ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


NOUSCHI André

Université Nice Sophia Antipolis

La crise des années 1865-1870 en Algérie : dimensions et mécanismes

Session thématique « Du beylik ottoman au pouvoir français »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Amphithéâtre

La crise spectaculaire des années 1866-1870 arrive en Algérie, à l’apogée du Second Empire et soulève différentes questions. Annie Rey-Goldzeiguer l’a analysée avec minutie dans sa thèse sur le royaume arabe et élargit les conclusions que j’avais dressées dans la mienne en 1959. Je ne reviendrai pas sur le détail de ces démonstrations, illustrées par les lettres de Vital à Urbain ou le rapport du Dr Périer. Son ampleur a marqué tous les observateurs du temps. Elle est la première dont on a pu mesurer les dimensions démographiques. La première question pour l’historien est : comment a-t-on pu en arriver là ? Pour bien mesurer les dimensions multiples de cette crise, il faut la replacer dans un contexte plus vaste.

Dimensions et mécanismes

Cette crise qui a des dimensions climatiques, démographiques, économiques, sociales et enfin politiques, frappe une économie traditionnelle dans laquelle le capitalisme français et européen a progressé rapidement depuis 1830. Celui-ci a pris différentes formes : monétaire, fiscal, bancaire, minier, industriel, commercial et foncier. Or, les Algériens ne sont pas préparés à subir ces assauts, car leur économie repose sur une agriculture traditionnelle, avec des niveaux de production modestes. Avec les Français arrive un capitalisme sans entraves et qui ne se pose aucune question sur la légitimité des décisions qu’il prend ou qu’il impose. Or, le Second Empire depuis 1860 s’est engagé dans une voie libérale totale. Par ailleurs, la conquête donc la guerre n’a pas cessé depuis 1830. A-t-on mesuré ses effets sur le plan de cette économie ? Ce n’est pas sûr. Or, la guerre de conquête a dévasté les campagnes algériennes. Ainsi, que reste-t-il de l’économie des Kabylies après les années de guerre et leur soumission ? Or, la petite Kabylie, celle du Constantinois, est à peine conquise quand éclate la crise. Elle en souffrira durement.

La crise dure quatre longues années de 1866 à 1870. La répétition de la sécheresse pendant quatre ans interdit de récupérer d’une année à l’autre. Dans le domaine climatique, elle a une dimension maghrébine et méditerranéenne car on enregistre en Italie du sud, en Sicile, en Sardaigne, une réduction de 25 % à 50 % des précipitations durant plusieurs années à partir de 1866. Or, dans tous les pays méditerranéens, les pluies de printemps déterminent l’importance des récoltes et donc le niveau de la production et de l’économie ; elles conditionnent aussi les ensemencements de l’année suivante et bien sûr de la nourriture des producteurs et le reste, s’il y en a, est commercialisé. Elles ont donc une importance majeure sur la vie du pays. Si la pluie manque alors l’ensemencement est réduit, la ration alimentaire l’est également et ainsi de suite. Pour peu que la pluie manque l’année suivante, alors la catastrophe se dessine ; le mécanisme mis en place l’année précédente s’aggrave ; a fortiori s’il se répète durant trois années ; ce qui est le cas des années 1866-1869. Mal nourris, les corps offrent peu de résistance aux maladies : la malnutrition ou la sous-alimentation et les carences alimentaires aggravent la moindre maladie, d’où les ravages du choléra et du typhus. Je renvoie à tout ce que nous avons écrit, Annie Rey-Goldzeiguer et moi-même. La longue sécheresse se combine avec les sauterelles qui ne laissent rien après leur passage. Je renvoie à tout ce qu’en a écrit Kunkel d’Herculais dans sa savante et irremplaçable étude.

Le plus inquiétant est que les troupeaux n’ayant plus rien pour paître sont décimés. La richesse des éleveurs fond rapidement, car ils n’ont plus la ressource d’envoyer leurs bêtes dans les forêts, les sous-bois ou sur les terres non cultivées des tribus. En effet, le Domaine, depuis les années 1940, a pris ce qui paraissait inculte ou inoccupé. Il a donc interdit aux éleveurs ces parcours des centaines de milliers d’hectares. Ensuite, l’administration française a adjugé les forêts domaniales à certains hommes proches du pouvoir ; le cas du Constantinois est typique de ce point de vue. Comme le dira plus tard Jules Ferry, la forêt jusque-là « providence » des fellahs est devenue son ennemie. L’Algérie connaît durant ces années une des crises les plus graves de son histoire.

Naguère, avant l’intrusion du capitalisme commercial, les fellahs pouvaient compter sur les silos de réserve, les matmores. Avec la conquête, les fellahs les ont vidés pour vendre les surplus qui les sauvaient jadis de la famine. Sous le Second Empire, le commerce des céréales et des bêtes a augmenté d’une façon impressionnante surtout au moment de la guerre de Crimée parce que le prix des grains sur les marchés était élevé. Les matmores sont donc vides depuis longtemps et les hommes ne peuvent plus compter que sur la récolte de l’année. Le commerce les a rendus encore plus vulnérables que jadis. S’ils veulent acheter des grains, le prix a augmenté d’une façon telle qu’ils n’ont pas les ressources d’en acheter. Voir ma démonstration dans la thèse. Les régions les plus éloignées des voies de communications sont les plus atteintes. Avec l’hiver qui commence dès la fin octobre, la maladie arrive ; faute de médecin, il y a peu d’espoir. Même quand il y en a un, je renvoie aux lettres de Vital à Urbain, il est débordé et ne peut pas grand-chose face au choléra ou au typhus. Le nouveau pouvoir français n’avait pas le contrôle du commerce des grains du temps des Turcs qui interdisait de vendre des grains en cas de récolte douteuse ou mauvaise. Le système ancien qui reposait sur la solidarité et la précarité à partir des expériences vécues a disparu et il est remplacé par une économie nouvelle qui repose sur le seul profit d’un individu et le jeu du commerce international dans lequel l’économie de l’Algérie est désormais insérée.

La dislocation de l’économie va encore plus loin quand l’Administration a imposé une nouvelle législation foncière à partir de 1844 dont l’objectif essentiel est d’enlever les meilleures terres aux fellahs pour les distribuer aux colons ou aux grandes sociétés (Société genevoise, Société algérienne) : dans le Constantinois, plusieurs dizaines de milliers d’hectares leur ont été ainsi pris. Ceux-ci ont dû refluer sur des sols moins riches et moins arrosés, donc plus sensibles à la sécheresse. Le mouvement amorcé avant l’Empire a continué dans les années 1855-1860 et atteint son apogée avec le sénatus-consulte d’avril 1863 qui crée la propriété individuelle au sein des tribus qui l’ignoraient ; il s’agissait dans ce cas, encore une fois, de faire circuler la terre. L’Empereur avait imaginé qu’avec la propriété individuelle apparaîtraient des propriétaires susceptibles de former une société nouvelle. Une décision administrative, serait-elle bien intentionnée, pouvait-elle remplacer un droit islamique qui ignore la propriété de droit romain mais accorde la propriété à celui qui met en valeur la terre et la fait passer de terre morte (ard miat) en terre vivante (ard el hai) ? Et au sein d’une tribu, la redistribution régulière de la terre permettait au chef de famille de travailler chaque année une nouvelle portion quand le sol de la précédente était épuisé. Le travail de la terre primait donc toujours sur un droit de propriété à la romaine. Je ne reviendrai pas sur le melk pratiqué en Kabylie, dans les oasis ou dans l’Aurès, qui est un quasi droit de propriété individuelle justifié par le travail du sol.

Le sénatus-consulte de 1863 disloque la solidarité tribale remplacée par un illusoire droit de propriété individuelle. On mesurera ultérieurement les dégâts engendrés par la mesure. Comment donc remplacer la solidarité antérieure ? Apparemment personne dans les milieux proches du cercle impérial n’y a pensé ? Était-on si convaincu que la propriété individuelle en tribu était un progrès par rapport à ce qui existait ? Observons que les commissions chargées d’appliquer le sénatus-consulte de 1863 continuent leur travail pendant les années de la catastrophe, puisque sur 367 tribus recensées à partir de 1864, on n’en compte que 21 tribus en 1870, soit donc 5,7 % ; les commissions ont travaillé surtout durant les années terribles. La crise désormais bien connue des milieux impériaux n’a pas arrêté les travaux des commissaires. Faut-il mettre en cause les dépêches de Mac Mahon qui sous-estimait les ravages de cette catastrophe ? Peut être. Mais j’observerai que près du gouverneur maréchal un proche de l’Empereur, Urbain était bien informé sur l’ampleur de la catastrophe par son ami le Dr Vital de Constantine. Avait-on des œillères à Alger et à Paris ? Il est remarquable qu’à aucun moment ni Vital, ni Urbain n’évoquent l’éclatement des solidarités de naguère, et que dans les discussions préalables à la décision d’avril 1863 ou immédiatement postérieures, l’opposition des colons dûment rapportée par Vital ne songe aux effets désastreux du sénatus-consulte sur le plan social. Mais Vital, n’en parle jamais et à aucun moment les discussions officielles ne les soulèvent.

Dans le domaine économique, Annie Rey-Goldzeiguer et moi-même avons analysé dans le détail les effets de la catastrophe ; ils ont une telle importance que l’économie du pays a perdu une part importante de ses revenus. Combien ? Il est difficile de l’évaluer. On sait que les récoltes ont été nulles ou quasiment, que le cheptel a été décimé. Cette régression a eu des conséquences sur les ressources fiscales (je renvoie pour le Constantinois à mon étude). La crise semble avoir peu, voire pas du tout touché les Européens car leur nombre continue d’augmenter entre 1866 et 1872 (+ 27 127)[1] ; mais cette croissance est liée aux migrations (+ 31 050) tandis que le mouvement naturel enregistre une perte de 3 923 habitants sur une population de 227 000 habitants en 1866, soit donc une baisse de 1,7 %. Nous sommes loin des moins 20 % de la population algérienne. Faut-il invoquer le meilleur état de santé des Européens qui peuvent mieux se soigner dans les villes où ils sont concentrés ? De plus importants revenus qui leur assurent une alimentation normale ? Si l’on en croit Vital, la crise n’empêche pas la bonne société européenne de danser et d’organiser des fêtes de charité pour venir en aide aux affamés. De toute manière, comme le note encore Vital les affaires continuent puisque « la société aux cent millions », c’est-à-dire la Société générale algérienne a reçu 100 000 hectares de terres dans le Constantinois en échange d’équipement à construire dans le pays. Les adjudications de mines et de forêts continuent également. On a bien l’impression que le capitalisme poursuit son essor antérieur comme si de rien n’était.

La population algérienne mutilée à 20 % - 25 % est incapable de résister à la répression de l’insurrection lancée par Moqrani au printemps 1871. Or, l’analyse des causes de cette révolte indique qu’elle a des liens avec la crise des années 1866-1870 et au départ du gouverneur-maréchal. Qu’on relise le livre de Louis Rinn sur la révolte ! L’étonnant est que dans le Constantinois, il ait fallu trois ans pour soumettre les rebelles. Dans le domaine politique, la crise a souligné les insuffisances ou les lacunes de la politique du royaume arabe ; elle en a plus ou moins sonné le glas ; plus que moins. Mac Mahon s’est déconsidéré aux yeux de l’opinion. Plus grave encore elle a montré les contradictions d’un système économique et social qui a détruit les bases d’une économie et d’une société traditionnelles sans les remplacer sérieusement. Le royaume arabe n’était plus qu’une utopie. L’Empire défait et abattu il restait le capitalisme qui avait annexé un pays avec une occupation coloniale désormais sans contrepoids et sans les freins imaginés par l’entourage de Napoléon III.


[1] Voir Jacques Breil, La population en Algérie. Paris : La Documentation française, 1957.


Citer cet article :
André Nouschi, «  La crise des années 1866-1870 en Algérie : dimensions et mécanismes  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=257