ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


PEYROULOU Jean-Pierre

École des hautes études en sciences sociales

Le clientélisme : un pilier du du système colonial algérien. L’exemple d’un couple de notables guelmois avant le 8 mai 1945

Session thématique « La guerre d’indépendance algérienne : prémisses et débuts (1945-1955) »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 106

8 mai 1945, jour des fêtes de la victoire contre l’Allemagne. Des manifestations de Français musulmans se déroulent dans différents points du Constantinois. Certaines tournent à l’émeute. Des musulmans tuent cent deux Européens, principalement dans la région de Sétif. Au cours des opérations répressives, l’armée et des civils abattent plusieurs milliers de Français musulmans, une estimation précise étant impossible.

Position de la question

Devant un événement comme celui-ci, trois attitudes historiennes sont possibles et complémentaires. La première vise à établir des faits dont la connaissance évolue au gré de l’étude d’archives nouvelles[1] et du rassemblement de témoignages ou de récits[2]. La seconde correspond à une étude des structures des violences à partir d’une grille de lecture empruntant des éléments autant à l’histoire qu’aux sciences sociales de façon à établir des comparaisons avec d’autres phénomènes de ce type dans des contextes coloniaux similaires et d’en appréhender de la sorte les différences et les spécificités. La troisième consiste à penser que l’acmé de violence du 8 mai, y compris dans ses dimensions anthropologiques, peut aussi être comprise comme l’expression d’une construction sociale, politique et dynamique d’un système de relations, le système colonial, ne présentant guère de possibilité de réformes profondes et donc d’évolutions majeures. Grâce à la mobilisation exceptionnelle des services de l’État central ou local à cette occasion pour endiguer, réprimer ou comprendre, et donc grâce à la production d’archives particulièrement denses, on peut trouver, dans les violences paroxystiques des mois de mai et de juin 1945, le moyen d’étudier le fonctionnement d’un système colonial, à l’échelle locale, départementale, gubernatoriale et gouvernementale, la violence agissant comme le bain révélateur d’un système. C’est la question des conditions et des modalités sociales de la formation des relations politiques d’un système que nous souhaitons présenter[3], à une échelle locale peu exploitée par l’historiographie sur l’Algérie[4], à partir d’un exemple relatif à deux personnages pris dans l’un des deux principaux épicentres de la violence, le 8 mai 1945, l’arrondissement de Guelma, dans le nord du département de Constantine.

Ville moyenne du Nord-Constantinois de 20 500 habitants, située dans une plaine agricole arrosée par la Seybouse, fertile et céréalière, assez densément peuplée, la ville de Guelma apparaissait assez privilégiée en 1945, dans le contexte algérien et celui de la fin de la guerre, aussi bien sur le plan frumentaire et du ravitaillement que sur le plan sanitaire, en comparaison du reste du département. Le rapport des communautés était assez classique de cette région d’Algérie : une large majorité de musulmans d’Algérie (16 000) et une solide minorité d’Européens (4 500), dont une forte proportion de juifs que leur statut politique et leur niveau de vie assimilaient au groupe européen à Guelma. La proportion des Français musulmans augmentait dans les gros villages d’Héliopolis, Millésimo et Petit, situés dans un rayon de cinq kilomètres autour de la ville, et plus encore dans la commune mixte de l’Oued Cherf. Depuis les années 1920, l’évolution démographique et foncière, favorable aux musulmans, installait les 11 352 Européens de la région, auxquels échappait une part croissante du contrôle de la terre[5], dans une situation de minorité ethnique par rapport à 180 015 Français musulmans. Ce fut sur les bases de cette reconquête foncière et de cet essor démographique que reposa le développement de ce qu’il est convenu d’appeler le nationalisme algérien. Cette évolution n’était pas propre à la région de Guelma[6]. Elle était plus marquée et plus précoce dans le Constantinois que dans les deux autres départements. Mais dans les communes de l’arrondissement de Guelma, les Européens avaient une conscience beaucoup plus aiguë du danger de leur submersion par la masse musulmane que dans des villes comme Constantine, Bône ou Philippeville, où le nombre, l’encadrement administratif, l’appareil de maintien de l’ordre civil et militaire donnaient aux Européens une sécurité, réelle et perçue, plus grande.

Un double système clientéliste

Les communautés guelmoises européennes et musulmanes étaient dominées par deux principaux personnages, Marcel Lavie et Smaïl Lakhdari. Ils disposaient des fondements de la puissance et du prestige et organisaient, avant et après le 8 mai 1945, leurs communautés respectives. Le récit des événements de Guelma qu’écrivit en 1946 Marcel Reggui[7], un citoyen français d’origine musulmane converti au catholicisme, accorde à ces deux hommes un rôle de premier plan. Les archives de la préfecture de Constantine, principalement les dossiers de colonisation, pour le premier, et du service de liaisons nord-africaines, permettent d’examiner leurs positions et de suivre la formation de leurs clientèles[8].

Marcel Lavie était le descendant d’une famille alsacienne parmi les premières à s’installer dans la région en 1834, avant même la conquête du beylik de l’Est. La proximité avec l’armée favorisa la rapidité de l’ascension des Lavie qui prospérèrent en vendant le nécessaire aux troupes de Danrémont, Valée, Lamoricière et Bedeau pendant la conquête de l’Est. Ils augmentèrent leur fortune en rachetant en 1868 les dettes contractées par Mokrani, dont ils se payèrent grâce au séquestre de 1871, en raison de leur position dans le milieu judiciaire de Constantine. Cela leur permit de se constituer sous la IIIe République un vaste patrimoine foncier dans tout le Constantinois, centré dans la région de Philippeville et de Guelma[9]. Dans une région de moyenne propriété coloniale, à la différence de Sétif, les Lavie étaient en 1945 les seuls grands colons de type capitaliste, possédant plusieurs minoteries, une entreprise de pâtes et de semoule et une huilerie dans la campagne proche de Guelma, à Héliopolis en particulier, où ils s’établirent, et qu’alimentaient d’une part la production d’un domaine de près de deux mille hectares en partie emblavé, où travaillait une main-d’œuvre européenne et musulmane, et d’autre part les livraisons des moyens agriculteurs européens et des paysans de la Société indigène de prévoyance (SIP) de l’Oued Cherf. Les minoteries Lavie constituaient le principal débouché du blé du canton. Les productions étaient exportées vers la métropole, même en 1945 en dépit de la crise du ravitaillement en Algérie. Les relations commerciales et les solidarités économiques verticales, unissant les Lavie aux petits et moyens colons de la région, étaient complétées par les positions et les solidarités politiques. L’ensemble conférait aux Lavie un statut de notable de deuxième rideau en Algérie, derrière un homme comme Paul Cuttoli qui fut, pendant un demi-siècle, jusqu’en 1945, le grand ordonnateur de la politique départementale.

Conseiller général et membre des Délégations financières pour le collège colon, Marcel Lavie n’avait pas d’idées politiques solidement arrêtées, sinon celle de la défense des intérêts coloniaux. Il était le représentant dans l’arrondissement du système radical, mis en place au début du siècle, centriste par son positionnement sur l’échiquier politique, conservateur quant aux idées, et qui était l’expression politique d’un consensus élaboré au début du siècle, à la fin de l’installation foncière européenne, entre d’une part la grande colonisation, favorable aux opportunistes jusqu’en 1906, et dont faisaient partie, au plan patrimonial et économique, les Lavie, et d’autre part, la petite colonisation plus volontiers radicale. Toutefois, les Lavie prirent soin de ne jamais être en première ligne dans la politique locale guelmoise, laissant à Donat Maubert, un moyen colon modéré et ouvert, le soin de conduire une municipalité républicaine et radicale, fédérant l’ensemble des tendances politiques de la ville de 1935 à 1945, tout en étant élu au conseil municipal aux côtés de ses clients, au sens commercial et politique, les colons Palluel, Bezzina, Gauci et Fauqueux, le médecin Jouane, etc. Demeuré discret sous Vichy, Marcel Lavie était violemment hostile à la politique réformatrice du gouvernement : hostile aux réformes permettant un meilleur accès au crédit des musulmans des SIP grâce à des fonds spéciaux attribués aux caisses agricoles dans le cadre de la politique en faveur du développement d’un paysannat indigène, parce qu’elles pénalisaient, selon lui, les agriculteurs européens, hostile à l’ordonnance de mars 1944 élargissant la citoyenneté française à des musulmans sans renoncement à leur statut, hostile au projet de suppression de l’un des deux collèges électoraux, le collège colon, aux Délégations financières, et sa fusion avec l’autre collège européen, celui des non-colons. Aussi était-il favorable en 1945 à la reconduction du statu quo colonial d’avant-guerre en menant une traditionnelle politique de fermeté envers les musulmans, tout en ne manquant pas de se présenter à l’occasion comme un évergète oriental, donnant des dhifa, comme celle qui était destinée à fêter le 8 mai, à Héliopolis, avec tout le personnel rassemblé. Marcel Lavie soutenait un vieux maquignon kabyle, Dahel, ancien conseiller général à la fin des années 1920, pour s’opposer à la montée d’un homme nouveau dans les années 1930, Smaïl Lakhdari, qui, dans le cadre du rapport de domination colonial existant, se constitua des positions de premier plan lui conférant rapidement une place parmi les dominants.

Médecin à Guelma, Smaïl Lakhdari[10] commença sa carrière politique en 1934 quand il fut élu conseiller général de Guelma dans le collège musulman sur des thèmes assimilationnistes. Il faisait partie de la fédération des Élus du Constantinois, créée par le docteur Bendjelloul, et dont Ferhat Abbas était l’un des principaux chefs avant qu’il ne prenne ses distances avec elle. Aux élections municipales de 1935, il fut élu avec neuf autres musulmans dont sept de son clan. N’obtenant pas du maire, Donat Maubert, la nomination de son beau-frère, Salah Bensaci, au poste d’adjoint au maire, il fit voter les élus musulmans pour Gaston Jouane. Pour la première fois, Lakhdari démontrait que les musulmans pouvaient être les arbitres lors des municipales si les Européens étaient divisés, et montrait ainsi sa capacité de nuisance si des concessions ne lui étaient pas accordées. Une fois devenu une personnalité de premier plan dans le département après son élection aux Délégations financières, il adopta, comme Marcel Lavie, une position en retrait et confia les élus musulmans à son beau-frère. Pétainiste fanfaronnant à Vichy et à Alger, signataire du Manifeste en 1943 avant de retirer son nom, puis gaulliste grandiloquent, Lakhdari disposait au début de l’année 1945 d’atouts considérables. Par l’intermédiaire de son beau-frère Bensaci, président de la SIP, il contrôlait le ravitaillement des douars de la région, dont l’approvisionnement dépendait de la soumission à Lakhdari, malgré le contrôle théorique de l’administrateur de la commune mixte. Par ailleurs, il délivrait les certificats de vaccination contre le typhus, nécessaires à la validation de la carte alimentaire. Il avait son mot à dire dans les nominations des sous-préfets. Il contrôlait également le personnel musulman de la police de la ville, trop récemment étatisée pour que les policiers fussent soustraits à l’influence locale, et en particulier à celui auquel ils devaient leur nomination. Lakhdari assurait ainsi le maintien de l’ordre dans la ville musulmane. Il jouissait aussi du soutien d’une confrérie d’anciens soldats musulmans comptant trois cents membres à Guelma, les Amaria, institution suffisamment importante et légitime pour fabriquer une clientèle et pour constituer un instrument de ralliement des suffrages pour les élections. Enfin, notre homme contrôlait jusqu’en février 1945 la troupe scoute de Guelma, En Noudjoum. Conformément aux pratiques en vigueur dans la société musulmane, le docteur Lakhdari avait tissé autour de lui un système d’allégeance aux ramifications complexes sur la base des liens familiaux, des positions politiques locales et algéroises et des liens confrériques. Les pouvoirs politiques préféraient les méthodes du vieux Dahel[11], mais acceptaient les intrigues de Lakhdari qui, à la différence du premier, marchandait constamment auprès des pouvoirs publics ses positions dans la société musulmane dans laquelle il assurait l’ordre.

La ville de Guelma reposait depuis les années 1930 sur cet équilibre politique dont les deux piliers étaient Marcel Lavie et Smaïl Lakhdari. L’affaiblissement de l’État, d’une part, et le développement du nationalisme, d’autre part, perturbèrent l’équilibre du système.

La perturbation du système clientéliste

L’affaiblissement général de l’État depuis 1940 en Algérie, la vulnérabilité des structures politiques et administratives - communes de plein exercice et communes mixtes - mises en place au début de la IIIe République quand la pression de la démographie musulmane était beaucoup plus modeste et quand le peuplement avait un maillage plus lâche, mais devenues obsolètes pour encadrer une population de plus en plus nombreuse et gagnée au nationalisme, affectèrent les deux systèmes clientélistes mis au point avant la guerre.

Trois faits perturbèrent les relations entre le système clientéliste européen guelmois et les pouvoirs publics locaux. Comme dans la plupart des communes françaises, Guelma glissait à gauche. Le maire, Donat Maubert, campé sur des positions modérées, radicales-conservatrices, de l’entre-deux-guerres, n’avait plus le soutien de Marcel Lavie et de son fils Louis, qui portaient leurs préférences à un instituteur socialiste, Henri Garrivet, pour les élections de l’été 1945. Comme dans de nombreux arrondissements métropolitains ou algériens soumis aux difficultés du gouvernement à renouveler le personnel préfectoral, le poste de sous-préfet de Guelma resta vacant les premiers mois de l’année 1945, avant d’être attribué à la fin du mois de mars 1945 à l’ancien résistant André Achiary. Cette situation conféra à Marcel Lavie une influence prépondérante, qui n’était pas contrebalancée par un représentant du pouvoir central, en particulier dans le domaine du maintien de l’ordre et de la protection des colons. Enfin, la peur des colons devant l’évolution de la situation algérienne poussait le conseiller général et délégué financier à agir, et transformait le sous-préfet en chef d’une communauté ethnique européenne sur la défensive.

De l’autre côté, l’essor du nationalisme priva Lakhdari d’une partie de sa clientèle politique. Ce phénomène fut d’autant plus fort que l’adhésion au nationalisme passait par les liens familiaux et par les différents liens communautaires, si bien que, conformément aux pratiques unanimistes de la société musulmane, ce fut l’ensemble de la population arabe de la ville qui adhéra aux Amis du Manifeste de la liberté (AML). Mais l’originalité de la situation guelmoise tient à la très forte mobilisation des petites communes des alentours et des douars, disposant chacun de sections AML entièrement dominées par le Parti du peuple algérien (PPA), ce qui montre que l’idée nationale, qu’elle prit la forme fédérale ou indépendantiste, s’était très tôt « immiscée dans la relation ville-campagne »[12], conférant une énergie puissante à la mobilisation politique en 1945. Le canton de Guelma comptait, en mars 1945, 11 sections des AML sur les 235 couvrant l’Algérie, composées à 75 % de sympathisants du PPA. 4 992 musulmans cotisaient aux AML sur les 110 000 habitants du canton. Si on tient compte du fait que l’adhésion aux AML se faisait sur une base familiale, la moitié des familles musulmanes environ cotisait aux AML. L’adhésion aux AML représentait une politisation nouvelle, d’une ampleur jamais connue, et une ouverture au monde pour des ruraux et des urbains sur le plan des idées, tout en reposant sur des bases strictement communautaires et sur l’appartenance religieuse. Se mettre en dehors des AML en 1945, du moins localement, revenait à s’exclure de la communauté, si bien que même des membres du clan Lakhdari cotisaient aux AML.

Dans les scenarii électoraux qu’étudiait Robert Montagne pour Yves Chataigneau en octobre 1944[13], Smaïl Lakhdari devait s’assurer l’intégralité du second collège. Mais, depuis 1945, le docteur perdait, les unes après les autres, les positions patiemment acquises depuis 1935. Les scouts passaient au PPA. Une grande partie des Guelmois se tournait vers des hommes nouveaux appartenant à la petite bourgeoisie musulmane commerçante, aisée, éduquée, lettrée en français et en arabe. Les uns étaient des modérés. Mohammed Reggui, membre des AML, hôtelier, président de la cultuelle musulmane, proche de la médersa réformiste, était sur le point de convertir une réussite sociale en succès politique aux élections de 1945, avec le soutien du leader nationaliste Ferhat Abbas contre Smaïl Lakhdari qui s’était éloigné du Manifeste. Les autres étaient plus radicaux et militaient au PPA, comme les Séridi, les Abda, les Ouartsi, ou Gasmi. Ce dernier était par exemple un modeste employé des Ponts et Chaussées qui joignait, dans une acculturation politique moins étrange qu’il n’y paraît après coup et constituée d’agrégats successifs, une appartenance au PPA, une responsabilité de commissaire régional des scouts et le secrétariat de la section CGT des Ponts et Chaussées du canton.

Les évolutions des rapports de force internes aux deux communautés eurent pour conséquence de radicaliser les positions et les moyens mis en œuvre dans les deux communautés, dans une situation internationale nouvelle, marquée par la victoire et la naissance des Nations Unies, et dans un contexte politique régional qui, du Levant au Maroc, y poussait.

Les radicalisations internes

Le 14 avril 1945, à l’instigation de Marcel Lavie, le sous-préfet, nouvellement installé, décida la création d’une milice civique dans le but d’assurer la protection des colons : « ramassage des colons isolés »[14] de la région, « positions de défense établies dans les fermes »[15]. Sur le plan des moyens, « tous les hommes valides des centres et des fermes » devaient être « utilis[és] et armés par l’autorité militaire »[16]. Il serait plus juste de parler pour la région de Guelma de milices civiques au pluriel. En effet, outre les miliciens de Guelma, pas encore armés le 14 avril en raison du refus du maire Donat Maubert, cent soixante-quinze colons miliciens furent levés dans huit communes et en partie armés : cinquante à Héliopolis, quarante à Petit, quinze à Millésimo, des communes proches de Guelma et peuplées d’Européens encore en assez grand nombre, dix à Guelaat-bou-sba, soixante à Galliéni, vingt-trois à Gounod, douze à Clauzel, vingt à Hammam-Meskoutine, des villages où la présence européenne était plus faible. Le sous-préfet de Guelma informa de ce plan défensif le préfet de Constantine, Lestrade-Carbonnel, qui n’acquiesça pas, pas plus qu’il ne s’opposât aux entreprises guelmoises du 14 avril. André Achiary entendait étendre le principe des milices civiques au reste de l’arrondissement. Faute d’une réponse de Lestrade-Carbonnel, six conseillers généraux, dont Marcel Lavie, apportèrent, le 23 avril, la couverture politique à la création des milices dans la région de Guelma. Les colons, apeurés par l’essor du mouvement des AML, comprenant que leurs jours sur la terre algérienne étaient comptés, avaient enfin trouvé dans la personne d’André Achiary un homme capable de les entendre en créant des groupes d’autodéfense - les uns pas encore armés à Guelma, les autres déjà armés dans les villages de la périphérie -, ce que furent au départ les milices, qui n’avaient en fait rien de très nouveau.

La question qui se pose n’est pas tant de savoir si la mise en place de cette milice s’inscrit dans le cadre d’une politique de répression préventive ou constitue une réponse au climat de peur, facteur décisif dans les événements du printemps 1945, qui s’installait fortement dans la région. La question est plutôt de se demander pourquoi ce qui semble être aujourd’hui une radicalisation des Européens de Guelma n’entraîna pas une réaction des pouvoirs publics algérois ou du moins constantinois, alors que l’appareil de maintien de l’ordre était loin d’être plus médiocre à Guelma qu’ailleurs. Plusieurs réponses sont possibles et complémentaires. La première tient à la personnalité et au passé d’André Achiary, commissaire de police, ayant donc une culture de l’ordre, résistant de premier plan en Algérie, ancien des services spéciaux de la France libre, nouvellement promu dans des fonctions de sous-préfet, ayant des ambitions politiques plutôt proches des socialistes en 1945, et faisant figure avant l’heure d’un socialiste à poigne à la Robert Lacoste.

Mais cette explication est secondaire par rapport à la confusion des pouvoirs publics dans le domaine de la politique à conduire face à un mouvement nationaliste puissant, mais très divisé entre ses différentes tendances, AML, PPA et Oulama, et entre le sommet et la base. Si le gouvernement eut bien une politique réformatrice en Algérie, il n’y eut pas, avant le 8 mai 1945, ni au niveau du gouvernement général, ni à celui de la préfecture de Constantine, une politique de maintien de l’ordre bien définie, les hésitations entre répression et laisser-faire prévalant jusqu’à la fin du mois d’avril. Les autorités locales eurent ainsi dans les faits une grande liberté pour agir comme elles l’entendaient et le pouvaient. Dans ces conditions, en tenant compte du contexte politique et démographique obligeant les élus européens à répondre à la demande angoissée de sécurité de leur communauté, et sans compter la surenchère dans la perspective des élections à venir, l’influence du milieu colonial et de ses élus sur le sous-préfet fut déterminante. Enfin, ce qui peut apparaître aujourd’hui comme une radicalisation des comportements politiques et sociaux des Guelmois s’inscrivait dans une pratique ancienne que les pouvoirs civils chargés du maintien de l’ordre avaient intégrée. En effet, l’existence de milices d’autodéfense remonte à Guelma à la fin du xixe siècle, quand l’insécurité, le vol et les assassinats de colons sévissaient fortement dans la région. Ces milices pratiquèrent alors des expéditions punitives dans des douars, dont les archives du comice agricole de Guelma portent témoignage. La loi de 1881, adoptée à l’époque du code de l’Indigénat, et l’instruction gubernatoriale du 15 avril 1901 organisant la défense civile des centres de colonisation légalisèrent des pratiques datant de l’établissement du régime civil en Algérie. Or, en poussant Achiary à réactualiser une pratique légale, celle des colons en armes, et en demandant son extension le 23 avril, Marcel Lavie répondait au désir de ses électeurs et de ses livreurs en grains dont les parents, voire eux-mêmes, avaient déjà été colons-miliciens, même s’ils n’en portaient pas le nom dans les années 1880-1900. Ce fut en ce sens que les obligations réciproques du système clientéliste, favorisèrent le recours à une violence constitutive des rapports sociaux entre Européens et musulmans, et qui trouvait dans la légalité et dans l’histoire coloniale depuis la conquête, des espaces juridiques et culturels, de légitimation. Or, à notre connaissance, Smaïl Lakhdari ne protesta pas contre la décision du 14 avril auprès des autorités préfectorales et gubernatoriales.

En effet, il était occupé par la montée des AML, et par l’émergence d’hommes nouveaux à Guelma qui remettaient en cause sa position d’interlocuteur, dur en affaires, entre les pouvoirs publics et les musulmans. Ce fut à ce stade que les intérêts de Marcel Lavie et de Smaïl Lakhdari se rejoignirent, alors que le premier tenait parfaitement en main sa clientèle, tandis que le second la voyait s’échapper. L’élimination des responsables des AML permit à Lakhdari de restaurer puis d’accroître ses positions politiques. Après la tourmente des mois de mai et juin 1945, pendant laquelle il resta à Alger, il redevint l’homme fort de Guelma, remporta toutes les élections de l’été et de l’automne 1945, et rallia sur la liste municipale musulmane qu’il patronnait, une partie des anciens PPA encore vivants, sa clientèle assurant ainsi la réintégration des brebis égarées encore vivantes du printemps 1945 dans le système colonial local. Il fut réélu conseiller général et député à l’Assemblée constituante tandis que Louis, le fils de Marcel Lavie, succéda à son père comme conseiller général. Le clientélisme était ainsi reconduit, l’un des piliers du système colonial, incapable d’évolution interne[17], et donc, dans le contexte mondial de la décolonisation s’ouvrant après guerre, condamné à disparaître.

La structure politique et sociale de l’Algérie coloniale, dont l’un des nombreux éléments était le système clientéliste et dont nous avons donné un exemple, eut raison des volontés réformatrices, certes limitées mais réelles, de la métropole.


[1] Dans l’ordre chronologique : Charles-Robert Ageron, « Les troubles du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ? ». Vingtième siècle, revue d’histoire. 1984, n° 4, republié dans Genèse de l’Algérie algérienne. Saint-Denis : Éditions Bouchène, 2005, p. 467-485. Redouane Ainad Tabet, Le mouvement du 8 mai 1945. Alger : OPU, 1987 (2e édition). Francine Dessaigne, La paix pour dix ans. L’insurrection de Sétif, Guelma et du Constantinois en mai 1945. Nice : Éditions J. Gandini, 1990. Jean-Charles Jauffret (dir.), La guerre d’Algérie par les documents. T. I : L’avertissement. Vincennes : SHAT, 1990. Boucif Melkaled, Chronique d’un massacre. 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata. Paris : Au nom de la mémoire - Syros, 1995. Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1950. De Mers el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois. Paris : La Découverte, 2002. Jean-Louis Planche, Sétif 1945. Histoire d’un massacre annoncé. Paris : Perrin, 2006.

[2] Marcel Reggui, Les massacres de Guelma, préface de Jean-Pierre Peyroulou. Paris : La Découverte, 2006.

[3] Voir Gérard Noiriel, État, nation et immigration, vers une histoire du pouvoir. Paris : Belin, 2001, chapitre I : « Une histoire sociale du politique est-elle possible ? », p. 25-44 et sur la question de l’événement, p. 55-60.

[4] Sur la rareté de monographies, d’analyses microhistoriques ou simplement d’histoire sociale, voir Guy Pervillé, Atlas de la guerre d’Algérie. Paris : Autrement, p. 5, et Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? Paris : Seuil, 2005, p. 380-384.

[5Annuaire statistique de l’Algérie, 1936.

[6] Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie 1930-1962. Paris : Flammarion, 2005 (2e édition), p. 69-93.

[7] M. Reggui, Les massacres de Guelma, op. cit.

[8] Sur le clientélisme dans la société algérienne, voir Mohammed Harbi, « Clientélisme et clanisme, aperçu historique ». Naqd, n° 19-20, p. 13-17.

[9] Dossier de colonisation. Archives nationales (AN). Préfecture de Constantine. France-Centre des archives d’Outre-mer (FR-CAOM) 93/2072 et 2116 ; et Jacques Bouveresse, Les délégations financières algériennes (1898-1945). Thèse de doctorat d’État en Droit, Université de Nancy II, 1979, t. II, p. 344-350 et p. 388.

[10] Dossier Lakhdari. Préfecture de Constantine. Service de liaisons nord-africaines (SLNA). AN. FR-CAOM 93/4408.

[11] Notice de renseignements. Préfecture de Constantine. SLNA. AN. FR-CAOM 93/4261.

[12] Omar Carlier, Modèles centraux et terrains périphériques : la relation ville-campagne et le cas de la mobilisation politique dans le Nord-Constantinois (1930-1954). Oran : CRASC, 1988, p. 42.

[13] Rapport de mission dans la province de Constantine. Cabinet du gouverneur général de l’Algérie. AN. FR-CAOM Gouvernement général de l’Afrique (GGA) 8 cab 103.

[14] Compte rendu de la conférence du 14 avril par le sous-préfet. Préfecture de Constantine. AN. FR-CAOM 93/4166.

[15Ibid.

[16Ibid.

[17] Comme l’a montré Mohammed Harbi pour la région voisine d’El-Arrouch et de Skikda (Philippeville), Une vie debout. Mémoires politiques. T. I : 1945-1962. Paris : La Découverte, 2001, chapitre II : « Les années d’apprentissage », p. 32-61, et chapitre III : « D’El-Arrouch à Skikda », p. 62-92.


Citer cet article :
Jean-Pierre Peyroulou, «  Le clientélisme : un pilier du système colonial algérien. L’exemple d’un couple de guelmois avant le 8 mai 1945  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=260