ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


DESCHAMPS Bernard

Historien, ancien député du Gard

Un cas : militants anticolonialistes dans le Gard (1954-1962)

Session thématique « Colonialisme et anticolonialisme français »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

La guerre d’Algérie a entraîné dans son sillage un bouleversement politique d’envergure : la quatrième République laissa la place à un nouveau régime qui signait le retour aux affaires du général de Gaulle, et mettait un terme à la séculaire politique coloniale menée jusqu’alors par la France. L’opinion publique, quant à elle, se trouva profondément divisée sur la question de la pérennité de l’Algérie française, sur l’opportunité d’une guerre longue qui imposait la mobilisation et le rappel de soldats du contingent, sur le retour dans le débat politique des partis d’extrême droite, avant d’approuver majoritairement les accords d’Évian et l’indépendance algérienne en 1962. En complément à une histoire générale de la guerre d’Algérie, l’analyse des répercussions du conflit à une échelle départementale permet d’illustrer au plus près ces bouleversements.

Ainsi, le choix d’une étude portant sur le département du Gard, à la fois industriel et rural et qui possédait une forte tradition politique d’opposition au pouvoir central, permet la mise au jour de l’évolution politique connue par une population qui à la veille de la guerre d’indépendance algérienne considérait massivement l’Algérie comme une région française et qui approuva, huit années plus tard, les accords d’Évian à 91 %. Dans quelle mesure cette évolution a-t-elle été tributaire de la composition sociale, de la culture et du rapport des forces politiques dans ce département ? Quel rôle ont joué la presse, les partis politiques, les églises, les syndicats dans ce retournement ? En d’autres termes, en quoi le vécu de cette guerre par les Gardois comporte-t-il des traits spécifiques ?

L’opinion publique gardoise en 1954-1955

La synthèse mensuelle des Renseignements généraux, sur l’état de l’opinion publique gardoise, en novembre 1954, indique que

sans mésestimer la gravité des événements d’Algérie, l’opinion publique du secteur [de Nîmes] concentre toujours son attention sur la question vitale de la revalorisation des salaires et des traitements.[1]

Une autre note du 24 novembre 1954, concernant le secteur d’Alès, va dans le même sens[2], tandis que le commissaire de police de Beaucaire déclare que

l’opinion, à part la minorité communiste, est solidaire de cette action [du gouvernement] de défense pour la protection de nos territoires d’outre-mer menacés par une organisation fanatique d’influence étrangère.[3]

Le préfet du Gard, pour sa part, confirme le 4 décembre 1954, au ministre de l’Intérieur cette relative indifférence :

La propagande du parti communiste et de ses satellites a été essentiellement axée, au cours du mois écoulé, sur la campagne contre les accords de Londres et de Paris.[4]

On sait combien les rapports de police et les notes officielles peuvent être sujets à caution. On connaît notamment la propension d’alors à attribuer aux communistes, la paternité de toute action contre la guerre, sous l’influence de puissances étrangères. Il reste que ces trois documents, dans leur complémentarité, donnent une image, incomplète certes, comme nous le verrons, mais, malgré tout, assez fidèle de l’état de l’opinion publique gardoise à la fin de 1954 et pour une partie de l’année 1955. La population n’a effectivement pas pris la mesure de ce qui vient de se produire le 1er novembre 1954.

La presse elle-même a, en général, appelé à « ne pas dramatiser à plaisir »[5] et les forces politiques, neuf ans après la victoire de 1945, sont surtout préoccupées des perspectives de réarmement de l’Allemagne. Les salariés gardois, quant à eux, souffrent de l’insuffisance de leur pouvoir d’achat ; les exploitants agricoles ressentent la crise qui commence à toucher la viticulture et les commerçants, à l’appel de Pierre Poujade, lèvent le drapeau de la révolte contre les impôts. L’Algérie n’est pas leur préoccupation. De plus, comme pour l’immense majorité des Français, la question de son indépendance ne leur vient pas à l’esprit tant ils sont persuadés, comme on le leur a appris à l’école, que l’« Algérie c’est la France ».

Camisards et maquisards

Il faut cependant nuancer ce tableau à partir de l’histoire de ce département et de sa composition sociale. Le Gard est un département où l’influence protestante est, alors encore, prépondérante, où le souvenir de la guerre des Camisards est soigneusement entretenu. Chaque année se déroule à Mialet, un petit village des Cévennes, un rassemblement où l’« esprit » des « fous de dieu » est exalté. C’est un département où la résistance au nazisme a été active. Un département où le Parti communiste français (PCF), de tradition anticolonialiste, a recueilli aux élections de 1951, 37,60 % des suffrages et la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), 20 %. Quatre députés sur cinq sont de gauche, dont deux communistes. Mais c’est un département où l’extrême droite a également toujours eu une influence. Au total, un département contrasté, majoritairement rebelle, qui éprouve spontanément de la sympathie pour les « hors-la-loi », les « terroristes ».

Dans le même temps, un département qui a connu des chasses à l’homme contre des travailleurs italiens, en 1893, dans les marais d’Aigues-Mortes, et où la milice fut active durant la Seconde Guerre mondiale. Après la signature des accords de Genève de juillet 1954, l’aspiration à la paix et la crainte d’être engagé dans de nouveaux conflits y sont fortes, mais l’idée d’indépendance pour l’Algérie, qui rencontre un écho parmi les communistes et les protestants les plus engagés, est très minoritaire. Une note de la Cimade nationale indique qu’elle

ne se démarquait pas radicalement de l’ambiance générale. Elle ne pouvait se couper de sa base [...] au risque de perdre son audience.

Elle jouera pourtant rapidement un grand rôle. Le synode régional de l’Église réformée qui se tient le 14 novembre 1954 à Saint-Mamert dans le Gard « souhaite que les problèmes humains réels soient résolus dans un esprit de compréhension mutuelle ». Il n’est pas encore fait allusion à la nécessité de l’indépendance, mais le synode « salue la conclusion pacifique » de la guerre d’Indochine. Le PCF, dans sa première déclaration officielle après l’insurrection, le 8 novembre 1954, ne prononce pas non plus le mot « indépendance », mais parle de « mouvement national algérien », de « revendication nationale de l’immense majorité des Algériens », du « bien-fondé de la revendication à la liberté du peuple algérien ». Le quotidien communiste régional, La Marseillaise, est plus explicite. Il évoque l’« étonnante vitalité de la nation algérienne en formation ».

Des élections sénatoriales ont lieu dans le Gard le 19 juin 1955. Aucune profession de foi des candidats ne fait référence à la guerre qui s’intensifie depuis plusieurs mois en Algérie. Il faudra attendre les premières manifestations de jeunes soldats pendant l’été pour modifier ce climat et la campagne électorale pour les élections législatives qui auront lieu le 2 janvier 1956 sera, elle, profondément marquée par cette guerre.

Les élections du 2 janvier 1956 et les pouvoirs spéciaux

Les candidats communistes gardois font campagne contre « les opérations en Afrique du Nord », pour « la négociation avec les représentants qualifiés du peuple algérien » et « la création d’une véritable union française ». Ceux du parti socialiste SFIO se prononcent pour la « négociation » ; ceux du parti radical et radical-socialiste dénoncent « les conséquences dramatiques en Algérie ». Le député du Mouvement républicain populaire (MRP) sortant déclare être « contre l’abandon voulu par les communistes et contre la répression d’un colonialisme aveugle ». Les gaullistes sont pour le « maintien de liens sentimentaux, culturels et économiques ». La droite d’Antoine Pinay est « contre tout abandon » et le leader gardois du mouvement Poujade dénonce « la faillite de notre empire ». La gauche gagne les élections. Dans le Gard, le PCF progresse en voix et conserve ses deux députés, mais le mouvement Poujade fait une percée spectaculaire et obtient un élu.

Ces élections marquent, à l’évidence, à travers la victoire de la gauche, un progrès de l’aspiration à la paix en Algérie et de l’idée de négociation. Mais négociation avec qui ? Sur quelles bases ? L’opinion publique n’est pas encore prête à admettre l’idée de la nécessité de l’indépendance et de la négociation avec le Front de libération national (FLN). La tâche des militants anticolonialistes sera précisément de faire progresser ces idées en prenant appui sur l’aspiration à la paix. Lorsque le nouveau chef du gouvernement, le socialiste Guy Mollet, sollicite des pouvoirs spéciaux le 12 mars 1956 pour, dit-il, faire face à l’agitation ultra en Algérie et faire la paix, la droite vote contre et la gauche pour. Ce vote lui sera sévèrement reproché, notamment aux communistes.

Dans le Gard, la contestation du vote des pouvoirs spéciaux reste très marginale, mais curieusement les deux députés communistes, Gilberte Roca et Gabriel Roucaute, ne les ont pas votés. Rien cependant ne permet d’affirmer qu’ils étaient en désaccord avec cette décision. Du moins ils n’en ont jamais fait part en public, ni même en privé. On peut penser qu’ils l’ont approuvée sans enthousiasme, comme un geste politique, nécessaire à leurs yeux, afin de ne pas être accusés de faire un procès d’intention à Guy Mollet et pour ne pas aliéner les possibilités d’alliance avec le parti socialiste SFIO. La réaction est plus vive dans le bassin houiller des Cévennes, parmi les 1 264 mineurs algériens. « Vous nous avez trahis » disent certains aux militants du PCF. Pourtant, les liens tissés de longue date entre les mineurs algériens, la Confédération générale du travail (CGT) et le Parti communiste français (PCF) ne seront pas rompus.

Les mineurs algériens des Cévennes

Le bassin des Cévennes compte encore, en 1954, en dépit du déclin qui est amorcé avec le plan charbon-acier, 14 764 mineurs d’origines très diverses : Espagnols ayant combattu Franco, Italiens antifascistes, Cévenols ayant participé à la Résistance, Polonais, Tchèques et 1 264 mineurs algériens. Une corporation très cosmopolite donc, au sein de laquelle les idées de lutte, y compris de lutte armée, et les idées de solidarité internationale sont partagées par le plus grand nombre. La victoire militaire de Ði?n Biên Ph? y a été vécue comme une victoire de tous les peuples opprimés sur le colonialisme, et l’insurrection du 1er novembre 1954 en Algérie rencontre d’emblée la sympathie d’un grand nombre de mineurs cévenols. Le 28 avril 1956, une grève « pour le cessez-le-feu » et « les revendications » sera suivie à 67,3 % dans le groupe nord ; 41,9 % dans le groupe centre et à 69,1 % dans le groupe sud.

Les mineurs algériens, syndiqués pour la plupart à la CGT où certains d’entre eux assument des responsabilités, accordent leur sympathie de longue date au Parti populaire algérien (PPA) - Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) ; un certain nombre est membres du Parti communiste algérien (PCA). Sous l’influence des dirigeants locaux « centralistes » du MTLD et du PCA ils vont, dès 1955, massivement soutenir le FLN et, selon la police, le Mouvement national algérien (MNA) ne réussira jamais à s’implanter dans le Gard[6]. Les grèves à l’appel du FLN sont très suivies, notamment chaque 5 juillet et lors de la grande grève de huit jours, au cours des mois de janvier et février 1957, qui fait perdre aux houillères 300 tonnes de charbon par jour[7]. L’ichtirâk (impôt révolutionnaire) est acquitté par la quasi-totalité des mineurs algériens, avec très peu de contraintes, sur la base d’un engagement patriotique fort.

Le tournant d’avril 1956

Le rappel des jeunes soldats « disponibles » par le gouvernement de Guy Mollet en avril 1956 va entraîner une accélération du niveau de la lutte pour la paix en Algérie et de la prise de conscience de la nécessité de l’indépendance. À partir du 18 avril, le plus souvent à l’initiative des mères de soldats, les occupations de gares et les manifestations se multiplient durant un mois, rassemblant des centaines de personnes. Ces occupations qui visent à retarder ou à empêcher le départ des « rappelés » sont souvent autogérées. Nombreux sont les militants communistes et aussi socialistes qui y participent. Les maires communistes gardois d’Aigues-Mortes, de Cardet, de Chamborigaud sont révoqués par le ministre de l’Intérieur et trente-six militants poursuivis devant les tribunaux militaires.

Le 7 avril 1956, le pasteur Michel Olivès, au cours d’une réunion publique, avait expliqué « comment une idée nationale algérienne était née »[8]. Le 23 avril 1956, treize pasteurs gardois de l’Église réformée, sur les soixante-quinze que compte le département, écrivent au Président du Conseil : « Adjurons de considérer le FLN comme l’un des interlocuteurs valables en vue du cessez-le-feu[9]. » Des équipiers de la Cimade, on l’apprendra par la suite, commencent à accueillir clandestinement des patriotes algériens menacés. Leur rôle va être important - dans une acception chrétienne de l’aide. Ce ne sont pas des « porteurs de valises » chargés de convoyer des armes ou de l’argent. Ils apportent une aide à des personnes en difficulté.

Ce mouvement impétueux qui se développe à partir de 1956, va susciter une crise grave à l’intérieur de la fédération gardoise de la SFIO. Des militants et des élus de tout premier plan quittent le parti pour constituer l’Union de la gauche socialiste en juillet 1958 et le Parti socialiste autonome en 1959, auquel adhéreront un député et neuf conseillers généraux socialistes gardois. L’évolution interne de la fédération du Gard du parti socialiste SFIO, au cours des années 1954-1962, est intéressante à suivre.

L’évolution interne de la SFIO

À la veille de l’insurrection algérienne, deux parlementaires socialistes gardois avaient été sanctionnés pour leur opposition aux traités de Londres et de Paris, préoccupation dominante du moment. Il s’agit de Paul Béchard, ancien secrétaire d’État, ancien gouverneur général des colonies (1948), député du Gard, qui est exclu, et de Robert Gourdon, député-maire de Vauvert, suspendu du parti socialiste.

Le 2 novembre 1954, Le Provençal - le quotidien de Gaston Defferre - titre en première page : « Vague de terrorisme en Algérie » et cite les dépêches d’agences AP, ACP et AFP : « Les terroristes algériens s’inspirent de méthodes criminelles des fellagas tunisiens et des bandits marocains. » D’emblée, ce sont des « terroristes » inspirés par l’étranger. Cette opinion est alors celle de la plupart des militants socialistes gardois. Elle va évoluer au cours de l’année 1955 et le député Robert Gourdon fera campagne pour l’élection du 2 janvier 1956, sur le thème de la « priorité à la négociation en Afrique du Nord et [la] nécessité de conversations avec les représentants qualifiés de la population ». Il formule aussi cette dernière proposition de la façon suivante : « [...] avec des interlocuteurs valables. »

De la répression, on est passé à l’idée de négociation et l’on sait que Guy Mollet tentera d’engager celle-ci en 1956, par l’intermédiaire de Pierre Commin, secrétaire général adjoint de la SFIO. Le député Robert Gourdon, réélu le 2 janvier 1956, vote la confiance à Guy Mollet sur les « pouvoirs spéciaux » le 12 mars 1956, mais c’est de la mairie qu’il dirige, Vauvert, que partira le 18 avril, le puissant mouvement des mères de soldats contre le rappel des « disponibles ».

Dès cette époque, le premier adjoint de Robert Gourdon, le docteur Émile Guigou, commence à se démarquer du parti socialiste SFIO. Une note des Renseignements généraux, datée du 27 juillet 1956 précise : « M. Guigou Émile [...] envisage de remettre à sa section sa démission de membre du parti socialiste [...] [il] reproche [...] de retarder la négociation en Algérie[10]. » Or, le Dr. Guigou est un militant connu, ancien secrétaire du comité de Front populaire en 1936, puis président du comité local de libération et maire de Vauvert de 1945 à 1947, avant de céder cette responsabilité à Robert Gourdon. Il est adhérent au mouvement « Christianisme social ».

Le Dr. Jean Bastide, conseiller général d’Aigues-Mortes, ancien chef départemental des Mouvements unis de la Résistance est également sensible au mouvement de décolonisation dans le monde et, au congrès fédéral du parti socialiste, le 8 janvier 1956, il se prononce pour « la paix en Afrique du Nord ». Le Dr Jean Bastide qui se réclame de Marx, est fils d’instituteurs aux conceptions humanistes héritées des Lumières. Le président socialiste du conseil général, le sénateur Georges Bruguier, le seul parlementaire gardois - un des députés communistes était dans la clandestinité, l’autre s’était rallié à Pétain - qui ait voté le 10 juillet 1940 contre les pouvoirs constituants à Philippe Pétain, est sur une position identique. Le 23 juin 1957 se tient le congrès départemental de la SFIO du Gard qui précède le congrès national de Toulouse des 27, 28 et 29 juin. Selon les Renseignements généraux : « C’est la situation en Algérie qui fût à la base des débats[11]. »

Quatre motions sont soumises au vote des 250 délégués gardois : la motion Commin du comité directeur, favorable à la politique de Guy Mollet obtient trente-trois mandats ; la motion Defferre favorable à « des négociations secrètes sans attendre le cessez-le-feu » obtient soixante-quinze mandats ; la motion dite « des 81 » (Marceau Pivert et Daniel Mayer) favorable à la paix, obtient dix mandats et une motion présentée par le Dr Jean Bastide, soutenue par Robert Gourdon et Émile Guigou « partisans d’un cessez-le-feu immédiat », obtient dix mandats également.

Cette même année, le Dr Jean Bastide écrit :

Le monde d’aujourd’hui est dominé par le sentiment révolutionnaire universel de libération et d’indépendance de tous les peuples colonisés. L’erreur essentielle consiste à séparer l’Algérie de cet événement mondial [...]. Il est donc irrationnel et illusoire de refuser à l’Algérie une indépendance qu’on vient d’accorder à la Tunisie et au Maroc.[12]

Le point commun à ces élus gardois, en dehors de leur appartenance à la SFIO, est d’être d’anciens résistants d’ascendance huguenote. On mesure bien là, encore, l’influence, dans ce département, de la mémoire protestante et de la résistance au nazisme.

L’homme fort du département, Paul Béchard, et la puissante section socialiste d’Alès, après avoir soutenu Guy Mollet se sont, à ce congrès de 1957, ralliés à la motion Defferre. Un nouveau vote est demandé à l’Assemblée nationale, le 19 juillet 1957, par le gouvernement Bourgès-Maunoury, afin de proroger les pouvoirs spéciaux. Les députés communistes votent contre. Les socialistes pour, et parmi eux Robert Gourdon qui a pourtant soutenu un mois auparavant la motion « pour un cessez-le-feu immédiat ». Les informations sur la torture de patriotes algériens et notamment la parution de La question d’Henri Alleg vont accélérer la prise de conscience.

L’éclatement de la SFIO

Les années 1958, 1959, et 1960 vont être celles de l’éclatement de la SFIO du Gard, et de la création et de l’essor du PSA puis du Parti socialiste unifié (PSU). La fédération SFIO est déstabilisée par le départ de nombreux élus. Les Renseignements généraux notent en 1959 combien « le malaise régnant au sein de la fédération persiste »[13]. Un congrès fédéral réunit 120 délégués, le 26 juillet 1960. Deux motions concernant l’Algérie leur sont soumises. La motion Gazier recueille vingt et un mandats et une motion présentée par Marius Arra, inspecteur de l’enseignement primaire, qui deviendra le premier adjoint au maire communiste de Nîmes en 1965, obtient soixante-huit mandats :

Elle se réjouit que les entretiens qui se déroulent entre les représentants autorisés du gouvernement français et du Président de la République et les envoyés du FLN, aient fait naître de grands espoirs dans le cœur de tous les Français.[14]

Cette position se traduira concrètement, à partir de 1961, par la participation de la fédération du Gard de la SFIO aux actions communes pour la paix en Algérie, aux côtés des autres partis de gauche, des syndicats, des organisations. Le PCF, le PSA qui devient le PSU, la SFIO, le parti radical et radical-socialiste, la CGT, la FEN[15], le Mouvement de la paix, la Ligue des droits de l’homme, certaines associations d’anciens combattants de la Résistance, les Jeunesses communistes, Christianisme social, le Secours populaire, etc., se mobilisent de plus en plus souvent, ensemble, pour « la paix en Algérie et la négociation avec ceux contre lesquels on se bat ».

Un jeune ouvrier communiste d’Aigues-Mortes

Le 4 mai 1958, un jeune ouvrier communiste d’Aigues-Mortes, Marc Sagnier, écrit au Président de la République son « refus de faire la guerre à un peuple qui lutte pour son indépendance ». Il renouvelle cet engagement par écrit le 16 mai, trois jours après le coup d’état militaire du 13 mai 1958. Il est embarqué de force pour l’Algérie et il effectuera, sans jugement, onze mois de bagne à Timfouchy. L’action pour sa libération stimulera l’idée d’indépendance et des élus socialistes, comme le Dr Jean Bastide, lui adresseront périodiquement des colis de médicaments.

Cette année 1958, qui est à la fois l’année du coup d’état militaire et de la prise de pouvoir par le général de Gaulle, est aussi celle de la décision prise par la fédération de France du FLN, d’engager des opérations militaires sur le sol même de la France. La ville d’Alès est alors un centre important de commandement de la wilaya 3 bis. Des attentats, qui ne visent jamais des civils mais des installations jugées stratégiques, ont lieu à Alès, à Nîmes, dans la forêt de Rochefort. La presse, les hommes politiques, se déchaînent contre ces attentats. En revanche, les deux députés communistes du Gard, anciens résistants, Gilberte Roca et Gabriel Roucaute, parlent de provocations. Ils ne les condamnent pas formellement mais insistent sur la nécessité de négocier pour mettre fin aux opérations de guerre. Cette position est d’autant plus remarquable qu’elle se situe à quelques semaines du référendum sur le projet de constitution gaulliste. Auparavant, le PCF, de même que Francis Jeanson, avaient mis le FLN en garde contre des actions qui risquaient d’avoir des effets contraires à ceux recherchés.

Les quatre années, durant lesquelles le général de Gaulle va poursuivre les opérations de guerre, avant de signer les accords d’Évian, vont être quatre années de luttes complexes pour gagner l’opinion publique à l’idée de négociation sur la base de la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie. Luttes complexes car, aux réticences à admettre cette nécessité, s’ajoutent alors chez certains pacifistes et certains anticolonialistes des illusions sur De Gaulle. Chez d’autres au contraire, une appréciation erronée du pouvoir gaulliste, considéré comme fasciste, empêchera de percevoir ce qui changeait. Ce fut le cas avec la déclaration du 16 septembre 1959 qualifiée durant quelques jours, par le PCF, de « manœuvre politique » qui « éloigne la solution du problème algérien ». Il faudrait également évoquer l’évolution contrastée des jeunes du contingent qui partaient sans enthousiasme ; qui avaient sur place confirmation que l’Algérie n’était pas la France ce qui renforçait leur aspiration à la paix, mais qui, à partir de leur vécu parfois douloureux des combats et du matraquage idéologique, revenaient souvent avec une haine de l’« Arabe ».

Les années 1960, 1961 et 1962

Les actions criminelles de l’OAS qui marquent les années 1960, 1961 et le début de l’année 1962 sont moins nombreuses et ne revêtent pas la même gravité dans le Gard que dans les villes voisines, notamment Montpellier et Marseille. Durant ces huit années de guerre, les militants algériens ont été pourchassés, arrêtés et torturés dans le Gard comme nous en avons désormais la preuve, en particulier pour ceux qui furent arrêtés en juin 1960 dans le bassin minier des Cévennes[16]. Plusieurs joueurs professionnels des équipes de football de Nîmes et d’Alès (Mohamed Bouricha, Amokrane Oualiken et Abderrahmane Defnoun) quittèrent clandestinement la France pour rejoindre, à Tunis, l’équipe nationale algérienne qui fut l’ambassadrice sportive du FLN auprès de nombreux pays d’Afrique et de l’Est européen. Deux personnalités sportives emblématiques, Kader Firoud et Salah Djébaïli assumeront d’importantes responsabilités auprès de la République démocratique et populaire d’Algérie. Salah Djébaïli, l’ancien capitaine de Nîmes Olympique, sera assassiné par les intégristes, en 1994, sur le campus de la Faculté des sciences d’Alger dont il était le recteur.

Le référendum sur les accords d’Évian donne dans le Gard, 91 % des suffrages pour le oui. Ce sont les localités où l’action pour la paix a été la plus intense qui recueillent les pourcentages les plus élevés : La Grand’Combe, dans le cœur du bassin houiller, 94,60 % ; Aigues-Mortes, la ville de Marc Sagnier, 94,11 % ; Vauvert, d’où est parti, en 1956, le mouvement d’occupation des gares, 92,53 % ; Alès, centre de commandement du FLN, 92,33 %.

En conclusion, je crois que l’on peut affirmer que le souvenir des luttes camisardes et de la résistance au nazisme ; la composition sociale à forte proportion ouvrière, avec notamment les mineurs de charbon ; l’existence d’un parti communiste influent et de cercles protestants très actifs, a contribué à donner aux actions pour la paix en Algérie une ampleur certaine et une coloration singulière. L’idée d’indépendance s’y est assez rapidement imposée, de même que la reconnaissance du FLN comme interlocuteur obligé en vue de négociations.


[1] Archives départementales du Gard (par la suite ADG), CA 1345, RG n° 3118, synthèse mensuelle, novembre 1954.

[2] ADG, CA 1345, RG n° 2073, 24 novembre 1954.

[3] ADG, CA 1345, RG n° 4229, commissaire de police de Beaucaire, 30 novembre 1954.

[4]ADG, CA 1345, préfet du Gard, 4 décembre 1954.

[5]Midi Libre, 2 novembre 1954.

[6] ADG, CA 1361, RG Alès n° 368, 6 décembre 1960.

[7] ADG, CA 1357, RG, note du 1er février 1957.

[8] ADG, CA 1357, RG Nîmes, n° 73, 7 avril 1956.

[9] ADG, CA 922.

[10] ADG, CA 1225, RG n° 349, 27 juillet 1956.

[11] ADG, CA 1203, RG n° 171, 24 juin 1956.

[12] Bernard Deschamps, Les Gardois contre la guerre d’Algérie. Paris : Le Temps des Cerises, 2003.

[13] ADG, CA 234, RG n° 356, 7 juillet 1959.

[14] ADG, CA 234, RG n° 169, 27 juin 1960.

[15] Fédération de l’Éducation nationale.

[16] ADG, CA 1361.


Citer cet article :
Bernard Deschamps, « Un cas : militants anticolonialistes dans le Gard (1954-1962) », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=199