ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


CORNATON Michel

Université Lumière - Lyon II

Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie

Session thématique « Une guerre de reconquête coloniale »

Mercredi 21 juin 2006 - Après-midi - 14h00-16h00 - Salle F 08

« Rien, dans la guerre d’Algérie, n’est aussi important que le problème des regroupements. Rien aussi n’a été plus tardivement et plus mal connu de l’opinion française[1]. » Cette déclaration, signée Pierre Vidal-Naquet, n’a pas pris une ride depuis 1962. Deux ans plus tard, Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad introduisaient ainsi leur ouvrage Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie :

De tous les bouleversements que la société rurale a subis entre 1955 et 1962, ceux qui ont été déterminés par les regroupements de populations sont sans aucun doute les plus profonds et les plus chargés de conséquences à long terme.[2]

Les camps de regroupement représentaient un lourd héritage pour l’Algérie, tant ils occasionnaient de misères tragiques et de ruptures de toutes sortes, sans contredit un des problèmes les plus urgents à régler au lendemain de l’indépendance. On aurait pu s’attendre à ce que le gouvernement algérien se penchât sur le sort de ces populations déshéritées. Si l’autorité centrale se désintéressait des regroupés, du moins pouvait-on espérer qu’elle réfléchirait à l’expérience des regroupements avant de se lancer dans une vaste politique de reconstruction. Il n’en fut rien. Des deux côtés de la Méditerranée, on a voulu ignorer les camps de regroupement : ils n’existaient plus, puisque leurs habitants étaient, paraît-il, tous partis. Or, ainsi que je l’ai constaté entre 1963 et 1965, tous les centres, à de rares exceptions près, se sont maintenus voire agrandis. Plusieurs thèses de géographie, telles celles de Pierre Peillon en 1972 et de Gérard Bataille en 1979, attestent de la pérennité du phénomène.

L’historique des camps de regroupement d’Algérie

Dès les premières semaines du conflit, on parle des zones d’insécurité. En 1954, cette appellation concerne plus la troupe que les habitants : dans ces zones, les déplacements doivent se faire obligatoirement sous la protection des convois. Comme il est impossible de faire jouer l’effet de surprise parmi ces paysans-rebelles, le commandement envisage, dès la fin de l’année 1954, un quadrillage systématique du terrain afin d’isoler les rebelles. En raison de l’extrême morcellement de l’habitat, cette solution paraît vite irréaliste. Un grand nombre de postes militaires sont mis en place, mais ils ne peuvent indéfiniment augmenter : il est impossible d’en placer un dans chaque mechta isolée. Aussi les zones d’insécurité se transforment-elles en zones interdites. La population avait quelques jours, parfois quelques heures, pour évacuer ces zones et rejoindre un périmètre délimité. La plupart du temps, par nécessité opérationnelle, on n’avertissait pas les habitants : ils voyaient arriver à eux les camions militaires, qui encerclaient le village avant de les transporter ou non vers un poste militaire. Tout ce qui se trouvait dans la zone était alors déclaré rebelle et pouvait être soumis au feu de l’infanterie et de l’aviation. De loin, on suivait l’avance de la zone interdite grâce aux colonnes de fumée des mechtas incendiées. On vit descendre des montagnes des cohortes de pauvres gens poussant devant eux leurs bourricots et le peu de bétail qu’ils avaient pu sauver du massacre. Rien n’avait été prévu pour les accueillir. Ils s’entassèrent dans les gourbis de piedmont, sur le pourtour du massif interdit, espérant ainsi contacter les maquisards et envoyer paître leurs bêtes dans la zone interdite. Il était fréquent de compter une douzaine de personnes par pièce de dix mètres carrés. La plupart durent vendre leurs maigres troupeaux afin de subsister et, comme ils ne pouvaient plus cultiver leurs champs, ils furent réduits à un état de misère totale, au point, en certains endroits, de manger de l’herbe et des racines.

Entre 1955 et 1957, les zones interdites vont s’étendre à toute l’Algérie : après l’Aurès, elles gagneront le Nord-Constantinois, l’Edough, les Kabylies, le Dahra, l’Atlas saharien. Quelle était leur efficacité ? Ce système permettait aux fellaghas de se loger dans les maisons vides, de se nourrir avec ce qui avait été abandonné, de se reposer. Ils pouvaient descendre le soir dans les mechtas du piedmont, d’où ils remontaient au petit matin. Par crainte des représailles de l’armée française, certains habitants n’osaient pas ouvrir aux rebelles, qui faisaient payer cher ces hésitations. Les mechtas où l’appui aux « terroristes » avait été reconnu étaient détruites. Ils s’installaient alors dans d’autres, détruites à leur tour. Les unes après les autres, les habitations étaient transformées en pans de murs calcinés. Pris entre ces deux feux, au sens propre comme au figuré, les habitants partaient sursaturer les agglomérations voisines. La course aux fellaghas continuait, sans fin, jusqu’au jour où le commandement comprit que, dans la guerre révolutionnaire, il n’importait pas tant de reconquérir le terrain que la population.

À partir de 1957, « bien des commandants de sous-quartier, de quartier et de secteur estimèrent alors qu’il n’y avait qu’une solution pour faire cesser cet état de fait, appliquer la méthode Mao Zedong : “Le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau, retirez l’eau et le poisson crève.” En d’autres termes, il fallait regrouper pour contrôler la population des mechtas éparses et le fellagha devait alors errer le ventre creux et l’âme vide ; il finirait par mettre bas les armes »[3]. Comme on le voit, le regroupement n’avait qu’un objectif militaire : le premier but est d’affamer le fellagha et de le priver de tout lien avec les siens. Il apparaît avant tout comme une machine de guerre qui permet de couper l’Armée de libération nationale (ALN) de ses assises populaires et de ses soutiens logistiques indispensables - ravitaillement, recrutement, soins, guides et renseignements. Par contrecoup, cette masse de regroupés allait servir de pâte à modeler aux officiers d’action psychologique qui rêvaient de « mise en condition », notamment ceux qui avaient subi les lavages de cerveau des Chinois et Indochinois.

Les camps de regroupement sont la conséquence, plus exactement le complément, des zones d’insécurité, qui deviendront les zones interdites. Ce n’est que plus tard qu’on leur trouvera toutes sortes de justifications, alors que l’objectif militaire sera toujours primordial. L’historique des camps doit se faire en liaison avec la politique des zones interdites et non pas seulement en se référant aux tardifs textes et directives qui exposèrent une politique de regroupement. La prétendue doctrine a été précédée partout de la pratique et les véritables inventeurs n’ont pas été les théoriciens de la Délégation générale. Au fait, qui furent les inventeurs ? La plupart du temps, on a écrit que les premiers regroupements furent créés en 1957. Ce fut au cours de ces années qu’ils s’étendirent à toute l’Algérie mais ils existaient déjà bien avant. Une fois de plus, c’est dans les Aurès qu’on trouve l’origine de ce fait. Grâce aux documents et témoignages recueillis, j’ai pu montrer que les premiers camps datent de 1955 et que leur créateur fut le général Georges Parlange.

Le 7 mai 1955, le général Parlange est nommé commandant civil et militaire des Aurès-Nementchas, foyer de la rébellion. C’est un « vieux Marocain », formé à l’école de Lyautey, connu pour son courage et sa franchise. Il parle plusieurs « dialectes indigènes » et bénéficie d’une grande autorité parmi ses pairs. D’après l’instruction ministérielle signée du président du Conseil, Edgar Faure, du ministre de l’Intérieur, Maurice Bourgès-Maunoury et du général Koenig, il dispose de pouvoirs exceptionnels. Lorsqu’il arrive à Batna, la politique des zones interdites est pratiquée depuis plusieurs mois. Les légionnaires et les parachutistes ne se soucient pas des survivants qui, agglutinés dans des périmètres délimités, meurent de faim et de froid. Officier des Affaires indigènes, Parlange a une conception de la guerre qui diffère sensiblement de celle des « Indochinois ». Avec le faible effectif dont il dispose, il estime que la politique des zones interdites doit être poursuivie, à condition qu’on se préoccupe du sort des habitants expulsés. Ce n’est pas là pur souci philanthropique : Parlange ne continuait-il pas à appliquer la politique des zones interdites à l’origine du déplacement des populations ?

À le lire et à l’entendre, on peut dire que ce furent tout à la fois son souci de l’homme et sa conviction de gagner la guerre par la conquête des âmes qui amenèrent le général à créer des centres de réfugiés qu’on appellera plus tard centres de regroupement. Il écrira le 28 juillet 1960 :

Les trois premiers regroupements de l’Aurès ont été faits en 1955 dans les trois centres de M’Chounèche, T’Kout, Bou Hamama, car les bandes rebelles exerçaient sur les habitants de ces montagnes difficiles et très boisées une pression ou des exactions que la diminution de nos moyens ne nous permettait plus d’empêcher.[4]

Le regroupement de M’Chounèche a dû être le premier de toute l’Algérie. Georges Parlange demandait qu’on ne fît aucune zone interdite supplémentaire sans avoir prévu une base d’accueil pour les expulsés. Mais la plupart de ses subordonnés ne s’embarrassaient pas de ces considérations humanitaires. Il dut entrer en conflit avec son adjoint militaire lui-même, le général Vanuxem, un dur, ancien séminariste et objecteur de conscience :

Dans la région de Menaa, si mes souvenirs sont exacts, Vanuxem décida, sans mon accord ni celui des autorités administratives, de faire évacuer leurs habitations à des centaines de gens et de les rassembler à proximité de la SAS, sans abris ni ressources. Nous devions improviser pour venir en aide à ces pauvres gens, pour les loger et les nourrir. Les moyens financiers nécessaires ne furent accordés qu’après de multiples démarches et au bout d’un temps assez long. Mes observations à Vanuxem furent l’objet d’échange de lettres manquant souvent de cordialité, mais sans qu’il ne modifiât sa façon de faire, au point que je dus proposer d’être relevé de mon commandement, sinon pour mettre un terme à son action, du moins pour la ralentir.[5]

Ainsi les premiers regroupements, qui répondaient à des soucis d’humanité, ne furent jamais très nombreux. Cependant, au fil des mois, on s’aperçut qu’ils devaient être le complément indispensable d’une politique efficace des zones interdites. Dès lors qu’ils furent conçus comme une machine de guerre, les centres se multiplièrent. En ce sens, s’il est faux de prétendre que les premiers furent créés en 1957, il est exact que cette année fut le point de départ d’une politique des regroupements. Il est symptomatique de remarquer que des officiers opposés à la création des premiers centres en devinrent par la suite les plus chauds partisans. De l’aveu même du général Parlange, les camps n’avaient plus rien à voir avec la conception qu’il s’en faisait[6].

À la fin de l’année 1958 commencèrent la construction des barrages frontaliers et les grandes opérations du plan Challe qui ébranlèrent l’organisation rebelle et touchèrent rudement les populations. Sous prétexte que rebelles et paysans se confondaient, on baptisait facilement suspects tous les paysans et bergers que l’on rencontrait, ce qui mettait plus à l’aise pour les torturer et les abattre. Chaque soir, dans les bulletins de renseignements quotidiens (BRQ) - que je recevais à l’état-major de Fort-National (dorénavant Larbaa Naït Iraten), où je fus affecté un moment au service chiffre - on pouvait écrire au besoin qu’ils étaient porteurs d’une grenade : personne n’irait vérifier ! Des massifs entiers furent investis et passés au peigne fin. Une fois de plus, on vit des colonnes de réfugiés dont on avait brûlé les maisons et qui n’avaient rien pu sauver, « car les opérations, écrit le commandant Florentin, dans le rapport précité, devaient être déclenchées de telle sorte que la surprise jouât au maximum. On ne pouvait donc prévenir toute la population d’un massif comme l’Ouarsenis ou le Djurdjura en préparant à l’avance une évacuation ». La plupart du temps, les réfugiés n’étaient pas regroupés à plus de dix ou vingt kilomètres de leurs anciennes habitations. Mais il arrivait que le regroupement fût éloigné de beaucoup plus. J’ai rencontré des regroupés à plus de cent kilomètres de chez eux. Dans ce cas, ils parlaient encore avec émotion de ces marches forcées, qui les menaient à un emplacement où rien n’avait été prévu, sinon les barbelés.

La misère des regroupés était si grande que plusieurs journaux évoquèrent un génocide. Le 31 mars 1959, le Délégué général du gouvernement en Algérie, Paul Delouvrier, décida de prendre personnellement en main le contrôle des opérations de regroupement et se réserva les décisions relatives aux regroupements à venir. De plus, le 25 novembre 1959, il créa l’Inspection générale des regroupements de populations (IGRP), dont il confia la direction au général Georges Parlange.

La question des camps de regroupement a toujours été escamotée, pendant et après la guerre. L’expérience d’autres camps nous met en garde contre les chiffres approximatifs : s’ils ont été grossis ailleurs, ils sont systématiquement minimisés pour l’Algérie. Ainsi Mohamed Bedjaoui, dans La révolution algérienne et le droit[7], qui n’a pas de mots assez durs pour la politique de regroupement - « génocide », « déportation », « univers concentrationnaire hallucinant », « régime des réserves de triste mémoire » - parle de 1 500 000 regroupés. Il est vrai que l’ouvrage a été édité en 1961, à une date où l’auteur n’était pas en mesure de disposer de toutes les informations nécessaires. Dans le dossier du Monde, Dossiers et documents, « L’Algérie depuis 1945 » (octobre 1992), les quelques lignes consacrées aux camps donnent le chiffre de 1 881 centres et de 1 625 000 regroupés. Une exception pourtant, Benyoucef Ben Khedda, successeur de Ferhat Abbas comme président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), de 1961 à 1962, qui avance le chiffre de 2 500 000 regroupés[8], chiffre qui a toujours été donné par le Secrétariat social d’Alger, animé par les si compétents Henri Sanson et Paul Pépin. Ce chiffre nous semble toujours le plus exact même si, par une prudence extrême, nous avons choisi de retenir un nombre légèrement inférieur.

Le journal clandestin de la révolution algérienne, El Moudjahid, a longuement et pertinemment expliqué cette mutation dans son numéro 62 :

Au début, en effet, le regroupement se faisait officiellement pour des raisons humanitaires et, accessoirement, opérationnelles. Il s’agissait de « libérer » les populations de la terreur des rebelles, de les protéger efficacement, de les administrer et d’améliorer leurs conditions de vie [...]. Mais, depuis trois ans, les « scrupules » du début se sont envolés. Les buts d’apparence humanitaire sont escamotés et les nécessités opérationnelles priment sur toute autre considération : l’accroissement incessant des regroupements le prouve d’ailleurs.

Le président Benyoucef Ben Khedda a été, à notre connaissance, le seul responsable algérien à se soucier du sort des regroupés. Aussi nous faut-il citer cet extrait de son discours de Tunis du 15 septembre 1961, alors qu’il présidait le Conseil du troisième GPRA :

Mes pensées vont également à tous ceux qui, au cœur des prisons et des camps d’Algérie et de France, tiennent toujours haut le flambeau de la Résistance. Grâce à vos sacrifices, vous qui parcourez inlassablement les djebels à la pointe du combat, vous qui affrontez les rigueurs de la répression, vous qui luttez dans les dures conditions de la clandestinité dans les villes, vous qui souffrez dans les prisons, les camps de concentration et de regroupement, grâce à vous tous et à vos efforts continus, un chemin prodigieux a été parcouru sous la direction du FLN.

Quelle différence de ton d’avec les responsables qui suivront : outre leur mépris incommensurable pour les paysans et la ruralité, certains iront jusqu’à considérer les regroupés comme des « collaborateurs » !

De manière générale, alors que se multiplient enfin les documents sur la guerre d’Algérie, c’était jusqu’à présent l’oubli pour les camps de regroupement. À ce jour, selon Gilbert Meynier, un seul manuel scolaire, français, mentionnerait leur existence ; à la décharge de ces rédacteurs, il faut aussi dire que les universitaires et chercheurs français n’ont guère été loquaces sur ce sujet. À la mémoire des victimes de ces camps, nous avons la responsabilité de donner leur nombre avec la plus grande précision possible. L’organisme officiel qui comptabilisait les centres de regroupement, le Commissariat aux actions d’urgence (l’ex-IGRP) a fourni le chiffre de 2 392 centres et de 1 958 302 regroupés au 1er avril 1961. Or, dès 1960, le Service de statistiques générales de l’Algérie fixait déjà à 2 157 000 personnes la population regroupée. Après avoir moi-même comparé documents et études sur le terrain, dont les miennes, j’ai pu démontrer que le nombre de regroupés s’élevait, en 1961, à au moins 2 350 000, soit 28 % de la population « musulmane », évaluée alors à 8 500 000 pour un peu moins d’un million d’Européens[9]. Dans un pays comme la France un tel pourcentage signifierait plus de 15 000 000 de regroupés ! Par ailleurs, on estime en règle générale qu’à deux regroupés correspond un « recasé » ou un « resserré », soit 1 175 000. Au total, 3 525 000 personnes auraient donc quitté leur domicile, soit plus de 40 % des Algériens, sans compter les assignés à résidence surveillée dans les prisons ou les camps d’internement et centres de transit.

Les camps de regroupement : un phénomène social total

On peut dire que l’on a comparé les centres de regroupement de la guerre d’Algérie avec n’importe quoi : déportations ou exodes de la Seconde Guerre mondiale, camps de réfugiés, réédition du village s’abritant auprès du château fort, etc. :

Dans de nombreux cas, déclare ainsi Paul Delouvrier au sujet des regroupés, ce sont les populations elles-mêmes qui en ont pris l’initiative en venant, comme ce fut le cas en France au moment de l’invasion des Normands, se mettre sous la protection du bordj militaire.[10]

En fait, les centres de regroupement revêtent sur le terrain une disposition qui les différencie absolument du château fort. De plus, quand les serfs se pressaient à l’ombre du château, nous pouvons supposer qu’ils le faisaient le plus souvent spontanément, ce qui n’est pas le cas des regroupés. On pourra nous objecter qu’il y a eu des regroupés volontaires. « Volontaire » signifie : qui se fait sans contrainte et de bonne volonté. Dans un contexte de guerre révolutionnaire ce mot a tous les sens sauf celui-là.

La Note sur les centres de regroupement de 1959 - qu’on appelle depuis le rapport Michel Rocard - à l’attention du Délégué général du gouvernement, Paul Delouvrier, reprend la distinction entre regroupements volontaires ou spontanés et non volontaires. Mais il précise aussitôt que ces termes doivent être pris dans un sens particulier : n’est pas volontaire le regroupement qui a été opéré rapidement par une unité opérationnelle pour permettre le nettoyage d’une zone, et est volontaire le regroupement décidé, en l’absence d’opération de grande ampleur, par l’unité responsable du territoire en cause. Ainsi que l’écrit Sylvie Thénault, dans sa présentation du rapport, il serait plus

correct de distinguer les cas où les villageois étaient expulsés et livrés à eux-mêmes, sans relogement ni moyens de subsistance prévus, des cas où ils étaient regroupés immédiatement après l’évacuation de la zone et pris en charge.[11]

En comparant les camps de regroupement à d’autres mouvements de migration très différents on procède comme si le regroupement n’était pas un phénomène social total. En ce sens, ils ne sont pas spécifiques à la guerre d’Algérie. L’histoire nous a laissé différents modèles : réductions, réserves, cantonnements ou encore hameaux stratégiques, autant de termes qui désignent une réalité sinon semblable du moins de même nature qu’il nous faut examiner, tant il est certain qu’« on comprendra toujours mieux un fait humain, quel qu’il soit, si on possède déjà l’intelligence d’autres faits de même sorte », ainsi que l’écrit Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou métier d’historien[12].

Pour conclure, je vais prendre un peu de recul et me situer d’un point de vue heuristique, c’est-à-dire sur le registre des règles de la recherche. J’y suis incité dans le cadre de ce colloque par la remarque de Moula Bouaziz et Alain Mahé qui écrivent que le pourtant beau livre des sociologues Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad sur le déracinement « n’est pas d’un grand secours pour l’historien »[13]. Comment comprendre cette insatisfaction ?

Alors que l’historien analyse le plus finement possible chaque fait, le sociologue l’aide à relier les faits entre eux, en lui fournissant une grille de lecture, des hypothèses de travail, afin de dégager les grandes lignes de l’évolution des phénomènes. À travers la multitude des faits, l’historien et le sociologue ont à retrouver ensemble une certaine cohérence, qui ne doit rien au hasard, sans pour autant tomber dans les thèses étroites du sens de l’histoire, où l’on voit la sociologie perdre contact avec l’histoire et sa pluralité de sens, et l’idéologie se substituer à l’approche scientifique[14]. À titre d’illustration, je choisirai justement l’exemple des camps de regroupement édifiés durant la guerre d’Algérie.

Contrairement à Bourdieu, je distingue deux sortes de regroupements de populations, en Algérie d’abord, mais aussi à travers toute l’histoire, et c’est là ma différence radicale avec lui : les centres de regroupement de la colonisation et les centres de regroupement de la décolonisation. Ces deux types de camps ont de nombreux points communs. Ils se caractérisent d’abord par un déplacement massif et le plus souvent à faible distance d’une population dispersée dans des régions d’accès difficile. Pour faciliter la surveillance, les centres sont généralement édifiés selon la rigueur géométrique du camp romain et implantés, dans la mesure du possible, en zone de plaine ou de piedmont. Le regroupement n’est jamais spontané et, dans le meilleur des cas, il est considéré comme un moindre mal par les populations.

Si ces deux types de camps revêtent le même aspect, ils se distinguent radicalement par leurs contextes et motifs de création. À cause, semble-t-il, de la disposition identique en damier, on n’a plus vu les différences. Ainsi Pierre Bourdieu écrit-il :

Ce qui frappe en effet, c’est que, placés à un siècle d’intervalle devant des situations identiques, les fonctionnaires chargés de l’application du sénatus-consulte et les officiers responsables des regroupements recourent à des mesures semblables.

Ou encore :

Les constances et les retours de la politique coloniale n’ont rien qui puisse surprendre : une situation demeurée identique secrète les mêmes méthodes, quelques différences superficielles mises à part, à un siècle d’intervalle.[15]

À vrai dire, ce ne sont pas les différences qui sont superficielles mais les observations du sociologue. Une forme identique n’a pas toujours la même signification, à deux moments de l’histoire. Les préoccupations de l’officier de la guerre d’Algérie ne sont plus celles de l’officier des Bureaux arabes, en ce sens le général Parlange fait figure d’anachronisme[16]. Il n’y a point « situation identique » mais deux situations, l’une au début, l’autre à la fin du processus de colonisation. C’est essentiellement le déracinement de la population qui est recherché dans la création des centres de regroupement de colonisation, à savoir les cantonnements, la sécurité militaire dans celle des camps de la décolonisation. Il pourra se faire que ces deux objectifs se rencontrent en même temps mais l’un prédominera toujours sur l’autre ; ainsi le déracinement, qui est le but premier au moment de la colonisation, ne devient qu’une conséquence inévitable lors de la « pacification ».

Au cours des guerres révolutionnaires qui accompagnent la décolonisation, le militaire regroupe, avant tout, pour contrôler une région et sa population, alors que durant la guerre de conquête le colonisateur regroupe, d’abord, pour disloquer les structures anciennes qu’il juge hostiles à sa rapacité, matérielle ou spirituelle. Les camps de regroupement de la colonisation sont une arme de conquête, utilisée là où la colonisation a été la plus poussée ; les camps de regroupement de la décolonisation sont une arme de défense contre les forces révolutionnaires, aussi sont-ils plus liés à la guerre révolutionnaire qu’à la décolonisation elle-même. Ainsi ce procédé a-t-il été employé en 1948-1949 dans un pays où il ne saurait être question de décolonisation : en Grèce, l’armée hellène a regroupé une partie de la population pour mieux lutter contre les partisans[17]. Une lecture structuraliste, donc plus ou moins a-historique, conduit à de graves erreurs d’analyse et d’interprétation des faits d’histoire. Ici, les excès de la thèse sociologique finissent par gommer les particularismes de l’histoire et à banaliser le phénomène du camp de concentration, en assimilant l’extermination d’une population à un simple déracinement.


[1] Pierre Vidal-Naquet, La raison d’État. Textes réunis par le comité Maurice Audin. Paris : Minuit, 1962, p. 204 ; Paris : La Découverte, 2002 (réédition).

[2] Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Paris : Minuit, 1964, p. 11.

[3] Rapport du commandant Florentin sur les regroupements, 11 décembre 1960 (document de l’auteur).

[4] Rapport de l’Inspection générale des regroupements, du général Parlange, 28 juillet 1960 (document de l’auteur).

[5] Lettre du général Parlange à l’auteur, datée du 19 juin 1964.

[6Ibid.

[7] Mohamed Bedjaoui, La révolution algérienne et le droit. Bruxelles : Éditions de l’Association internationale des juristes démocrates, 1961 ; Damas, 1963.

[8] Benyoucef Ben Khedda, Les Accords d’Évian. Paris : Publisud - Alger : OPU, 1986.

[9] Michel Cornaton, Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie. Paris : Éditions ouvrières, 1967 ; Paris : L’Harmattan, 1998, 304 p.(réédition).

[10] Paul Delouvrier, La Semaine en Algérie, n° 41.

[11] Sylvie Thénault, in Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie. Paris : Mille et une nuits, 2003, p. 110. À ce propos, Moula Bouaziz et Alain Mahé, que je remercie pour leur lecture attentive de mon travail, font bien apparaître à quel point « la guerre d’Indépendance a simplifié les catégories qui servaient à identifier les populations de l’Algérie », aujourd’hui comme hier (« La Grande Kabylie durant la guerre d’Indépendance algérienne ». In Mohamed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie. Paris : Hachette, 2005, p. 325-380).

[12] Édition électronique disponible à l’adresse suivante : http://classiques.uqac.ca/classiques/bloch_marc/apologie_histoire/apologie_histoire.html

[13] Moula Bouaziz et Alain Mahé in M. Harbi et B. Stora (dir.), La guerre d’Algérie (1954-2004). La fin de l’amnésie. Paris ; Laffont, 2004, p. 325-380 et particulièrement p. 366.

[14] Pas plus qu’aux servitudes de l’espace, le sociologue n’aime s’astreindre à celles du temps. Monté à cru, il parcourt le temps au galop précipité des enquêtes parcellaires. Je ne peux résister à l’envie de citer ici Fernand Braudel : « Je ne crois pas qu’il soit possible de dérober ou d’esquiver l’histoire. Il faut que le sociologue y prenne garde [...]. Tous ces enquêteurs sur le vif, un peu pressés, feront bien aussi de se méfier d’une observation rapide, à fleur de peau. Une sociologie événementielle encombre nos bibliothèques, les cartons des gouvernements et des entreprises. Loin de moi l’idée de m’insurger contre cette vogue ou de la déclarer inutile. Mais scientifiquement que peut-elle valoir, si elle n’enregistre pas le sens, la rapidité ou la lenteur, la montée ou la chute du mouvement qui entraîne tout phénomène social, si elle ne se rattache pas au mouvement de l’histoire, à sa dialectique percutante qui court du passé au présent et jusqu’à l’avenir même ? » (« Histoire et sociologie ». In Georges Gurvitch, Traité de sociologie. Paris : PUF, t. I, p. 97).

[15] P. Bourdieu Pierre et A. Sayad, Le déracinement..., op. cit., p. 25-27.

[16] Voir cet extrait d’une lettre de Jacques Berque à l’auteur, du 20 octobre 1967, publiée dans la réédition de mon ouvrage Les camps de regroupements de la guerre d’Algérie (Paris : L’Harmattan, 1998) : « La cruelle ironie des SAS est d’avoir transposé dans l’anachronisme et l’odieux les vieilles pratiques des Affaires Indigènes. J’ai bien connu Parlange, pasticheur honnête mais borné de l’esprit lyautéen, et incapable de voir qu’entre l’Aurès de 1954 et le Moyen Atlas de 1914 s’intercalait l’évolution du monde ! »

[17] Le général Desjours s’est d’ailleurs inspiré de l’exemple grec pour « pacifier » le secteur de Blida, ainsi qu’il l’écrit dans la Revue des forces terrestres (octobre 1959).


Citer cet article :
Michel Cornaton, «  Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=259