vu des capitalistes se soucier du portefeuille du contribuable, sauf dans tels fantasmes dérivés du cartiérisme. Et l’on ne pourra qu’approuver la définition donnée par Elsenhans du néocolonialisme : « La multilatéralisation de la division impériale du travail [6]. »

Cette multilatéralisation s’impose à la fin des années 1950 parce que l’ancienne forme de division coloniale du travail (matières premières échangées contre produits finis) est de moins en moins rentable pour un nombre croissant de capitalistes. Cette évolution se relie à l’aiguillon des mouvements anticoloniaux de libération des peuples, en corrélation avec l’évolution des prix sur le marché mondial et l’imbrication entre eux des pays industrialisés du bloc capitaliste. Ce ne fut donc pas la rationalité comptable d’une hypothétique raison sociale France qui fut le moteur de l’évolution. Ce fut pour préserver les profits capitalistes que, devant l’évidence de la défaite politique du colonialisme, la multilatéralisation s’imposa.

L’acquis du livre d’Elsenhans est donc particulièrement novateur dans le volet économique de la politique française. Mais ce qu’il examine aussi, c’est la confrontation des colonisés avec le dominateur colonial, en insistant surtout sur la politique française. À ce propos, une bonne partie de ce qu’il analyse dans son livre reste plus que valable aujourd’hui. La production historique, et plus encore documentaire ou littéraire, qui, à raison de milliers de titres, s’est accumulée depuis 1974, peut infléchir ici et là les réflexions conduites et les conclusions tirées par Elsenhans. Mais, que ce soit dans l’étude de la conception et des méthodes de guerre, que ce soit dans l’examen des formes de la répression, que ce soit dans l’appréciation sur les regroupements ou les camps de détention, rien dans la production historique plus récente ne le cède en probité et en rigueur à son travail. Il est tonique pour les Algériens et pour les Français d’avoir enfin à disposition l’œuvre d’un non Algérien et d’un non Français, dont la distance, alliée à de solides qualités d’historien, fait merveille pour tordre le cou aux mythes. Cela sans rien perdre de la fraîcheur qui signe les engagements généreux. Mais sans jamais non plus se laisser submerger par les dérives idéologiques auxquelles de tels engagements conduisent souvent. La France de Vichy a eu Paxton. La guerre d’Algérie a désormais Elsenhans. Toute vision d’ensemble de la guerre d’Algérie ne pourra pas ne pas être marquée par la lecture d’un aussi grand livre d’histoire.

À vrai dire, c’est surtout ce qui concerne l’Algérie et les Algériens qui suscite dans ces lignes des réflexions, et qui doit être soumis à un nécessaire aggiornamento. Autant l’analyse de la politique française, de la guerre française, des fantasmes français, ne me paraît pas souffrir de remarques majeures, autant on trouve, pour le monde arabe, l’Algérie et les Algériens, des facilités d’analyse qui peuvent brouiller la compréhension. Par exemple, sur les liens entre l’Algérie et les autres pays arabes : la faiblesse de l’aide égyptienne [7] n’est pas due à l’éloignement géographique de l’Égypte : si politiquement l’appui de l’Égypte fut irremplaçable, financièrement, l’Irak et l’Arabie, qui sont plus éloignés, aidèrent davantage l’Algérie, et aussi la Chine. L’Égypte aida relativement peu l’Algérie, d’une part parce que l’Égypte était un pays pauvre, et d’autre part parce qu’elle mettait comme condition à ses concours l’alignement du FLN sur la politique nassérienne, ainsi que l’indiquent les mémoires du major Fathî al-Dib [8].

Dans le domaine politique et idéologique, quelques appréciations peuvent paraître datées. Certes, l’assertion selon laquelle existe une aspiration socialiste dans le FLN est à mettre sur le compte du contexte des années 1970, où impressionnaient la massivité de la rente pétrolière et l’apparence d’un Etat redistributeur, jointes à une aspiration tiers-mondiste. On ne peut plus écrire cela tel quel aujourd’hui. On peut le pardonner à Elsenhans parce qu’il n’avait pas à sa disposition, notamment, les travaux de Mohammed Harbi. On peut encore le pardonner, par exemple, au politologue piémontais Michele Brondino qui écrivait juste à la fin de l’ère Boumediene [9]. On ne peut plus pardonner aujourd’hui leurs complaisances aux spécialistes proclamés de l’Algérie, nouveaux philosophes ou autres révisionnistes médiatiques, qui, entre un voyage d’études arrangé sur le terrain et une promotion médiatique comme par hasard bien placée sur l’audimat, exonèrent le pouvoir algérien des abus qu’il commet au nom de sa bien douteuse modernité. Mais, comme on le sait, il vaut mieux perdre son âme que son audimat... Dès avant 1974, on connaissait Milovan Djilas, et on connaissait Cornelius Castoriadis...

Par ailleurs dans le livre d’Elsenhans, le 8 mai 1945 est vu assez sommairement, ainsi que l’OS. Les raisons par lui avancées pour expliquer l’échec de l’OS [10] - le messalisme aurait attendu de meilleures conditions internationales pour agir - sont peu plausibles. Messali suspectait l’OS comme un enfant bâtard du PPA-MTLD imposé, par une jeune garde activiste, à lui, le za’îm, qui se voyait comme le propriétaire du mouvement d’émancipation algérien. Plus tard, de même, il suspecta le CRUA - non sans quelques raisons - d’être un complot centraliste dirigé contre lui. L’ouvrage est un peu court sur le conflit entre messalisme et centralisme. Il est décevant sur Ramdane Abbane et le congrès de la Soummam, qui est à peu près ignoré. Il est tout à fait dépassé lorsqu’il reprend les allégations françaises de l’époque sur le gauchisme de Ben Khedda - simplement coupable en vérité de tourisme politique en Chine. Bref, il ne dit rien des cheminements internes du FLN ; il dit peu de choses sur la guerre vue du côté algérien ; il méconnaît les prévalences idéologiques du FLN ; il ne rend pas compte de ses liens avec la société.

Sur la société algérienne, il énonce ainsi classiquement [11] que l’essor démographique algérien fut dû à l’effort sanitaire de la France. On sait qu’il y eut d’autres facteurs : le refoulement sur les bases arrière du privé inentamable que sont le familial et le sexuel, des pulsions mutilées d’un peuple privé d’expression publique libre, ont leur part dans l’explication. De même, ce refoulement explique le repli dans la pétrification culturelle, érigée en norme idéologique, qui produisit les innombrables rengaines sur l’identité arabo-musulmane intangible, sur les mœurs spécifiques inviolables, et autres valeurs refuges réactionnelles/réactionnaires. Ceci dit, il est vrai que le passé pèse sur la vie de toute société et il y eut beaucoup de traumatismes dans le passé de l’Algérie. La connaissance de son passé est indispensable au présent d’un peuple, sauf à risquer, pour lui, d’« errer dans les ténèbres » (Mohammed Harbi). Me permettra-t-on brièvement de poursuivre et d’actualiser selon mes vues ce qu’un chercheur loyal comme Elsenhans, même s’il ne partagera pas toutes mes remarques, aurait peut-être lui aussi perçu ?

L’Algérie est dirigée aujourd’hui, par une bureaucratie dominée par les clans du haut appareil militaire, cela, depuis le CNRA du Caire de l’été 1957, sous des fusibles civils qui cherchent aujourd’hui, avec Bouteflika, à difficilement émerger. Cette bureaucratie gère en parasite, selon ses intérêts matériels et de pouvoir, la rente pétrolière ; elle a la haute main sur l’import-export ; elle contrôle les marchés publics. Elle s’est engagée dès la fin des années 1980 dans le processus de libéralisation qui abouti à l’ajustement structurel de 1994. Aujourd’hui, l’Algérie ne peut se nourrir que deux mois sur douze ; son économie, pétrole mis à part, est peu productive. Bref, elle est économiquement ruinée, ce qui n’empêche pas la machinerie de pouvoir que, par habitude, on nomme l’État, à disposer maintenant d’un gros matelas de devises en réserve. Ce devenir était-il en germe dès les premières usines clés en main de l’industrie industrialisante, posée en son temps comme impératif prioritaire par l’école de Grenoble ? Les soviets plus l’électricité furent concrètement retraduits in situ : le brut plus le Coran.

Les aboutissements récents, bien sûr, Elsenhans, écrivant au début des années 1970, ne pouvait les voir. Il reste encore attaché à l’idée selon laquelle existaient, à l’ère Boumediene, des éléments permettant de procéder à marches forcées à l’accumulation primitive, et que la stratégie de Boumediene, fondamentalement, était bonne. Or, il est des gens pour penser que, dès avant le premier plan quadriennal, les cathédrales industrielles algériennes étaient des aberrations technologiques et économiques. Elles étaient des aberrations humaines dans une société rurale où la liquidation de l’agriculture était bureaucratiquement programmée. Pourtant, dès avant Boumediene, des mises en garde lucides avaient été lancées, notamment dans Révolution Africaine. Ces cathédrales répondaient à vrai dire, d’une part aux fantasmes technophiles d’une bureaucratie dirigeante en proie aux prurits du modernisme - je ne dis naturellement pas de la modernité, pour reprendre la lumineuse distinction proposée par Anouar Abdel Malek dans son introduction à La Pensée politique arabe contemporaine [12] : il s’agissait d’utiliser les signifiants techniques de l’Occident et eux seuls. Et surtout pas de s’acheminer vers les changements culturels décisifs constitutifs d’une vraie modernité.

Et d’autre part, elles édifiaient les réalisations matérielles d’un système d’accords réciproques avec l’ordre économique mondial, ce qui n’empêcha pas d’ailleurs Boumediene de consentir aussi au maintien de la présence nucléaire française au Sahara, on le sait depuis peu. Des contrats se chiffrant en milliards de dollars et permettant l’enrichissement de la bureaucratie parasitaire furent signés. Des usines produisant mal, peu ou pas, assurèrent aux sociétés étrangères concernées profits substantiels et mainmise technologique à des coûts exorbitants : qu’on songe au gouffre que fut l’improductive usine d’ammoniaque d’Arzew, ne serait-ce qu’au prix auxquels y furent payés les brevets Chemico.

Comme la France quelques lustres auparavant, l’Algérie échoua dans sa stratégie national-pétroliste. Les velléités d’indépendance en la matière n’enlèvent rien au fait que l’Algérie s’engloutit structurellement dans un marché mondial bien plus diversifié et bien plus tentaculaire que ne le révélaient les simples tactiques du cartel du brut. Au surplus, ces tactiques surent s’adapter. Et aux tentacules, le pouvoir algérien s’était d’ailleurs livré avec la délectation de l’éblouissement et avec le sens bien compris de ses intérêts matériels. La politique pétrolière fut de toute façon emportée par l’effondrement des prix du brut au milieu des années 1980. S’ensuivirent l’enfoncement dans la dette, la matérialisation du désastre industriel, le saccage du secteur public, un taux de chômage record, l’ajustement structurel. Depuis la chute du gouvernement Hamrouche, le régime algérien fut dans les années 1990 exemplairement docile aux injonctions de l’impérialisme financier.

Elsenhans pressent, sans l’analyser, et la violence, et le déni de démocratie, et la dimension obscurantiste du populisme algérien. Et, pendant la guerre comme après l’indépendance, le toilettage, sur modèle occidental aseptisé, des dirigeants algériens aux fins de représentation extérieure, était soigné et faisait illusion. Dès l’indépendance, il fut clair que le peuple n’aurait pas plus la parole que pendant la guerre. Et le peuple, magnifié coram populo, étant foncièrement tenu pour arriéré, le pouvoir, héritier du FLN de guerre, pensa tout naturellement se cautionner et se garantir en multipliant les signes symboliques - semaines de la pensée islamique, mosquées, instituts islamiques, chaykh al-Ghazâlî, ou autres sous-produits d’Al Azhar, revues intégristes officielles... - qui répondissent à cette arriération en la flattant [13].

On sait qu’à jouer avec ces allumettes, le pouvoir se brûla les doigts. L’intégrisme devint l’argument revendicatif, puis sanglant, du délire des enfants du peuple paumés et matraqués. Le régime ne sut recourir à autre chose qu’à la répression sanglante à laquelle conduisait le refus obstiné de toute vraie démocratie et à une surenchère démagogique de moins en moins efficace : qu’on pense au Code de la Famille de 1984 et à l’avalanche de lois et règlements sur l’arabisation, dont l’accumulation fait penser à la multiplication des lois somptuaires de la Rome antique, pour les mêmes raisons, et avec des résultats guère plus probants, si ce n’est en matière de conditionnement obscurantiste qu’une vraie sécularisation de l’arabe aurait dû tenter de faire advenir pour éduquer dans la lumière les enfants du peuple. Cela ne serait qu’anecdotique si l’objet du débat, ici, ce n’était pas, aussi, la culture naufragée d’un peuple : entre la sacralisation démagogique de l’arabe classique et l’inévitable créolisation du français d’origine hertzienne, les langues et la culture du peuple restent officiellement marquées du sceau de l’infamie : malgré un Haut Conseil de l’Amazaghité officiel, le berbère est à peine toléré ; l’arabe du peuple est plus mal loti encore.

Aujourd’hui, cependant, dans la douleur et dans le sang, les vraies questions qui poignent la société algérienne ne sont-elles pas posées et discutées pour la première fois, parce que l’heure est justement au déchirement de soi-même ? Les phases de réalisation, en histoire, suivent généralement les phases de troubles et de confrontation avec soi-même. Et elles naissent d’elles. D’autant plus que l’Algérie dispose maintenant de vraies élites. Le problème est que, pour vivre et s’exprimer, nombre d’intellectuels sont souvent condamnés à se clientéliser auprès du pouvoir, à se taire et à végéter, ou à émigrer. Et la pente sera rude à remonter du gouffre culturel : qu’on pense seulement à la nécessité inéluctable de re-rédiger totalement les funestes manuels d’histoire du secondaire qui ont tant œuvré à enrégimenter les esprits dans la pensée unique sur fond d’autovalorisation et d’héroïsation débiles.

L’aide des intellectuels européens peut revêtir de multiples formes. Elle peut consister à d’abord réaliser en eux-mêmes la décolonisation. Même si les liens restent toujours profonds entre la France et l’Algérie - peut-être plus profonds que jamais -, l’Algérie n’est pas l’annexe de la France, la France n’a pas à se poser d’emblée en censeur d’une Algérie qui n’est de toute façon pas une essence monolithique. Sans pour autant, au contraire, que la complaisance soit de mise. Il n’est pas normal que, quarante-trois ans après l’indépendance de l’Algérie, tant d’algérologues français trouvent normal que les Algériens sachent le français et que les Français ignorent l’arabe. Le savoir ne peut être fondé que sur l’égalité reconnue et la dignité partagée. Et ensuite encourager tous les algérologues, au nord et au sud de la Méditerranée, à l’est et à l’ouest, à produire des idées et à les échanger, à susciter les débats, à faire taire ici et là tous les discours de repli frileux. Le livre de Elsenhans ne peut, pour cela, qu’être un éminent instrument de savoir, de culture, d’échange.

Notes

[1] Daniel LEFEUVRE, Chère Algérie. Compte et mécomptes de la tutelle coloniale 1930-1962, préface J. Marseille, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, 1997, 397 p.

[2] Yves COURRIÈRE, La Guerre d’Algérie, Paris, Fayard ; I : Les Fils de la Toussaint, 1969, 449 p. ; II : Le Temps des léopards, 1969, 613 p. ; III : L’Heure des colonels, 1970, 631 p. ; IV : Les Feux du désespoir, 1971, 677 p.

[3] Jacques MARSEILLE, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, 462 p.

[4] À noter au passage (p. 81, note 25) que, au moment de Bandoeng, le FLN n’est plus à cette époque le CRUA.

[5] Contrairement à ce que dit Daniel Lefeuvre, cité supra.

[6] Voir p. 350.

[7] Voir p. 81 et suiv.

[8] Voir Fathi al- DIB, Abdel Nasser et la Révolution algérienne, Paris, L’Harmattan, 1985 (traduction, parfois incertaine, de Gamal ‘Abd ul nâsir wa l thawra l gazâ’iriyya, Le Caire, Dâr ul Mustaqbal, 1984 ; et la version en français ne contient pas plusieurs précieux documents qui figurent dans la version arabe). Ceci dit, le poids politique de l’Égypte valait plus que tous les milliards du Golfe.

[9] Michele BRONDINO, Algeria : paese delle rivoluzioni accelerate, Turin, Stampatori, 1981, 255 p.

[10] Voir p. 205 et suiv.

[11] Voir p. 124 et suiv., et p. 193.

[12] Paris, Seuil, 1970, 382 p.

[13] Voir Luc-Willy DEHEUVELS, Islam et pensée contemporaine en Algérie. La revue Al Asâla, 1971-1981, Paris, CNRS Éditions, 1991, 311 p.