ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


NOIRIEL Gérard

École des hautes études en sciences sociales

Émigration coloniale et immigration étrangère. Pourquoi dire « é »migration pour les colonies et « i »mmigration pour les autres ? L’exemple des Algériens et des Italiens sous la IIIe République

Session thématique « Migrations croisées »

Jeudi 22 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Amphithéâtre

Je profiterai de l’occasion qui m’est donnée ici pour revenir sur les analyses que j’ai développées dans le Creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xxe siècles), il y a presque vingt ans[1]. Dans cet ouvrage, j’avais délibérément pris le parti de privilégier les points communs entre les migrations qui ont bouleversé la société française au xxe siècle, plutôt que d’insister sur leurs différences. L’intention civique était de contribuer à forger une mémoire collective de l’immigration dans un contexte marqué par la montée du discours de l’extrême droite stigmatisant les Maghrébins, présentés comme inassimilables en raison de leur culture et de leur religion.

J’ai pu ainsi comparer, à travers le temps, les différents groupes d’immigrants qui se sont fixés en France. Mais on m’a souvent reproché de ne pas avoir assez tenu compte du fait qu’une partie de ceux qui se sont fixés dans l’hexagone depuis les années 1960 étaient issus de l’ancien empire colonial français, ce qui pouvait fausser les comparaisons en « longue durée ». J’ai pris cette critique au sérieux, et je me suis lancé dans une révision du Creuset français en intégrant les migrations coloniales. Dans la présente communication, je livrerai quelques-uns des résultats de cette recherche, en comparant l’immigration italienne et l’émigration algérienne sous la IIIe République[2]. Pour rester dans les limites qui m’ont été imparties, cette comparaison ne portera que sur le statut juridique et les discours publics concernant ces migrants, en laissant de côté les aspects économiques et sociaux.

Ce colloque est aussi l’occasion, pour moi, de rendre hommage au sociologue Abdelmalek Sayad qui a beaucoup compté dans ma formation intellectuelle. Mais il s’agira d’un hommage comme il les aimait, c’est-à-dire fondé sur la discussion rigoureuse de ses travaux. Dans ma thèse, centrée sur les sidérurgistes et les mineurs de fer de Lorraine, j’avais surtout étudié l’immigration italienne dont le rôle a été central dans l’histoire industrielle de cette région. Le fait d’avoir noué un dialogue avec un sociologue spécialiste de l’émigration/immigration algérienne explique mon intérêt précoce pour la démarche comparatiste pour laquelle je plaiderai à nouveau aujourd’hui.

Position du problème

Adepte du « penser avec, penser contre »[3], la problématique que j’ai privilégiée dans le Creuset français résultait en partie d’un désaccord, qu’il ne m’a pas paru utile de mentionner publiquement à l’époque, avec l’une des thèses défendues par Sayad, présentant le cas algérien comme une « immigration exemplaire ». Dans un texte où il a précisé sa pensée sur ce point, il affirme que le terme « exemplaire » ne signifie pas un

modèle par lequel passeraient nécessairement toutes les immigrations. Tout au contraire, par l’expression « immigration exemplaire », il faut entendre immigration à nulle autre pareille : une immigration exceptionnelle à tous égards [...] une immigration qui, parce qu’elle sort de l’ordinaire, semble contenir la vérité de toutes les autres immigrations et de l’immigration en général, semble porter au plus haut point et à leur plus haut degré d’« exemplarité » les attributs qu’on retrouve dispersés et diffus dans les autres immigrations.[4]

Mes désaccords avec cette affirmation se situent à trois niveaux. Le premier, que j’approfondirai dans la suite de ce texte, tient à la confusion qu’elle favorise entre émigration coloniale et immigration étrangère en plaçant les deux processus sur le même plan. La deuxième divergence est d’ordre épistémologique. La thèse de l’« exceptionnel normal » que défend Sayad dans cette citation a été développée dès les années 1970 par des microhistoriens italiens comme Edoardo Grendi, pour donner une portée générale à leurs études monographiques[5]. Ce type d’argument ne m’a jamais convaincu car je pense que la seule façon de mettre en évidence ce qui fait l’exceptionnalité d’un phénomène, c’est de mener des recherches comparatives. Le troisième désaccord est d’ordre civique. Je suis persuadé qu’en présentant les Algériens de France comme un groupe d’immigrants « exceptionnel », les sociologues ont contribué, à leur corps défendant, aux représentations négatives dont ce groupe a été l’objet pendant plusieurs décennies. Je rejoins donc tout à fait Omar Carlier qui a insisté, il y a déjà longtemps, sur la nécessité de « résister au paradigme colonial », en critiquant non seulement sa version dominante - raciste -, mais aussi sa « contre-version narcissique » focalisée sur l’« émigration martyre »[6].

Les différences de statut juridique et leurs conséquences

Comparer la migration italienne et la migration algérienne entre 1870 et 1939, c’est d’abord insister sur la différence fondamentale de statut juridique entre les deux populations. Le terme « immigration » n’a jamais été utilisé par les pouvoirs publics avant l’indépendance de l’Algérie, en 1962, pour désigner la présence des Algériens vivant dans l’hexagone. Les juristes et les fonctionnaires de la IIIe République connaissaient suffisamment l’importance des mots pour ne pas les confondre comme le font parfois les historiens[7]. Le terme « immigration », qui s’est imposé dans la langue française au cours des années 1880, désigne en effet un double processus : le déplacement dans l’espace et le franchissement d’une frontière. Ce vocabulaire a été fixé au niveau international lors de la convention de Rome en 1924. Parler d’« immigration », c’est donc évoquer le séjour sur le territoire français d’un individu ressortissant d’un autre État national. Sous la IIIe République, les Algériens n’entraient pas dans cette catégorie car ils étaient des sujets de l’empire colonial, et possédaient la nationalité française. Les pouvoirs publics n’utilisaient pas le terme « immigration » à leur endroit car cela aurait été une manière d’admettre, implicitement, la légitimité d’un État algérien.

Pour comparer scientifiquement la situation des migrants italiens et des migrants algériens, il faut non seulement faire attention aux mots mais aussi rejeter les jugements de valeur, très fréquents dans ce domaine, qui ont tendance à hiérarchiser les victimes, le plus souvent pour montrer que les indigènes étaient plus malheureux que les étrangers. Ce qui est important pour la recherche, c’est d’envisager la colonisation et l’immigration comme deux formes de domination étatique différentes. La Première Guerre mondiale a été un moment fondateur à cet égard. Pour la première fois, l’État français a fait appel massivement à la fois aux émigrants de l’empire colonial et aux immigrants étrangers. Mais les indigènes ont été réquisitionnés en tant que sujets français, à la fois comme soldats et comme ouvriers. Ils dépendaient du ministère de la Guerre et étaient placés sous la coupe d’un organisme spécifique, le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC) créé en 1916[8].

Le cas des immigrants étrangers est différent. Ils sont plus d’un million en France en 1914. Mais la déclaration de la guerre les place subitement dans une position d’ennemi potentiel des Français. Les opérations de vérification des identités réalisées à la suite des décrets du 2 et 3 août 1914, concernant le permis de séjour et le passeport, se soldent par l’internement, dans des « camps de concentration » - selon le terme officiel -, de plusieurs dizaines de milliers d’entre eux, en tant que citoyens de nations ennemies de la France[9]. Une vague de xénophobie se déchaîne contre les Allemands, mais aussi contre les Italiens, alors même que leur pays d’origine est resté neutre au début de ce conflit. Parmi ces derniers, la grande majorité rentre alors en Italie, même si une petite partie s’engage sous le drapeau français.

La pénurie de travailleurs dans l’agriculture et dans les usines de guerre oblige l’État français à recruter en masse de nouveaux immigrants à partir de 1916. Le Service central de la main-d’œuvre étrangère, créé dans ce but, ne dépend pas du ministère de la Guerre, comme le SOTC, mais du sous-secrétariat à l’Armement. Ces immigrés sont recrutés sur la base du volontariat, en vertu des accords que la France a passés avec leurs pays d’origine - principalement l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grèce. De 1915 à 1918, 440 000 étrangers sont ainsi introduits en France, un tiers dans l’agriculture. Même si, à l’instar des travailleurs coloniaux, ils sont assujettis à la carte d’identité imposée par les décrets d’avril 1917, les immigrés étrangers bénéficient d’un contrat de travail et sont libres de leurs mouvements.

La différence de traitement entre l’émigration coloniale et l’immigration étrangère subsiste après 1918. Pour faire face aux besoins énormes de main-d’œuvre et pour combler le déficit démographique, l’État français maintient les structures créées pendant la guerre. Néanmoins, deux changements majeurs se produisent. D’une part, c’est le patronat qui a désormais la haute main sur le recrutement et, d’autre part, celui-ci ne concerne plus que la main-d’œuvre étrangère. Dès la fin des hostilités, l’immense majorité des soldats et des travailleurs coloniaux ont été rapatriés. La situation des Algériens est particulière au sens où, comme l’a montré Gilbert Meynier, l’expérience de la guerre a permis à beaucoup d’émigrants de découvrir de nouveaux horizons, ce qui les pousse à revenir travailler dans l’hexagone au cours des années 1920, en dépit de l’hostilité des colons. En tant que ressortissants français, ils ont le droit de circuler librement. Leur statut d’anciens combattants joue aussi en leur faveur. C’est ce qui explique la progression rapide de leur nombre, évalué à environ 100 000 à la fin des années 1920.

Néanmoins, sous l’effet des campagnes de presse contre les « sidis », les pressions s’accentuent pour accroître la surveillance policière des émigrants algériens. Camille Chautemps, ministre de l’Intérieur et membre éminent du parti radical, hésite devant l’attitude à suivre. En 1926, dans une circulaire aux préfets, il écrit, à propos des Algériens : « Les surveiller comme des gens dangereux et suspects me paraît bien délicat. Les Indigènes sont des nationaux. » C’est pourquoi l’État central va se dédouaner en laissant les municipalités - notamment Paris - créer des structures d’encadrement policier de cette main-d’œuvre[10].

Le statut juridique propre aux immigrants étrangers explique la différence de traitement que la République française leur impose. Pour pouvoir travailler en France, ils doivent avoir obtenu le feu vert du ministère du Travail, afin de ne pas faire concurrence aux nationaux. Ceux qui arrivent dans le cadre des procédures de recrutement collectif sont orientés vers les secteurs d’activité les plus répulsifs, notamment l’agriculture et l’industrie lourde.

Pour comprendre les discriminations particulières qui pèsent sur l’émigration coloniale, il faut distinguer la question du travail et la question de la population. Les Algériens sont vus, en effet, comme des migrants temporaires. Même si elle est fréquemment déplorée, leur mobilité est encouragée par les entreprises et les pouvoirs publics. En revanche, ceux-ci cherchent à stabiliser les immigrants polonais et italiens qu’ils recrutent à grands frais, car ils sont perçus non seulement comme des travailleurs, mais aussi comme des pères de famille qui contribueront à repeupler la France. À la différence des États-Unis, la sélection des immigrants pratiquée par l’État français ne repose pas sur des quotas ethniques ou raciaux. Néanmoins ce type de discrimination existe bel et bien dans les années 1920, puisque les agences de recrutement sont tournées uniquement vers des pays de population à la fois européenne et catholique - comme la Pologne et l’Italie. Cette politique d’immigration « choisie » ne résulte nullement du hasard. C’est l’une des conséquences des pressions exercées, au lendemain de la guerre, par le lobby nataliste dominé par l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française. Dans un rapport publié en 1924, le président de cette association, Fernand Boverat, s’oppose avec force au recrutement de migrants asiatiques et africains. Il déconseille également le recrutement des Grecs, des Levantins et des Kabyles. L’idéal, pour lui, serait d’accueillir à bras ouverts les Belges et les Suisses. Mais comme ceux-ci ne sont plus enthousiastes à l’idée de venir se faire exploiter en France, Boverat estime qu’il faut se tourner vers les Italiens, les Espagnols et les Polonais[11].

Race antagoniste et race inférieure

Ce discours devient alors le point de vue quasiment officiel de la IIIe République en matière d’immigration. Néanmoins, d’autres sons de cloche se font entendre à la même époque. Un certain nombre de responsables préféreraient, en effet, que la France se tourne vers son empire colonial, plutôt que vers l’étranger, pour recruter la main-d’œuvre dont elle a besoin. On ne peut comprendre les enjeux de ce débat que si l’on renonce à la vision anachronique qui domine aujourd’hui sur la question raciale. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le docteur Bérillon résume la perspective dominante en affirmant qu’il existe deux catégories de migrants inassimilables, ceux qui font partie des « races inférieures » et ceux qui appartiennent aux « races antagonistes »[12]. Les indigènes des colonies - notamment les Algériens - appartiennent à la première catégorie, alors que les immigrés en provenance des États européens, en conflit avec la France, appartiennent à la seconde. Les Allemands constituent bien sûr la race antagoniste par excellence. Mais les Italiens viennent immédiatement derrière. À chaque fois que les relations diplomatiques entre la France et l’Italie se sont dégradées, le discours sur la menace italienne a refait surface dans le débat public.

Lors du débat parlementaire qui a précédé le vote de la première loi sur la nationalité française, en 1889, à un moment où la question du recrutement de la main-d’œuvre coloniale ne se posait pas encore, l’un des rapporteurs du projet, Maxime Lecomte, intervient pour affirmer que les Italiens se fondent de moins en moins dans la société française. Il ajoute que les autorités italiennes

et les chefs de la colonie déploient la plus grande énergie pour entretenir l’esprit national dans cette nombreuse population flottante. Des associations de bienfaisance, des cercles, des journaux sont créés dans ce but, et l’on a pu voir par les troubles de 1881, combien cette politique d’isolement a réussi [...]. À un moment donné, la présence de 100 000 étrangers appartenant à une nation, et unis par des liens étroits, peut devenir un véritable danger pour l’industrie de notre grand port de commerce et même pour sa sécurité.[13]

Au lendemain de la guerre, les traités de paix imposent l’expression « minorité ethnique » pour désigner ces groupements allogènes vus comme une menace pour l’identité nationale. Et dans les années 1930, la politique irrédentiste développée par Hitler, et la propagande nationaliste de Mussolini, relayées par les organisations fascistes implantées dans des régions où la population d’origine italienne est considérable, relancent l’hostilité à l’égard des « races antagonistes ».

Dans le même temps, on voit se développer en France un petit milieu « indigéniste », notamment dans les cercles intellectuels, qui milite pour que les pouvoirs publics favorisent le recrutement de la main-d’œuvre algérienne vers la métropole. C’est le cas de Louis Massignon, professeur au Collège de France, auteur de plusieurs études sur l’émigration kabyle, qui combat le stéréotype d’une population « inassimilable » en montrant que, dès la fin des années 1920, 5 000 Algériens vivaient maritalement avec des femmes françaises[14].

Cette perspective est reprise par des juristes comme Norbert Gomar, un ancien élève de l’Institut d’études politiques. Dans sa thèse, il estime que c’est une chance pour la France de posséder, avec l’Algérie, une colonie « dont les Indigènes ne forment pas une masse inassimilable et presque ingouvernable » comme en Indochine[15]. Certes, ajoute-t-il, ils sont plus éloignés de « notre civilisation » que les Européens, mais les Espagnols et les Italiens risquent de former des noyaux dangereux pour l’unité de la race, alors que ce risque n’existe pas avec les Algériens. Grâce à cette main-d’œuvre, on évitera en effet « la création de minorités nationales souvent hostiles et dans tous les cas difficilement réductibles ». Et il conclut en affirmant que « chaque fois qu’un ouvrier nord-africain arrive en France, c’est un étranger de moins »[16].

Ce point de vue est minoritaire, mais il gagne du terrain au cours des années 1930. Le rapport de Pierre Laroque et François Ollive sur la main d’œuvre nord-africaine, réalisé sous le Front populaire à la demande de Léon Blum, montre que les pouvoirs publics sont alors très hésitants : « Entre ces deux conceptions, main-d’œuvre nationale et main-d’œuvre coloniale, le choix au point de vue administratif n’est pas encore fait. »[17] Après la « fausse mobilisation » de la fin de l’année 1938, au moment où le gouvernement de Mussolini appelle les Italiens à rentrer en masse au pays, un rapport des Renseignements généraux traduit bien l’inquiétude de la République française à l’égard des « minorités ethniques », et l’importance qui est accordée désormais à l’option coloniale. L’auteur de ce rapport estime en effet qu’en « admettant en plus grand nombre, sur notre territoire, les travailleurs nord-africains, le gouvernement accroîtrait, d’une façon sensible, la cohésion de l’empire français »[18].

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le dilemme émigration algérienne ou immigration italienne, loin de disparaître, est réactivé. Il va perdurer jusqu’aux débuts de la guerre d’Algérie. En 1945, le lobby nataliste se mobilise à nouveau pour orienter les recrutements collectifs vers l’Italie. Mais les salaires proposés par l’industrie française n’étant pas à la hauteur de ceux qu’offrent la Suisse ou l’Allemagne, et l’émigration italienne étant en nette régression, cette solution va finalement échouer. L’installation de régimes communistes en Europe de l’Est interdit désormais le recrutement de Polonais. Celui des Allemands est exclu. Les gisements d’immigrants que les natalistes jugent « assimilables » sont donc devenus rares.

C’est pourquoi les conservateurs catholiques du Mouvement républicain populaire (MRP), et notamment Maurice Schuman, ministre des Affaires étrangères, lancent une offensive en direction des Banatais, présentés comme des Alsaciens-Lorrains d’origine, ayant émigré au xviie siècle dans les provinces danubiennes. Mais ces Banatais, regroupés dans les camps de réfugiés, sont considérés par les communistes comme des Volksdeutsche suspectés d’avoir collaboré avec les nazis. Le thème de la « race antagoniste » ressurgit alors avec virulence. Une polémique publique éclate pour savoir s’ils sont d’« origine allemande » ou d’« origine française », s’ils ont été des complices ou des victimes des nazis. Finalement, une petite partie d’entre eux seulement pourra venir en France car l’hostilité de la gauche mettra fin à l’expérience.

Un nombre croissant de voix se font alors entendre qui plaident pour un recours massif aux travailleurs algériens. Le rôle qu’ils ont joué dans la libération de la France a incité le gouvernement issu de la Résistance à leur accorder la citoyenneté, et donc la libre circulation vers la métropole - ordonnances de 1944 et de 1946, confirmées par la loi du 20 septembre 1947. Les Algériens sont devenus, officiellement du moins, des citoyens que l’administration désigne par l’expression Français musulmans d’Algérie (FMA). Au sein de la population coloniale, ils bénéficient du statut le plus protecteur. Ils ne sont plus des immigrants étrangers, ni des émigrants coloniaux, mais ils rejoignent les rangs des migrants régionaux, comme les Bretons ou les Corses. Même si ce principe d’égalité est bafoué par l’Administration elle-même puisque, dans le recensement de 1954, ils sont désignés par leur religion, en tant que « musulmans originaires d’Algérie », les Algériens ont en principe les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens français.

Lorsqu’on examine les chiffres, on voit bien que la solution algérienne tend alors à l’emporter. Entre 1946 et 1954, la population étrangère présente en France n’a pratiquement pas augmenté. Le nombre des Belges, des Polonais et des Espagnols a même reculé. Celui des Italiens n’a progressé que de 10 % (50 000 personnes). La seule hausse spectaculaire concerne les Algériens dont le nombre est multiplié par dix, passant de 22 000 à plus de 210 000 personnes.

L’examen des procès-verbaux de la Commission interministérielle d’immigration - créée en 1949 pour coordonner l’action des différents services chargés de cette question - montre clairement le clivage qui oppose entre eux les différents services ministériels à ce sujet[19]. Le représentant du ministère de la Population souhaite privilégier le recrutement des immigrants étrangers, alors que le directeur de la main-d’œuvre du ministère du Travail plaide fermement en faveur de l’émigration algérienne, y compris « pour le peuplement de la métropole ». En 1956, il estime encore que les appréciations de son collègue sont

contraires aux instructions gouvernementales qui visent, d’une part, à intégrer parfaitement la main-d’œuvre algérienne à la main-d’œuvre nationale et, d’autre part, à assurer la venue du plus grand nombre possible de familles algériennes en métropole.

Ce haut fonctionnaire affirme ensuite avec force que les Algériens doivent « prendre la place de la main-d’œuvre étrangère » et rappelle que ses services ne font qu’appliquer

la politique générale suivie jusqu’à présent, qui aboutit à un mouvement considérable de population algérienne vers la métropole et à la primauté absolue du citoyen français, quelle que soit son origine, sur le travailleur étranger de n’importe quelle nationalité.

L’éternel débat sur la concentration des Italiens dans le Sud-Est de la France fait encore l’objet d’échanges très vifs au début des années 1950. Ayant constaté qu’en Savoie, « la main-d’œuvre algérienne prend actuellement la place de la main-d’œuvre italienne », le représentant de l’Office national d’immigration estime « que cette évolution ne semble pas correspondre aux véritables intérêts démographiques et politiques du pays ». Mais un autre membre de la commission interministérielle intervient pour rappeler que le recrutement de ces travailleurs algériens a été décidé en raison

des craintes de la population savoyarde au lendemain de la guerre, à l’égard du peuple italien, craintes exprimées par les préfets, notamment lorsqu’ils ont transmis des dossiers de naturalisation des postulants italiens. Or il ne paraît pas souhaitable de laisser s’installer en France des étrangers si l’on n’envisage pas de les assimiler et de les naturaliser par la suite.

L’appel à l’immigration néocoloniale est justifié par des raisons identiques dans le cas de l’Isère :

On a constaté qu’une proportion assez forte d’éléments italiens non seulement empêchait l’assimilation de la colonie implantée, mais provoquait même une désassimilation des éléments en voie d’intégration à la communauté française.

La même argumentation est développée pour justifier la politique d’immigration menée en Alsace. Dans cette région

le gouvernement poursuit - parfois en opposition avec les autorités locales - une politique identique à l’égard des éléments allemands. La liberté d’implantation sur nos frontières d’étrangers ressortissants des pays limitrophes présente de toute évidence de sérieux dangers en période de guerre ou de tension internationale.[20]

La guerre d’Algérie va marquer une rupture radicale par rapport à cette logique car les Algériens vont cumuler désormais les stéréotypes concernant les « races antagonistes » et les « races inférieures ». Cette guerre provoque aussi une rupture sur le plan mémoriel. C’est à partir de 1962, en effet, que se fixe le discours opposant l’« intégration réussie » des anciens immigrants européens et l’« intégration difficile », voire impossible, de l’immigration postcoloniale. Ce nouveau discours doit être vu comme un élément dans la stratégie des pouvoirs publics pour transformer les anciens colonisés en nouveaux étrangers[21]. La « décolonisation » de la migration algérienne se produit au moment où les flux migratoires en provenance d’Italie s’atténuent fortement. Les Italiens, qui occupaient le premier rang pour le nombre des immigrants étrangers depuis la fin du xixe siècle, cèdent leur place aux Espagnols, puis aux Algériens, en 1975.

Au cours des années 1960, on voit aussi apparaître une nouvelle génération de hauts fonctionnaires et d’experts dont certains, à l’instar du premier directeur de la Direction Population et Migration (DPM) au ministère des Affaires sociales, Michel Massenet, viennent de l’administration coloniale et cherchent à freiner l’immigration algérienne au profit des Portugais. C’est pour légitimer cette politique restrictive à l’égard des Algériens que ces bureaucrates vont mobiliser le nouveau discours opposant l’immigration européenne « facilement intégrée », et les nouvelles immigrations « inassimilables » car trop éloignées de la culture française[22].

Il est piquant de constater que les tenants de la « fracture coloniale » dénoncent aujourd’hui le « dogme du creuset français » en affirmant que ce « processus a fonctionné pour les Européens » mais que çà ne marche plus pour l’immigration postcoloniale. Ces auteurs, qui affichent volontiers une posture radicalement critique, reprennent à leur compte, sans le savoir, le discours que les experts de droite ont fabriqué il y a quarante ans[23].


[1] Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration (xixe-xxe siècles). Paris : Seuil, 1988.

[2] Pour une vue d’ensemble sur ce travail, voir G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècle). Paris : Fayard, 2007.

[3] G. Noiriel, Penser avec, penser contre. Paris : Belin, 2003.

[4] Abdelmalek Sayad, « L’immigration algérienne en France, une immigration “exemplaire” ». In Jacqueline Costa-Lascoux et Émile Temime (dir.), Les Algériens en France. Genèse et devenir d’une migration. Paris : Publisud, 1985, p. 20.

[5] Edoardo Grendi, « Microanalisi e storia sociale ». Quaderni Storici. 1972, n° 33. Sur cette question, voir la préface de Jacques Revel à Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle. Paris : Gallimard, p. xxx-xxxi.

[6] Omar Carlier, « Pour une histoire quantitative de l’émigration algérienne en France dans l’entre-deux-guerres ». In J. Costa-Lascoux et É. Temime (dir.), Les Algériens en France..., op. cit., p. 157.

[7] Voir par exemple Benjamin Stora, Ils venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France : 1912-1992. Paris : Fayard, 1992.

[8] Au total, l’empire colonial fournira 480 000 combattants - dont 172 000 Algériens - et 225 000 travailleurs - dont 78 560 Algériens - pendant la Première Guerre mondiale. Voir Gilbert Meynier, L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du xxe siècle. Genève : Droz, 1981.

[9] Ces camps regroupent environ 45 000 personnes à la fin de 1914 ; voir Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, 1914-1920. Paris : Anthropos, 1995.

[10] Voir Geneviève Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon de la Grande Guerre au Front populaire. Paris : L’Harmattan, 1995.

[11] Fernand Boverat, Une politique gouvernementale de natalité. Étude présentée sur sa demande à Monsieur le Président du Conseil des Ministres par l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française. Paris : Éditions de l’Alliance nationale, 1924. L’enquête départementale sur la démographie à laquelle s’est livrée la Commission sur la natalité aboutit à la conclusion que l’assimilation des Nord-Africains est « pratiquement impossible ». Les auteurs ajoutent que les Arméniens, les Levantins et les Juifs d’Europe centrale ayant une « mentalité très différente de celle de la population française », leur assimilation prendra plusieurs générations. Lors du congrès national de la natalité, en 1922, le député républicain Auguste Isaac affirme que la restriction des naissances dans la race blanche, « nous place sous la menace de la race jaune ». Monseigneur Vanneufville rejette pour sa part les Noirs et les Asiatiques, car ce sont des « païens ». Sur ce sujet, voir Elisa Camiscioli, « Reproducing citizens, reproducing the “french race”: immigration, demography, and pronatalism in early twentieth century France ». Gender and History, 2001, vol. 13, n° 3, doi : 10.1111/1468-0424.00245 [site visité le 5 juillet 2007].

[12] Edgar Bérillon, Les caractères nationaux. Leurs facteurs biologiques et psychologiques. Paris : Amédée Legrand, 1920.

[13] Sur ce débat parlementaire, voir Archives nationales, C 3278.

[14] Louis Massignon, « Cartes de répartition des Kabyles dans la région parisienne ». Revue des études islamiques. 1930.

[15] Norbert Gomar établit une différence, très en vogue à cette époque, entre l’« émigration kabyle » et l’« émigration arabe » : « On a souvent admis que les Musulmans étaient trop loin de nous pour qu’un rapprochement fût possible. Mais en réalité, l’empreinte de l’Islam a été moins profonde sur les Kabyles que sur les Arabes » (Norbert Gomar, L’émigration algérienne en France. Reims : Les Presses modernes, 1931, p. 148).

[16Ibid., p. 60. Ce point de vue est repris par les politiciens les plus farouchement anticommunistes comme Octave Dupont. Lui aussi prône de substituer à l’« élément italien », jugé trop « remuant », des travailleurs algériens. « Il apparaît avec évidence que le remplacement d’une partie de ces étrangers par des sujets français serait désirable du point de vue national », cité par G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon..., op. cit., p. 77 et suiv.

[17] Pierre Laroque et François Ollive, « Rapport sur la main-d’œuvre nord-africaine », annexe au Rapport du Haut Comité méditerranéen et de l’Afrique du Nord, mars 1938, n° 3.

[18] Rapport des Renseignements généraux, « Étude des minorités ethniques en France : leur importance, leur organisation, les graves dangers qu’elles présentent pour la sécurité et l’unité française », document ronéoté. Centre des archives contemporaines (CAC) 880 502 (30). On retrouve le même genre d’inquiétudes sur les « minorités ethniques » dans les ouvrages publiés par les démographes proches de l’Alliance nationale ; voir notamment Maurice Huber, Henri Bunle et Fernand Boverat, La population française. Paris : Hachette, 1965 (1re édition 1937).

[19] Sur ces débats, voir CAC 810 201 (2).

[20] L’image très négative des Espagnols explique le rejet dont ils font alors l’objet sur le marché du travail. Le directeur départemental du travail du Doubs écrit, le 4 décembre 1948, qu’ils ne peuvent être placés que dans l’agriculture. En effet, Peugeot refuse systématiquement cette main-d’œuvre car elle est « trop instable, indisciplinée, pas qualifiée ». « Nous ajoutons même qu’on lui préfère la main-d’œuvre nord-africaine pour laquelle cependant, nous avons déjà de grosses difficultés de placement » ; CAC 880 502 (22). Le 15 juin 1955 encore, la commission déplore la « densité inquiétante » d’Espagnols dans le Sud-Ouest ; CAC 810 201(2).

[21] Sylvain Laurens, Hauts fonctionnaires et immigration en France (1962-1981). Sociohistoire d’une domination à distance. Thèse de sociologie. Paris : EHESS, 2006 (dactylographiée).

[22] Voir notamment Michel Massenet, « Les problèmes posés par l’immigration étrangère en France ». Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques. 1er semestre 1970 ; cité par Catherine Wihtol de Wenden, Les immigrés et la politique. Cent cinquante ans d’évolution. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988, p. 148.

[23] Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire (dir.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial. Paris : la Découverte, 2005.


Citer cet article :
Gérard Noiriel, « Émigration coloniale et immigration étrangère. Pourquoi dire « é »migration pour les colonies et « i »mmigration pour les autres ? L’exemple des Algériens et des Italiens sous la IIIe République », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=270