ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


NAGY László

Université de Szeged (Hongrie), département d’Histoire moderne et d’Études méditerranéennes

La Guerre de libération nationale algérienne et les pays de l’Est : le cas de la Hongrie

Session thématique « France, guerre d’Algérie et enjeux internationaux »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 05

Les pays de l’Est du bloc communiste soutenaient par principe idéologique les mouvements d’émancipation des colonies. Ils tenaient une place importante dans la stratégie internationale de Moscou dans laquelle le mouvement national algérien et la guerre de libération présentaient un cas particulier.

Pour les relations internationales les années de la guerre de libération algérienne étaient une période de transition : marquée par la sortie de la guerre froide pure et dure vers la détente caractérisée cependant de graves crises (Suez, Berlin, etc.). Durant ces années-là s’amorça un changement de la politique étrangère de l’URSS et des pays communistes préférant le dialogue à la confrontation – ou au moins la combinaison des deux.

Dans ces années d’après-guerre – et jusqu’au milieu des années 1950 – la doctrine en matière de politique internationale de Moscou peut être considérée comme « continentaliste » axée sur le continent européen, plus particulièrement sur la question allemande. Elle a été définie par le Kominform (« petit Komintern »), créé en 1947, réunissant au début les pays du bloc communiste, plus tard tous les partis communistes. La politique de ce « petit Komintern » à l’égard des mouvements de libération nationale est la réprobation de toute forme du nationalisme (panarabisme, gandhisme). Moscou attaque violemment les partisans de la troisième voie – par exemple Nehru – qui veulent rester neutres dans la lutte entre le camp de la paix et celui de la guerre. D’après cette position la véritable indépendance ne peut être réalisée que par les ouvriers et les paysans dirigés par le parti communiste et aboutissant à la révolution démocratique et populaire (socialisme). La bourgeoisie nationale n’en est pas capable, elle est considérée comme « le laquais de l’impérialisme ». Cette doctrine continentaliste commence à subir un changement après la disparition de Staline. Moscou s’engage de plus en plus dans les affaires extra-européennes et développe une doctrine à vocation globaliste. Pour ce faire, il utilise les forums internationaux, il entreprend parfois des risques de confrontation attribuant une importance grandissante – même exagérée – aux nouveaux États appelés « ses alliés naturels ». Les étapes les plus significatives de cette doctrine globaliste sont : l’appréciation favorable de la conférence de Bandung, la visite officielle en décembre 1955 des dirigeants du Kremlin en Inde, au Pakistan et en Birmanie, le contrat de livraison d’armes à l’Égypte en juin 1955 et l’engagement dans la crise de Suez en 1956.

Ce sont les résolutions du vingtième congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), en février 1956, qui consacre officiellement cette ouverture vers les pays non communistes. La bourgeoisie nationale y est réhabilitée et considérée comme force politique autonome et anti-impérialiste[1].

Mais la consécration triomphale de cette nouvelle stratégie tiers-mondiste a lieu à la conférence internationale des quatre-vingt-un partis communistes à Moscou en novembre 1960. La déclaration finale dit :

L’écroulement du système de l’esclavage colonial sous la poussée du mouvement de libération nationale est un phénomène qui, pour son importance historique, vient immédiatement après la formation du système mondial du socialisme.[2]

Dans cette nouvelle stratégie communiste, les mouvements de libération nationale reprennent la deuxième place des forces révolutionnaires internationales aux communistes des pays développés. En moins de dix ans, la bourgeoisie nationale a parcouru une carrière foudroyante : de traître à laquais de l’impérialisme, elle est devenue l’alliée privilégiée.

Durant cette même période, la Hongrie traverse une crise profonde, les fondements idéologiques et politiques du régime furent mis en cause. Cette crise totale aboutissait à l’insurrection populaire du mois d’octobre 1956. Le gouvernement imposé par Moscou après l’écrasement de l’insurrection se trouvait isolé sur la scène internationale pendant des années. Pour apprécier l’attitude de la Hongrie vis-à-vis de la lutte nationale du peuple algérien, il faut replacer le problème dans ce contexte-là.

Dès le déclenchement de l’insurrection du premier novembre les premières informations sont diffusées en Hongrie. D’abord c’est la radio nationale qui annonça les accrochages entre les combattants algériens et les forces de l’ordre du pouvoir colonial. Quelques jours plus tard, on pouvait déjà trouver d’abondantes informations dans la presse. Des articles intitulés « Accrochages graves en Algérie », « Des actions armées », etc., résumèrent les événements et condamnèrent « l’emploi des armées contre les forces aspirant à l’indépendance nationale »[3]. Outre ces informations publiques sensibilisant l’opinion publique l’émission en langue arabe spécialement vers le Maghreb de Radio-Budapest a constitué un autre moyen de soutien à la lutte des Algériens.

Le 8 novembre 1954, au cours des débats à l’Assemblée nationale française, quelques députés voyaient derrière les attentats et les accrochages les subversions étrangères, et ont émis de vives critiques contre La voix des Arabes du Caire et Radio-Budapest[4]. Quelques jours auparavant, le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, devant la commission de l’Intérieur « a admis que certaines émissions viennent de Budapest »[5]. Le 19 novembre 1954, Pierre Mendès-France, président du Conseil, dans son discours tenu au National Press Club à Washington déclara :

Le fait est, et vous ne l’ignorez sans doute pas, qu’une propagande systématique émanant des radios de Budapest et du Caire, c’est-à-dire des deux villes qui appartiennent l’une au monde communiste, l’autre au monde arabe incitent jours après jours les populations d’Afrique du Nord à la violence.[6]

En fait, un poste émetteur diffusant en langue arabe de Radio-Budapest « La voix de l’indépendance nationale et de la paix » (Sawt El Istiqlal) fonctionnait déjà depuis mai 1954. L’émission en langue arabe à Radio-Budapest remontait en fait au début des années 1950, mais l’émetteur diffusait les informations presque exclusivement sur les « succès de la construction socialiste » dans les pays européens. En revanche, « La voix de l’indépendance nationale et de la paix » informait amplement les auditeurs des luttes armées dans les trois pays du Maghreb, notamment les actions armées des nationalistes tunisiens et marocains, puis des Algériens après novembre 1954 et les grandes manifestations de masse qui se déroulaient à l’époque au Maghreb. Sa durée d’émission était d’une heure et trente minutes par jour (le matin de 7 heures à 7h30, le soir de 18 heures à 18h30 et la nuit de 23h30 à minuit). L’idée de sa création venait des communistes maghrébins. Mais pourquoi choisirent-ils Budapest ? En consultant le rédacteur en chef de l’émission, William Sportisse, un dirigeant du Parti communiste algérien[7] et les archives du Parti communiste hongrois, nous n’avons pas réussi à obtenir une réponse claire. Nous savons que la demande des communistes maghrébins a transité par le Parti communiste français qui avait des relations excellentes avec le Parti communiste hongrois. Mais une chose est certaine : la décision définitive fut prise à Moscou.

William Sportisse arriva à Budapest au début de l’année 1954 pour préparer le lancement de l’émission. Il était assisté par l’Association des journalistes hongrois. La première diffusion eut lieu le 28 mai 1954. Deux jours plus tard Francis Lacoste, le résident général du Maroc en informa Georges Bidault, le ministre des Affaires étrangères :

Un poste probablement situé à Budapest émet depuis quelques jours des programmes en langue arabe à l’intention des populations de l’Afrique du Nord. Ces émissions s’intitulent « Voix de l’indépendance nationale » et sont parfaitement audibles au Maroc. Elles ont adopté le ton et les termes de la « Voix des Arabes » de la Radio Le Caire. Cette initiative est indiscutablement une réponse aux brouillages efficaces de la « Voix des Arabes » effectuées à partir de la France depuis quelques mois.

En terminant son télégramme le résident général demanda quelle réponse donnerait Paris « à cette nouvelle offensive de guerre psychologique contre l’Afrique du Nord ».[8]

L’équipe de quelques membres recevait les informations à diffuser de la direction du Parti communiste français par l’intermédiaire de la Légation de Hongrie à Paris. La nuit, ils les traduirent en arabe dialectal pour pouvoir les diffuser le matin. L’émission était très écoutée au Maghreb, mais au Proche-Orient aussi. La direction de l’émission reçut beaucoup de lettres des auditeurs, dont une de félicitations de Hocine Ait Ahmed, alors représentant du Front de libération nationale (FLN) au Caire où il demandait de diffuser l’Appel du 1er novembre du FLN. Mais Radio-Budapest l’avait diffusé, avant même la réception de la lettre[9].

Paris trouvait les émissions « gênantes », et réfléchissait à une éventuelle protestation. Mais Paris ne fit aucune démarche concrète jusqu’à novembre 1954. Après le déclenchement de l’insurrection en Algérie, Jean Delalaude, le ministre de Franceà Budapest suggéra de protester ou de faire quelques démarches auprès du ministère hongrois des Affaires étrangères. Mais il constata tout de suite que

nos moyens de pression à l’égard de la Hongrie sont faibles. Il semble difficile de recourir à des mesures de rétorsion sur le plan économique. Un service de brouillage serait sans doute long à organiser et onéreux.

Il proposa de bloquer les visas demandés à destination de l’Afrique du Nord par les autorités hongroises pour leurs ressortissants ou de ne les accorder qu’avec retardement[10]. Mendès-France approuvait pleinement cette dernière proposition et en principe la protestation officielle aussi, mais il attendait encore le moment opportun. Le 4 février 1955, Jean Delalaude fut reçu par le vice-ministre hongrois des Affaires étrangères, Endre Sik. Le compte rendu envoyé le même jour au Quai d’Orsay relata l’entretien :

J’ai été reçu ce matin par le Premier Vice-Ministre des Affaires Étrangères et j’ai élevé une vive protestation contre les émissions en langue arabe de la radiodiffusion hongroise dont certaines, rédigées en termes insultants pour le Gouvernement français et l’administration nord-africaine, incitant la population à la violence et à l’insurrection et constituent une immixation inadmissible dans nos affaires intérieures […] il serait souhaitable dans l’intérêt des bonnes relations entre nos deux pays que ses émissions prissent fin. Dr SIK a prétendu tout ignorer des émissions […] il m’a déclaré que le Ministère des Affaires Étrangères était là « pour arrondir les angles » et qu’il allait étudier la question.[11]

En raison de cette démarche, l’agressivité de l’émission baissa quelque temps. Mais, à partir de la fin du mois de mars, les termes employés redevenaient violents ce qui provoquera une nouvelle intervention du ministre français le 13 avril. En même temps, il demanda aux services français de localiser le poste émetteur pour pouvoir prouver son existence au gouvernement hongrois. La localisation eut lieu à la fin du mois d’avril : le poste radiophonique incriminé se trouvait sans aucun doute à Budapest.

Les autorités françaises ont essayé aussi de faire pression sur le gouvernement hongrois par l’intermédiaire de Moscou. À la réception du 14 juillet à Paris, le ministre des Affaires tunisiennes et marocaines reposa le problème à l’ambassadeur soviétique :

J’ai déclaré à l’ambassadeur que la France poursuivait une politique d’apaisement, mais que d’inadmissibles ingérences étrangères tendaient à entraver. J’ai cité nettement la propagande violente à laquelle depuis mai 1954 se livrait « La Voix de l’Indépendance et de la Paix » poste radiophonique que nous savions être situé en Hongrie.[12]

Monsieur Vinogradov parut étonné mais promit qu’il demanderait à son gouvernement d’attirer l’attention des autorités hongroises sur les préoccupations de Paris concernant cette émission en langue arabe. En septembre 1955, monsieur Schmittlein, député gaulliste, membre d’une délégation parlementaire à Moscou reposa encore une fois la question de l’émission en langue arabe de Radio-Budapest à Khrouchtchev lui-même. Le premier secrétaire proposa d’intervenir directement auprès du gouvernement hongrois pour faire cesser l’émission.

Ces diverses démarches des hommes politiques français ne sont pas restées sans suite. Le 28 septembre, le ministre hongrois des Affaires étrangères János Boldoczki, reçut le ministre Jean Delalaude qui, lors de l’entretien, avança des arguments historique, politique et même affectif. Il trouva surprenant

que la Hongrie, patrie des Magyars, qui ne peut en l’occurence invoquer aucun intérêt qui lui soit ethniquement, historiquement et géographiquement, procède à des émissions arabes à destination de l’Afrique. Quant à la violence des termes employés l’ambassadeur se dit étonné de ce que « les autorités hongroises, dont on connaît la courtoisie, puissent tolérer de tels excès ». (Nous soulignons).

Mais l’argument fondamental et déterminant était d’ordre politique :

Ces émissions sont d’ailleurs contraire à cet esprit de détente internationale que les dirigeants hongrois dans leurs discours et dans leurs écrits, manifestent le désir de promouvoir. Cette contradiction apparaît d’autant plus frappante en ce moment où la Hongrie sollicite son admission à l’ONU.[13]

Ces arguments se sont avérés efficaces. Le 6 octobre, le bureau politique du Parti communiste hongrois chargea un de ses membres – après avoir consulté le Parti communiste français – de régler l’affaire de l’émission en langue arabe[14]. La proposition fut de supprimer l’émission. Le directeur français du groupement des Contrôles radiophoniques informa le Premier Ministre Edgard Faure, le 31 octobre, que « depuis le 26 octobre la Voix de l’Indépendance Nationale et de la Paix n’est plus perçue et que cet émetteur semble avoir cessé toute activité »[15].

L’équipe de la rédaction quitta la Hongrie en décembre 1955. William Sportisse rentra en Algérie où il dirigea l’organisation clandestine du Parti communiste algérien dans le Constantinois.

En 1956, deux événements de portée internationale eurent une influence considérable sur la politique internationale des grandes puissances : la guerre de Suez et l’insurrection de Budapest.

Dans le règlement des deux affaires, un rôle important revenait à l’ONU. Concernant la guerre de Suez, l’ONU a été efficace grâce à l’intérêt commun des États-Unis et de l’URSS : les forces franco-britanniques et israéliennes quittèrent en décembre 1956 les territoires occupés. En revanche, dans l’affaire de Hongrie, les Nations Unies manifestèrent leur totale impuissance : malgré la résolution de l’Assemblée générale les troupes soviétiques sont restées en Hongrie. L’affaire de Hongrie était à l’ordre du jour jusqu’en 1962, de même que la question algérienne. La Hongrie soutenait le FLN par principe idéologico-politique, mais par pragmatisme aussi : elle aurait voulu obtenir les voix des pays du Tiers Monde lors du vote sur l’affaire hongroise. Le gouvernement hongrois imposé par Moscou voulait sortir de son isolement diplomatique et il comptait beaucoup sur les jeunes États africains.

La France voulait profiter de l’insurrection de Budapest pour améliorer son image dégradée d’une manière catastrophique dans le monde, plus particulièrement dans les pays arabes, en raison de l’interception, le 22 octobre, de l’avion marocain à bord duquel se trouvaient les cinq leaders du FLN. Dans son rapport du 27 octobre envoyé au ministre des Affaires étrangères Christian Pineau, l’ambassadeur donne une description sombre mais réelle de l’isolement de la France : pour l’opinion internationale la politique algérienne de la France est réactionnaire, dans la question palestinienne Paris est le seul à soutenir Israël, il ne peut pas compter sur Washington dans l’affaire de Suez et, dans celle du bateau Athos non plus ; ce n’est qu’un soutien très faible qu’il peut espérer d’eux. De plus, constate le diplomate, « en Tunisie et au Maroc, il songe à prendre notre place ». En un mot, il n’y a pas de « solidarité des alliés ». En revanche, les événements de l’Europe de l’Est sont une bonne occasion pour la France pour améliorer sa situation. « C’est pourquoi les difficultés des Russes doivent être exploitées le plus profondément possible au sein de l’ONU. »[16] Il n’est pas question d’aider les insurgés hongrois, mais de profiter d’eux.

Le FLN n’a pas pris position sur les événements de Hongrie. Certes, il n’avait pas beaucoup d’informations authentiques, il se méfiait de la presse française. La réserve du FLN vis-à-vis de l’intervention soviétique en Hongrie s’expliquait également par le fait que la première prise de position publique de l’URSS pour l’indépendance de l’Algérie, en relation étroite avec les événements du Proche-Orient, date de la même période. Le FLN ne voulait surtout pas compromettre cette ouverture modérée. Il est à savoir que Moscou, deux ans après le déclenchement de l’insurrection, n’a pas pris position officiellement pour l’indépendance de la colonie française. En plus, parfois il se montrait quasiment compréhensif envers Paris. Dans le communiqué commun publié en mai à la fin de la visite de la délégation du gouvernement français, Moscou a exprimé son espoir que la France trouverait une solution libérale au problème algérien, conformément à l’idéologie de l’époque[17]. Cependant, en novembre 1956 la position soviétique a évolué. Le communiqué, publié à l’issue de la visite à Moscou du président syrien Kouatli – les 30 octobre et 1er novembre –, traite aussi du droit à l’autodétermination du peuple algérien et qualifie les actions militaires de l’armée française contre les insurgés algériens de crimes contre l’humanité. L’ambassadeur français à Moscou a aussitôt exprimé son inquiétude au vu de ce changement et a noté qu’il était la conséquence des événements du Proche-Orient[18].

La lettre de Boulganine aux premiers ministres britannique, français et israélien du 5 novembre exerça aussi un impact considérable dans le monde arabe. Le rapport du ministre français le confirma :

La note adressée à Paris et à Londres a attiré avant tout l’attention des nationalistes les plus éclairés. En réalité ils pensent que le cessez-le-feu franco-britannique d’Égypte est le résultat de l’« ultimatum » russe.[19]

La seule personne ayant publiquement et fermement condamné toutes les interventions était le président tunisien Bourguiba. La raison de son acte était d’inciter les puissances concernées à trouver une solution pacifique au problème algérien tout en montrant l’hypocrisie des hommes politiques français. La deuxième raison était de manifester à nouveau sa sympathie – bien connue d’ailleurs – pour les États-Unis et de s’écarter de Nasser sympathisant des Soviétiques ainsi que de son mouvement nationaliste panarabe[20].

Le leader tunisien a exprimé son opinion sur les événements égyptiens et hongrois dans un discours à la radio le 9 novembre – Il l’a prononcé quelques semaines plus tard à l’ONU :

L’Union soviétique a intervenu en Hongrie de la manière la plus brutale et la plus inhumaine, afin de réprimer la révolte du peuple hongrois. Pendant que certains pays s’indignent de ce qui s’est passé en Égypte, d’autres s’indignent de ce qui s’est passé en Hongrie. Cette indignation ne paraît pas honnête. Dans les relations internationales l’hypocrisie est destructrice et dangereuse. Je suis entièrement d’accord avec Guy Mollet, quoique cela m’arrive rarement, que dans la servitude il n’y a pas de paix. Cela est certainement vrai pour la Hongrie. Alors pourquoi en serait-il autrement avec l’Algérie.[21]

La Tunisie devient membre du « comité des cinq » de l’ONU chargé de l’enquête sur les événements de Hongrie. De ce fait, les relations entre la Hongrie et la Tunisie deviennent tendues et sont suspendues provisoirement. Cependant, à l’ONU, les pays arabes ont pris une position plutôt favorable au nouveau gouvernement hongrois imposé par Moscou en s’abstenant lors du vote. La Hongrie et les pays de l’Est votaient pour la mise à l’ordre du jour de la question algérienne à l’ONU et pour l’indépendance de l’Algérie.

Le gouvernement hongrois recevait pour la première fois, les informations détaillées de la guerre de libération algérienne en décembre 1957 directement de Larbi Bouhali en visite dans la capitale hongroise. Lors de l’entretien avec Kádár János, secrétaire général du Parti socialiste ouvrier hongrois, le secrétaire du Parti communiste algérien sollicita plus d’aides matérielles et morales de la Hongrie tout en critiquant « les partis frères » pour ne pas accorder une attention plus grande à la lutte du peuple algérien. Il l’attribuait à l’adoption « de la fiction juridique de ce que l’Algérie fait partie intégrante de la France » [22].

À partir du janvier 1958, la Croix-Rouge hongroise commença à organiser l’aide matérielle aux Algériens réfugiés en Tunisie et au Maroc. Elle le faisait par le biais de la Croix-Rouge égyptienne. La première cargaison (médicaments, pansements) d’une valeur de 100 000 forints hongrois fut acheminée en février 1958[23]. Les syndicats hongrois organisèrent des campagnes de solidarité et des collectes. Dans la presse, on pouvait lire des reportages sur la guerre d’Algérie, sur les Hongrois déserteurs de la Légion étrangère, sur le séjour de l’équipe de football du FLN et des commentaires surtout à partir de 1960 sur les répercussions de la guerre en France, notamment les attentats de l’Organisation armée secrète.[24]

En même temps le gouvernement hongrois voulait rétablir – « normaliser » – ses rapports avec la France et d’autres puissances occidentales. Cette situation délicate est bien illustrée par le problème de la reconnaissance du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Le FLN annonça le 19 septembre 1958 au Caire la constitution du GPRA. Le lendemain Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères câbla l’instruction suivante à tous les postes français à l’étranger :

La reconnaissance de l’organisme créé au Caire constituerait à la fois une immixation dans les affaires intérieures de la France et un acte dont le moins qu’on puisse dire est qu’il serait profondément inamical. Nous ne pourrions, d’autre part, considérer un tel geste que comme une approbation ouverte de la campagne de violence et de terrorisme ordonnée par les dirigeants du pseudo-gouvernement algérien et poursuivie sur l’ensemble du territoire de la République.
Veuillez porter d’extrême urgence ces considérations à la connaissance du gouvernement auprès duquel vous êtes accrédités.[25]

Le bloc des pays de l’Est salua la constitution du GPRA, mais ni l’URSS, ni les pays socialistes européens ne le reconnurent. Par contre les pays socialistes asiatiques, la République populaire de Chine, la Corée du Nord, le Vietnam du Nord et la Mongolie le reconnurent. Leur situation internationale permit de le soutenir ouvertement : ils n’avaient pas de relations diplomatiques avec la France et n’étaient pas admis à l’ONU. En revanche, l’URSS devait tenir compte des considérations de stratégie mondiale. Pékin critiquait – plus tard attaquera violemment Moscou – pour sa conduite en l’accusant d’avoir trahi la cause du peuple algérien[26].

Moscou sortit de sa réserve après le bombardement de Sakiet, le 8 février 1958, en raison de l’entrée en scène des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Ces deux puissances offrirent leurs bons offices pour dénouer la crise. Le 1er mars 1958, Gromiko, ministre soviétique des Affaires étrangères, dans une lettre adressée à son homologue français exprima qu’il voyait de moins en moins l’espoir de trouver une solution au problème algérien dans le cadre des rapports franco-algériens. Le FLN fut très satisfait de cette démarche soviétique. Elle lui rappela le message de Boulganine aux dirigeants britannique, français et israélien lors de la guerre de Suez, en 1956[27].

Deux jours plus tard, le 3 mars 1958, eut lieu la première prise de contact de Moscou avec le FLN à l’initiative de ce dernier, par l’intermédiaire du gouvernement égyptien, au Caire. Les Soviétiques refusèrent catégoriquement de discuter de deux sujets : la position du Parti communiste français et le transport des armes[28]. L’engagement de l’URSS pour la cause du FLN fut plus net, mais toujours empreint de prudence, à partir du printemps 1958. Cette attitude détermina la position soviétique sur la question de la reconnaissance du GPRA. Budapest restait également prudent concernant la reconnaissance du GPRA. Le 27 septembre 1958 le représentant du GPRA adressa une lettre au gouvernement hongrois dans laquelle il exprima son espoir que le GPRA serait reconnu très prochainement par la Hongrie. Budapest répondant par un aide-mémoire exprima son intention ferme de reconnaître le GPRA « à une date – que nous espérons proche – qui sera la plus favorable pour les deux pays »[29]. En même temps il donna des instructions au chargé d’affaires de son ambassade : expliquer au représentant du GPRA qu’actuellement la reconnaissance n’était pas opportune. Le ministère des Affaires étrangères révéla le véritable motif de la non-reconnaissance à l’ambassadeur au Caire : « Le gouvernement français a pris position ferme qu’il romprait les relations diplomatiques avec ces pays reconnaissant le GPRA. »[30]

La prochaine fois la reconnaissance du GPRA revenait à l’automne 1960. En octobre de cette année-là, lors des assises de l’Assemblée générale de l’ONU la délégation du GPRA se rendait dans les deux capitales les plus importantes du bloc socialiste, Pékin et Moscou. Dans la capitale soviétique la délégation conduite par Ferhat Abbas, président du GPRA, était reçue officiellement par Kossyguine, vice-Premier ministre, qui signifiait la reconnaissance de facto du GPRA.

Le 10 octobre, Ferhat Abbas venant de Moscou, faisait une escale à Budapest où il était reçu par le vice-Premier ministre avec qui il s’entretenait. À l’origine, il s’agissait d’une simple escale. La délégation aurait dû quitter la capitale hongroise le même jour, mais à cause des mauvaises conditions météorologiques elle dut passer la nuit à Budapest et repartir le lendemain, le 11 octobre dans l’après-midi. Outre Ferhat Abbas, Lamine Khene, chef du département des affaires politiques du ministère de l’Intérieur, Ben Jahje, chef du cabinet de Ferhat Abbas, et Boumendjel, chef du département du ministère de l’Information faisaient parti de la délégation. Ferhat Abbas demanda à ses interlocuteurs que la Hongrie reconnaisse le GPRA au moins de facto. La réponse hongroise fut plutôt évasive : « Le gouvernement hongrois examinera la question de la reconnaissance, et sa décision ne décevra pas le GPRA. »[31]

L’aide matérielle de la Hongrie au FLN devint régulière à partir du février 1958. Elle se résume à l’assistance humanitaire – soin des blessés de l’ALN, produits alimentaires, etc. – et culturelle – bourses d’études aux jeunes Algériens. Le montant de cette aide s’éleva entre février 1958 et mars 1962 à 2 800 000 forints hongrois[32].

En fait la visite du chef du GPRA à Budapest comme à Moscou, a signifié la reconnaissance de facto par la Hongrie sans annonce officielle. D’ailleurs la résolution 1573 XV de l’Assemblée générale des Nations Unies, votée en décembre 1960, reconnut « le droit du peuple algérien à la libre détermination et à l’indépendance »[33] .

En fin de compte la reconnaissance de facto et de jure eut lieu après la signature des accords d’Évian, le 7 avril 1962. À l’automne de cette même année, sur proposition du ministre algérien des Affaires étrangères, Mohammed Kemisti, le 7 avril 1962 fut indiqué comme date officielle de l’établissement des relations diplomatiques entre la Hongrie et l’Algérie indépendante.


[1Le XXe congrès du PCUS. Les 14-25 février 1956. (en hongrois) Budapest : Szikra Kiadó, 1956.

[2Pour la paix, pour l’indépendance nationale, pour la démocratie, pour le socialisme (Les actes de la conférence, en hongrois) Budapest : Kossuth Könyvkiadó, 1961, p. 23.

[3Szabad Nép (« Peuple libre »), le 5 novembre 1954 ; Magyar Nemzet (« Nation hongroise »), le 3 novembre 1954.

[4Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, 12 novembre 1954, p. 4946 et 4962 ; voir par exemple l’intervention de Mustapha Benbahaud, député algérien. Voir encore Maria Romo, « Le gouvernement Mendès-France et le maintien de l’ordre en Algérie en novembre 1954 ». In Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaisse (dir.), Militaire et guérilla dans la guerre d’Algérie. Paris : Éditions Complexe, 2001, p. 431 ; Charles-Robert Ageron (dir.), « Un aspect de la guerre d’Algérie : la propagande radiophonique du FLN et des États arabes ». In La guerre d’Algérie et les Algériens 1954-1962. Paris : Armand Colin, 1997, p. 245-262.

[5Le Monde, 6 novembre 1954.

[6Le Monde, 21-22 novembre 1954.

[7] Entretien avec William Sportisse, le 16 décembre 1999. Je le remercie vivement pour ces informations précieuses.

[8] Ministère des Affaires étrangères, Archives diplomatiques EU, série 14, sous-série 3, dossier 4. Hongrie - Radiodiffusion. (MAE AD Hongrie - Radiodiffusion) f. 91.

[9] Entretien avec William Sportisse (voir note 7).

[10] MAE AD Hongrie -Radiodiffusion, f. 129-130. Jean Delalaude à Mendès-France, le 30 novembre 1954.

[11Ibid., f. 151.

[12Ibid., f. 185.

[13Ibid., f. 194-197.

[14] Magyar Országos Levéltár (MOL Archives nationales), MDP Archivuma (Archives du PC), 276. f.53. cs. 250.öe.

[15] MAE AD Hongrie-Radiodiffusion, f. 215.

[16] M. Cornet-Gentille, chef de la Mission permanente de la République française auprès de l’ONU à M. Christian Pineau, le 27 octobre 1956. Documents diplomatiques français (DDF). 1956. 3.k. Paris : Imprimerie nationale, 1990, p. 53-56.

[17] Le texte du communiqué a été publié dans Szabad Nép, le 20 mai 1956.

[18] M. Dejean, Ambassadeur de France à M. Pineau, Ministre des Affaires étrangères, le 14 novembre 1956. DDF. 1956. 3.k. Paris : Imprimerie nationale, 1990, p. 319-320.

[19] Le 7 novembre 1956. Ministre de l’Intérieur CAOM Monde arabe, Affaires de Suez 1956-1957. 81F992.

[20] Bourguiba a forcé à l’exil son adversaire politique Salah Ben Youssef partisan du panarabisme au Caire au début de 1956. Dans les années suivantes la tension entre le Tunisie et l’Égypte a abouti à la rupture des relations diplomatiques.

[21Action, 12 novembre 1956.

[22Tájékoztató az MSZMP vezetői és az AKP vezetői között lezajlott megbeszélésről (Rapport sur l’entretien entre les secrétaires généraux des PC hongrois et algérien) 1957. december 6. MOL M-KS 288. f. 32/1957. 2.ő.e.

[23] MOL M-KS 288. f. 32/1958. 109.ő.e. 5 HUF équivalait 1NF à l’époque.

[24] La presse contemporaine hongroise et voir El Moudjahid n° 11 (1957), n° 47 (1959)., Le Monde les 13-14 octobre 1957 etc.

[25DDF, 1958. T. 3, p. 396-397.

[26] « La direction du PCUS s’est non seulement abstenue de tout soutien pendant longtemps, mais elle s’était rangée du côté de l’impérialisme français. » Renmin ribao (Le Quotidien du peuple), 22 octobre 1963. In Débats sur la ligne générale du mouvement communiste international. Pékin : Édition en langue étrangère, 1965, p. 211-212.

[27] « Le souvenir de l’agression de Suez et de l’intervention énergique des Soviétiques est vivace en Algérie où la défaite anglo-française reste liée au message du maréchal Boulganine. » « Les prises de position de l’URSS ». El Moudjahid, 1958, n° 20.

[28] Archives des Affaires étrangères de l’URSS, f. 68. op. 4, p. I, d.5, l.22. Cité par E. O. Obitchkina, « Le gouvernement soviétique et la guerre en Algérie 1954-1962 d’après les documents d’archives du Ministère des Affaires étrangères RF ». Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2000, n° 1, p. 19-30 (en russe).

[29] MOL KÜL (Ministère des Affaires étrangères) Ambassade du Caire, XIX-J-11-a, 13. doboz, 120ö.e., f.2.

[30Ibid.

[31] Rapport sur le passage à Budapest de Ferhat Abbas et du GPRA, le 13 octobre 1960. MOL MSZMP Archivuma 288. F. 32/1960/ 11ő.e.

[32] MOL XIX – J-k. 1951-1964. 1. doboz. 1/49/2-1. Algériának nújtott segítség.

[33] Khalfa Mameri, Les Nations Unies face à la « question algérienne » (1954-1962). Alger : SNED, 1969, p. 206.


Citer cet article :
László Nagy, « La Guerre de libération nationale algérienne et les pays de l’Est : le cas de la Hongrie », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=268