ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


RECHAM Belkacem

Université Marc - Bloch Strasbourg II

Les militaires nord-africains pendant la Seconde Guerre mondiale

Session thématique « Administrer, encadrer, réprimer »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Salle F 08

Les origines

Avant d’aborder cette participation des contingents originaires des colonies à la Seconde Guerre mondiale, il est important de rappeler l’origine et le contexte dans lequel ont été créés les corps originaires des colonies que sont les tirailleurs, spahis, goumiers, chasseurs d’Afrique et autre légion étrangère.

Ce fut à l’occasion de la conquête de l’Algérie dès 1830, que les Français mirent sur pied un recrutement de mercenaires autochtones par voie d’engagement. Les recrues étaient versées à un corps appelé zouave (zouaoua en arabe, igawawen en kabyle) du nom des tribus berbères qui peuplent le versant nord du massif du Djurdjura.

Les régiments de zouaves furent « européanisés » et furent créés par l’ordonnance royale du 7 décembre 1841  les régiments de tirailleurs et de spahis où les indigènes étaient admis à s’engager. Le général Faidherbe s’en inspira en 1857 pour former les premiers bataillons de tirailleurs sénégalais. L’expansion coloniale de la France notamment par le protectorat sur la Tunisie en 1881 et sur le Maroc en 1912, et la conscription en Algérie, permit d’élever sensiblement le nombre de soldats musulmans dans l’armée d’Afrique.

Le recrutement mixte Européens/indigènes demeure l’une des principales caractéristiques des troupes recrutées dans l’empire colonial français. Souvent utilisées contre d’autres populations musulmanes lors de la conquête de l’Algérie elle-même, puis de celles du Maroc et du Levant, les troupes nord-africaines, composante importante de l’armée d’Afrique, intervinrent également en Crimée (1854-1856), en Italie (1859), en Chine (1860) et au Mexique (1861-1867). Elles furent surtout utilisées pour défendre la métropole elle-même, pour la première fois en 1870-1871 contre la Prusse puis lors des deux guerres mondiales. Lors de la Grande Guerre, le Maghreb fournit près de 300 000 combattants musulmans auxquels s’ajoutent 155 000 Européens.

Les militaires nord-africains (1939-1945)

La guerre fut présentée à la population de l’empire comme le combat de la justice contre la barbarie. Dès l’annonce de la mobilisation le 1er septembre 1939, des appels à l’engagement pour la durée de la guerre furent lancés par voie d’affiches ou de messages radiodiffusés. Des mesures de soutien aux familles des mobilisés et des rappelés furent prises.

Mais l’administration coloniale n’était pas sans inquiétude quant au déroulement de la mobilisation. Les partis nationalistes maghrébins notamment le Parti du peuple algérien de Messali Hadj avait recommandé l’insoumission. Le gouvernement allemand avait fait un gros effort de propagande en milieu musulman.

La mobilisation (1939-1940)

Pourtant le loyalisme des « fidèles indigènes » fut comme en 1914-1918 le thème principal des autorités françaises et des porte-parole de la population musulmane. Les notables musulmans et les confréries religieuses furent de nouveau mis à contribution. Nombreuses furent les allocutions des officiels, français ou musulmans, radiodiffusées « remerciant leurs compatriotes de répondre avec cette ferveur et avec cette gravité à la voix de la patrie [...] »[1]. Mais plus significative, fut l’adhésion des « évolués » qui rallièrent derrière eux les classes moyennes. La masse, poussée par les grands chefs musulmans et l’élite intellectuelle, se rangea aux côtés de la France encore parée d’un grand prestige et de l’auréole de sa victoire de 1918. Les incidents furent très rares et sans gravité.

La mobilisation en Afrique du Nord permit, de septembre 1939 à juin 1940, de constituer pour le corps de bataille quatorze divisions regroupant 340 000 hommes, avec un encadrement composé essentiellement d’Européens et un troupier majoritairement indigène. Huit divisions étaient sur le front français le 10 mai 1940, au moment de l’offensive allemande. Sur les six divisions françaises qui tenaient entre la Dyle et la Meuse, trois étaient nord-africaines[2].

Mais le sort des combattants nord-africains ne fut pas différent de celui de tous les Français durant cette campagne. La débâcle de l’armée française en juin 1940 se solda par plus de 85 000 tués dont 5 400 Nord-Africains et 1 800 000 prisonniers dont, selon le gouverneur général de l’Algérie, Yves Chatel, 90 000 musulmans : 60 000 Algériens, 18 000 Marocains et 12 000 Tunisiens[3]. Ils furent internés dans les Frontstalag (camps de prisonniers situés en France) éparpillés sur l’ensemble de la zone occupée avec quelques Français pour servir d’encadrement. Les soldats originaires des colonies françaises constituent la seule catégorie de prisonniers qui connut la captivité en France occupée. Tous les autres furent transférés au cours de l’été et de l’automne 1940 dans les camps du Reich situés outre-Rhin. Excepté une dizaine de milliers de libérations et autant d’évasions, le reste des prisonniers coloniaux connut la captivité jusqu’à la Libération, quand ils n’étaient pas décimés par les maladies notamment la tuberculose qui ravageaient les camps du Nord-Est. Ils furent également soumis à une intense action de propagande de la part des Allemands qui voulaient en faire des agents de renseignement ou des soldats de la Wehrmacht[4].

Une partie des prisonniers originaires de l’empire connut la captivité dans les camps d’outre-Rhin. Les Allemands renvoyaient par mesure de discipline dans les camps du Reich tous les évadés repris.

À propos des prisonniers de guerre, il convient de mentionner ici le sort tragique de beaucoup de prisonniers noirs appartenant aux unités de tirailleurs sénégalais et parfois nord-africaines. Considérés par les Allemands comme des troupes sauvages[5] et furieux d’avoir rencontré une farouche résistance opposée par ces combattants, notamment pour défendre la ville de Lyon, beaucoup d’entre eux furent massacrés après leur capture sans aucune autre forme de procès, jetés dans des fosses communes ou dans les flammes des fermes en feu[6]. Certains furent achevés écrasés par les chenilles de chars allemands. C’est une date anniversaire aujourd’hui puisque ces massacres eurent lieu le 20 juin 1940 à Chasselay non loin de Lyon.

En mémoire de ces combattants africains, Jean Marchiani, secrétaire général de l’Office départemental des Mutilés, combattants, victimes de la guerre et pupilles de la Nation du Rhône, fit bâtir au lieu-dit le « Vide-Sac » sur la commune de Chasselay, au plus près des lieux du massacre, un cimetière appelé le « Tata sénégalais »[7]. Ce cimetière-mémorial fut inauguré sous l’Occupation, le 8 novembre 1942, et 188 corps de soldats africains tombés pour la France y sont enterrés. Le massacre de prisonniers coloniaux est un épisode de la Seconde Guerre mondiale assez peu connu.

La reprise des combats (1942-1945)

La défaite de la France eut pour conséquence également la démobilisation et le retour à la vie civile de la majorité des militaires nord-africains dans un contexte social très difficile. Ceux de confession juive furent chassés de l’armée et déchus de la nationalité française après l’abrogation en octobre 1940 du décret Crémieux qui la leur avait accordée en 1870.

Après le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942, les trois colonies du Maghreb furent de nouveau mises fortement à contribution pour reconstituer l’armée française et participer aux combats pour la libération de la métropole.

Pour la France libre, il était important que l’armée française participe aux combats aux côtés des Alliés pour lui redonner le prestige dont elle jouissait aux yeux de la population maghrébine avant la défaite de 1940. Mais le commandement redoutait une situation difficile tant la propagande allemande avait redoublé d’effort vis-à-vis du Maghreb musulman notamment par voie radiophonique. Les speakers arabes de Radio-Berlin, l’Irakien Younès Bahri et le Tunisien Abderrahmen Yacine, étaient très appréciés au Maghreb et devinrent vite célèbres. Le but recherché était de rendre difficile le recrutement français en provoquant des insoumissions massives.

Pourtant, là aussi, la mobilisation ne donna lieu à aucun incident notoire. Armées par les Américains, les unités françaises, cinq divisions d’infanterie et trois divisions blindées, furent reconstituées et instruites au Maghreb pour être immédiatement incorporées au dispositif allié.

En Italie, sous les ordres du général Juin, le corps expéditionnaire français, appelé détachement d’armée A, comprenait la 3e division d’infanterie algérienne, la 2e division d’infanterie marocaine, la 4e division marocaine de montagne, la 1re division motorisée d’infanterie (ex : Division française libre [DFL]) et les Tabors marocains. En Afrique du Nord, sous le commandement du général de Lattre de Tassigny, le détachement d’armée B était constitué de la 9e division d’infanterie coloniale, la 1re et la 5e divisions blindées. La 2e DB du général Leclerc devait être armée plus tard.

Les besoins en cadres et en personnel qualifiés poussèrent le commandement à mobiliser fortement les Français d’Afrique du Nord, 14 % selon le général de Gaulle[8], 16 %, selon le général Juin, contre 1,6 % de la population indigène. Le chiffre le plus souvent avancé concernant l’effectif des musulmans maghrébins dans l’armée française de 1944 est celui de 233 000 hommes. Jacques Frémeaux [9] estime l’ensemble des troupes fournies par les trois pays d’Afrique du Nord de 200 000 à 250 000 musulmans entre 1943 et 1945 dont 120 000 à 150 000 pour la seule Algérie.

Les évaluations des pertes de l’armée française depuis la campagne de Tunisie jusqu’à la capitulation allemande le 8 mai 1945 varient entre 97 000 et 110 000 tués, blessés et disparus. Si on se base sur les chiffres communiqués par le Service historique de l’armée de terre (SHAT)[10] qui font apparaître un total de 97 715 tués et blessés pour l’ensemble de l’armée française dont 11 193 tués et 39 645 blessés pour les musulmans, la proportion est de 52 %.

Le comportement du combattant nord-africain (1939-1945)

Il est remarquable de noter, qu’au-delà de la débâcle de l’ensemble de l’armée française en 1940, le comportement des tirailleurs maghrébins durant la Seconde Guerre mondiale fut totalement différent de celui de 1914, même si on enregistra quelques désertions durant la drôle de guerre liées à l’action de la propagande allemande sur le front du Nord-Est. On n’entendit que très peu parler des débandades et des refus d’obéissance qui caractérisèrent les débuts des tirailleurs et des zouaves dans la Grande Guerre.

En Italie, cependant, les premiers contacts des divisions maghrébines avec l’ennemi, en décembre 1943, donnèrent quelques sueurs froides au commandement. L’engagement des tirailleurs marocains, devant le Pantano, repoussés par le feu de l’ennemi provoqua un début de panique[11], rapidement maîtrisé. Il y eut quelques désertions et refus d’obéissance, surtout en janvier et mai 1944 mais rien de comparable à ceux de 1914.

Pourtant le commandement ne ménagea pas ses troupes. Il s’agissait de « laver la honte de 1940 », et partout où les Alliés rencontraient des difficultés de progression sur un terrain solidement défendu et très accidenté, on faisait appel aux formations maghrébines plus expérimentées dans les combats en montagne :

Nous étions pour ainsi dire, précisait le sergent Ben Bella - futur président de l’Algérie indépendante - l’élément permanent du front et, je ne crains pas de le dire, l’élément le plus mordant et le plus expérimenté. Notre utilité étant ainsi démontrée avec éclat sur le terrain, les Alliés voulurent bien nous admettre à nous faire tuer en plus grand nombre à leurs côtés.[12]

Les rapports émanant des divisions nord-africaines engagées en Italie soulignaient le bon moral des cadres et de la troupe. « Le contrôle de la correspondance ne décela aucun indice défavorable », soulignait-on au 2e Bureau. Le Comité français de libération nationale (CFLN) édita même des journaux en langue arabe ou bilingues largement illustrés destinés à soutenir le moral des combattants musulmans. Les journaux Il-El-Amam (« En avant ») et En-Naceur (« Le Victorieux ») étaient, semble-t-il, très appréciés des tirailleurs.

Ce fut en France, lors de la Libération que le moral du soldat musulman fut durement atteint, malgré les sollicitations du commandement, affecté par l’âpreté des combats, la fatigue et les conditions climatiques. Après la bataille de Belfort, du 14 au 28 novembre 1944, on peut parler d’une véritable crise du moral parmi une partie des combattants de la Première armée française. Les pertes très élevées, le manque de renforts que l’outre-mer ne pouvait plus fournir et que les Forces françaises de l’intérieur (FFI) ne fournissaient pas encore, eurent raison des tirailleurs. Le général de Lattre lui-même s’en inquiétait en novembre 1944 au commissaire à la guerre André Diethelm en relevant que « ces hommes ont l’impression naissante qu’ils sont abusivement exploités par la métropole, sentiment terriblement dangereux... »[13]. Un rapport de décembre 1944 relevait « une acrimonie certaine avec les unités FFI qu’il [le tirailleur] rencontre au front. Des réflexions désobligeantes sont faites »[14]. Européens comme indigènes lors de la Libération se plaignaient de ne pas voir de soldats métropolitains à leurs côtés.

Mais la fraternité d’armes et les solidarités nées du champ de bataille masquaient mal le malaise des soldats indigènes ; malaise lié essentiellement à leur statut dans l’armée et à la méfiance du commandement vis-à-vis d’eux.

Statut des musulmans dans l’armée : aux origines du malaise

En effet, ce qui caractérisait les rapports de l’institution militaire avec les soldats musulmans, c’est sans doute cette attitude de suspicion permanente notamment envers les cadres d’entre eux. Elle se traduisit par plusieurs formes et prit des proportions plus au moins importantes selon les contextes. Pourtant peu d’éléments démentirent le loyalisme des troupes indigènes. Les mutineries furent très rares. Les appels à la désobéissance des nationalistes maghrébins ainsi que les exhortations à la désertion de la propagande allemande pendant la Seconde Guerre mondiale restèrent vains.

La limitation de l’avancement et du commandement

Les autres griefs faits à l’armée par les indigènes concernaient leur statut qui réduisait à peu de chose leur commandement, leur avancement et leur solde.

Les lois qui se succédèrent durant plus d’un siècle se caractérisaient par leur esprit discriminatoire et maintenaient le militaire musulman dans une position d’infériorité. De nombreux projets de réformes sur les questions militaires, notamment le libre accès des musulmans à tous les grades, furent déposés pendant et après la Grande Guerre mais aucun n’aboutit.

L’avancement se faisait au choix et le « bâton de maréchal » des officiers musulmans s’arrêtait au grade de capitaine à titre de récompense exceptionnelle. Il fallait réunir vingt-cinq ans de service pour être proposable à ce grade. Autant dire qu’il arrivait à la veille de la retraite.

La lenteur de l’avancement était particulièrement poussée pour passer du grade de sous-lieutenant à celui de lieutenant. Les Français méritants ou non étaient automatiquement nommés lieutenants à l’expiration de deux ans de grade de sous-lieutenant alors que les musulmans pouvaient y croupir jusqu’à dix ans.

Les rapports sur l’état d’esprit dans les unités indigènes émanant de la section des affaires militaires musulmanes du 2e Bureau soulignaient à plusieurs reprises le malaise des officiers musulmans. Les plus évolués, signalait un rapport de mars 1937, « comprennent difficilement l’obligation de demeurer trop longtemps dans le grade de sous-lieutenant »[15]. À grade égal, le commandement revenait au Français.

Les soldes des indigènes étaient largement inférieures à celles des Européens. Ce n’est qu’en août 1943 qu’une série de mesures prises par le CFLN établit la parité des soldes entre Européens et indigènes. Ils demeuraient encore de nombreuses disparités concernant les indemnités pour charges de famille et de logement.

Ces discriminations et la méfiance du commandement étaient amèrement ressenties. Dès 1915, le lieutenant Bou Kabouya déserteur de l’armée française publia un livre, L’Islam dans l’armée française[16], dans lequel il dénonçait ces inégalités.

Presque un demi-siècle après, en 1959, paraissait celui du lieutenant Rahmani Abdelkader[17], L’affaire des officiers algériens, et les critiques furent aussi sévères et presque les mêmes. Il dénonça dans un chapitre intitulé « Le temps du mépris », les méfaits du statut. Les anciens officiers algériens écrivait-il,

sortaient du rang. Leur statut était spécial, tout comme leur utilisation dans les corps de troupe, où ils se bornaient généralement à rendre compte [...]. En campagne nul ne les valait pour faire le coup de feu et offrir fidèlement sa poitrine.

Il reprochait aux autorités d’exclure les musulmans des armes techniques : aviation, marine, transmissions, artillerie, blindés et génie, sous prétexte de

l’inaptitude des Algériens à assimiler la technique des armes dites savantes. On se méfiait de nous et il convenait de nous convaincre de notre infériorité [...].

Ces deux livres traduisent les déceptions des officiers musulmans écœurés par les injustices du règlement et l’espionnage constant dont ils étaient entourés.

Faut-il voir dans certaines révoltes de tirailleurs la conséquence de ces discriminations et de cette suspicion ? Incontestablement, le malaise créé par cette situation, maintes fois soulignée par les rapports des officiers du renseignement, fut à l’origine de certaines mutineries pendant la Seconde Guerre mondiale en particulier celle des tirailleurs algériens du régiment de marche du Levant en formation (ex 5e RTA) à Maison Carrée (banlieue d’Alger) le 25 janvier 1941[18], celle des tirailleurs sénégalais en cours de rapatriement à Thiaroye (banlieue de Dakar) le 1er décembre 1944, et enfin celle des tirailleurs maghrébins, algériens pour la plupart, en instance de rapatriement le 15 décembre 1944 à Versailles[19]. Dans les trois rebellions, les mutins revendiquaient « les mêmes droits que les Français ».

L’encadrement paternaliste

Face à cette situation et à défaut de réformes pour ramener l’égalité entre militaires musulmans et Européens, les chefs de corps et beaucoup d’officiers « indigénophiles » prônaient et cultivaient le paternalisme, à condition qu’il n’y ait pas de menace pour le pouvoir colonial. L’encadrement paternaliste, très répandu pendant la Grande Guerre fut largement utilisé durant la Seconde Guerre mondiale. Il consistait à apporter un soutien moral et matériel aux soldats musulmans de l’armée française en vue d’une meilleure intégration dans l’armée mais aussi en vue de leur préservation des propagandes antifrançaises des Allemands et des nationalistes maghrébins.

Des foyers du soldat indigène (Dar el-askri) furent aménagés dans les principales villes de France et d’Afrique du Nord. L’ouverture de salles de prière dans les corps recevant des indigènes devint une pratique de plus en plus courante. Le commandement veillait tant bien que mal aux « menus musulmans » et au respect des fêtes religieuses. Les instructions du ministère de la Guerre recommandaient de veiller attentivement aux rites d’inhumation. Des exemplaires du Coran furent distribués dans toutes les unités accueillant des musulmans. Les intendances s’attiraient souvent les foudres du commandement pour avoir distribué des conserves de porc ou contenant du saindoux.

Au front, l’encadrement paternaliste se poursuivait. Des officiers protestaient contre les discriminations dont étaient victimes les tirailleurs notamment en matière de permission. À l’arrière des fêtes divisionnaires étaient organisées autour de méchouis en plein air.

Quant aux tirailleurs, même s’ils étaient dans leur grande majorité satisfaits des efforts du commandement, il n’en demeure pas moins que beaucoup se méfiaient de cet islam officiel. Ils avaient l’impression que les Français en faisaient trop. Il n’était pas rare de voir certains délaisser leur salle de prière pour la faire en plein air. Les non-pratiquants d’entre eux protestèrent contre certaines pratiques du commandement. En décembre 1944, un commandant d’unité relevait cette remarque où les indigènes n’étaient pas prévus dans la distribution de vin :

Les indigènes nord-africains s’inspirant plus d’une logique personnelle que de l’esprit du Coran ne comprennent pas que les nécessités de la guerre les obligent à manger du porc mais ne les prévoient pas dans les distributions de vin [...]. S’il est normal de leur permettre le libre exercice de leur religion, il me paraît abusif de leur en imposer certains préceptes à des fins d’économie qui ne leur échappent certainement pas.[20]

Mais incontestablement l’affection dont les musulmans étaient entourés, suscitée par le paternalisme des chefs de corps créa un élan de solidarité entre eux et les Français. L’ordre militaire, semblait, dès lors, à la plupart des Maghrébins, finalement plus égalitaire que l’ordre colonial. Il s’agissait pour beaucoup de chef de corps de montrer à l’indigène la « vraie » France, libératrice et juste. Pour les musulmans, le passage dans l’armée contredisait formellement le contexte colonial. Le racisme des sociétés coloniales était souvent opposé à la fraternité d’armes dans les unités combattantes où toute discrimination paraissait suspendue. La population métropolitaine, qui les accueillit en libérateurs les réconforta dans l’idée d’une France différente. Mais si l’encadrement paternaliste permit l’intégration des musulmans dans l’armée, cette intégration demeurait relative et teintée de beaucoup d’ambiguïté.

Conclusion

Au total le Maghreb fournit à l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale si l’on additionne les chiffres de 1939-1940 et ceux de 1942-1945, pas moins de 800 000 combattants dont deux tiers d’indigènes. Le passage de cette masse de musulmans dans l’institution militaire ne pouvait pas rester sans conséquences sur l’évolution de leur mentalité par conséquent de l’évolution politique des pays d’origine. Durant cette guerre, en particulier, il favorisa la pénétration du discours moderniste dans la masse musulmane.

Le discours français sur la liberté et la justice fut repris par les nationalistes maghrébins et retourné contre la puissance coloniale. Ceci est particulièrement frappant dans le cas de l’Algérie où de très nombreux tirailleurs étaient originaires des régions où se déroulèrent les massacres de mai 1945. Les autorités françaises décidèrent d’ailleurs d’interrompre leur rapatriement. Beaucoup d’entre eux basculèrent définitivement dans le camp nationaliste dès le lendemain de la guerre. La fracture qui s’opéra au niveau de la société civile entre Européens et musulmans eut lieu aussi dans l’armée.

Durant la guerre d’Algérie, la plupart des cadres de l’Armée de libération nationale (ALN) algérienne avaient fait un passage dans l’armée française soit en tant qu’appelé du contingent soit en tant qu’engagé volontaire.

Bibliographie

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[1L’Afrique française, 1939, p. 214.

[2] Christine Levisse-Touzé, L’Afrique du Nord : recours ou secours, septembre 1939 - juin 1943. Thèse d’État, Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, 1991, p. 161.

[3] Conférence du 2 au 5 janvier 1941 à Alger sur les prisonniers nord-africains, organisée par le gouvernement général de l’Algérie, Archives du Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1P133.

[4] Voir Belkacem Recham, Les musulmans algériens de l’armée française (1919-1945). Paris : L’Harmattan, 1996.

[5] Dès les années 1920, les Allemands déclenchèrent une campagne de dénigrement contre les contingents coloniaux appelés Die Schwarze Scham (« la honte noire ») qui participaient à l’occupation de la Ruhr et de la Rhénanie.

[6] Voir Julien Fargettas, « Les tirailleurs sénégalais dans la campagne de 1939-1940 ». In Les troupes de marine dans l’armée de terre, un siècle d’histoire 1900-2000. Paris : Lavauzelle, 2001, p. 137-148.

[7] « Tata », en Afrique occidentale, signifie une « enceinte de terre sacrée » où l’on inhume les guerriers morts au combat.

[8] Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. T. II : L’unité, (1942-1944). Paris : Plon, 1956, p. 47.

[9] Jacques Frémeaux, « La participation des contingents d’outre-mer aux opérations militaires 1943-1944 ». In Institut d’histoire des conflits contemporains, colloque international (7-10 mai 1985), Les armées françaises pendant la Seconde Guerre mondiale. Paris : Fondation pour les Études de Défense nationale, 1986, p. 355-363.

[10] Paul-Marie de La Gorce, L’Empire écartelé (1936-1946). Paris : Denoël, 1988, p. 496-497.

[11] Robert Merle, Ahmed Ben Bella. Paris : Gallimard, 1967, p. 47.

[12Ibid., p 49.

[13] Anthony Clayton, France, Soldiers and Africa. Londres : Brasseys, 1988 ; cité dans Jean-Charles Jauffret (dir.), La guerre d’Algérie par les documents. T. I : L’avertissement (1943-1946). Vincennes : Service historique de l’armée de terre, 1990, p. 136.

[14] 3e division d’infanterie algérienne (DIA), État-Major, 2e Bureau, Affaires militaires musulmanes (AMM), Rapport technique, Archives du SHAT, 11P61.

[15] Statut et amélioration de la situation matérielle des indigènes nord-africains, Annexe au bulletin de renseignement sur les questions musulmanes de mars 1937, État-major des armées (EMA), Archives du SHAT, 7N4133.

[16] Hadj Abdallah Boukabouya, L’Islam dans l’armée française. Lausanne : Librairie nouvelle, 1917.

[17] Rahmani Abdelkader, L’affaire des officiers algériens. Paris : Seuil, 1959.

[18] B. Recham, Les musulmans algériens de l’armée française (1919-1945), op. cit.

[19] Thierry Godechot, « Prélude aux rebellions en Afrique du Nord : les mutineries des soldats maghrébins, décembre 1944 - mai 1945 ». Revue historique des armées, 2002.

[20] 1er Bureau, État-Major, 2e Bureau, AMM, 10 janvier 1945, Archives du SHAT, 11P186.


Citer cet article :
Belkacem Recham, «  Les militaires nord-africains pendant la Seconde Guerre Mondiale  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=262