ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Raphaëlle BRANCHE, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ?, Paris, Seuil (L’Histoire en débats), 2005, 445 p., 11 euros.

Par Matthieu Devigne - Juin 2006

Les premières pages du dernier ouvrage de Raphaëlle Branche définissent clairement la vision de l’histoire adoptée, en mettant l’accent sur l’évidente pluralité des expériences de la guerre et des mémoires qui les entretiennent. C’est précisément le grand intérêt de ce livre que de nous introduire sans détour auprès du regard tout en nuance de l’historien et de nous poser ainsi sur les rails d’une reconstruction juste des enjeux actuels que porte la guerre d’Algérie. Il ne s’agit pas tant de s’approcher d’une « vérité » historique - un absolu à manier avec précaution - que de cerner les logiques mémorielles à l’œuvre dans les sociétés françaises et algériennes contemporaines, afin de mieux identifier les différents discours tenus sur la guerre d’Algérie et leurs motivations propres. Le discours de l’historien en est un parmi d’autres, qui, « face à ce questionnement ardent de la demande sociale » (p. 14), ne peut s’affranchir d’intérêts autres que scientifiques : s’engager pour promouvoir un savoir « juste » (mais quelles sont les fins dans ce cas que se propose cette justice ?) ou au contraire choisir d’explorer des aspects en marge des interrogations de la société pour mieux s’arracher à la fournaise des batailles de mémoires.

Dans une première partie R. Branche retrace dans le détail la lente digestion du conflit par la société française, des premiers récits des soldats et pieds-noirs, aux revendications des immigrés et enfants d’immigrés dans les années 1980, jusqu’aux explorations les plus récentes du conflit par la société et les médias conditionnées par l’actualité - avec la problématique du traitement de l’adversaire et des usages de la torture par les États-Unis après le 11 septembre par exemple). Dans pareil contexte, les mémoires se bousculent pour se voir investir dans les nouveaux discours produits sur la guerre d’Algérie [1]. R. Branche se penche alors sur l’action des historiens dans cette curée des mémoires. Une action relative au souci de vulgariser un savoir historique capable ainsi de contrecarrer les explications partisanes, mais également à la conviction croissante en la nécessité d’une reconnaissance officielle des crimes commis pendant la période, aussi bien en Algérie qu’en France. Le rôle de l’historien est ainsi présenté dans ses justes dimensions : porteur d’un savoir au milieu de porteurs de mémoires, il les accompagne ou les affronte selon les stratégies adoptées pour conquérir la légitimité de son discours.

Mais c’est surtout sur le terrain judiciaire que purent s’épanouir les revendications mémorielles. La bataille pénale s’est engagée tout d’abord à l’encontre de « la citadelle amnistie » (p. 111), avec pour but d’imposer le qualificatif de crime contre l’humanité à des événements qui ne souffraient d’aucunes reconnaissances officielles. C’est là une nouvelle occasion de réfléchir à la place de l’historien dans le processus judiciaire alors même qu’on lui réfute le statut d’expert au profit de celui de « témoin ». Et l’auteur d’interpréter judicieusement : « Tout se passe comme si un seuil critique quantitatif n’était pas encore tout à fait atteint, qui permettrait d’avancer, ensemble, dans la construction d’une histoire de la guerre qualitativement meilleure, gagnant notamment en finesse d’analyse et en subtilité de compréhension. Alors [...] il n’y aurait plus à craindre que les conséquences sur l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie soient trop graves » (p. 127). En attendant, qu’il réponde à la demande sociale en s’engageant, ou qu’il se retranche au contraire derrière ses impératifs méthodologiques et la neutralité d’objectif de sa discipline, l’historien est contraint à une extrême vigilance. Y compris pour se protéger lui-même du processus judiciaire, et notamment de l’accusation de diffamation ou de révisionnisme [2]. Au final le danger est de voir une certaine écriture non-historienne de la guerre d’Algérie être revêtue d’une légitimité pénale lui conférant crédibilité et autorité sur la question. Telle est la limite objective de la mission de l’historien dans la société, admise de bon gré par J.-C. Martin cité par l’auteur : « Ne faut-il pas admettre que, dans les cas d’urgence mémorielle et sociale, la Justice est seule capable de poser un acte imposant une vérité immédiatement nécessaire ? »(p. 137). Confrontant les avis d’historiens sur la question, R. Branche s’abstient de trancher en s’en tenant au constat que la relation requise par la société à l’histoire s’accommode mal du travail non figé et distancié de l’historien. L’ouvrage parvient ainsi à maintenir la rigueur et la sérénité qui font sa force.

Dans une deuxième partie, R. Branche se penche sur les usages des sources de la guerre perçues comme enjeu d’écriture d’une histoire critique, dépassant « une relation souvent conflictuelle ou concurrentielle avec les groupes porteurs de mémoire et [faisant] de la mémoire, non son ennemie, mais son alliée » (p. 145). Outre que l’auteur nous livre là un état des lieux exhaustif des diverses archives utiles à l’étude de cette période et de leur localisation - indispensable à quiconque voudrait se lancer dans ce champ d’étude - , elle analyse finement l’intérêt des mémoires des témoins directs, mémoires orales comprises, et le traitement que l’historien leur réserve. C’est l’occasion de mettre en lumière un aspect récent du rôle social de l’historien contemporain, de plus en plus assumé : celui de « dépositaire d’une parole ignorée de tous » (p. 249), de médiateur, critique certes, mais fondamental à la perpétuation de mémoires particulières. Il en retire lui-même la possibilité d’éclairer de nouveaux aspects du vécu de la guerre, autres que politiques ou militaires. Mais « le champ reste encore vaste » (p. 250).

Enfin, dans une troisième et dernière partie, R. Branche tente un bilan historiographique exhaustif. Associé à la très riche bibliographie de fin d’ouvrage, il permet de faire globalement le tour des approches développées au cours des quarante dernières années au gré de l’évolution des sciences sociales, et notamment du développement du dialogue interdisciplinaire. À noter, la mention d’études étrangères parmi les plus importantes et pertinentes sur le sujet (américaines, britanniques, allemandes, etc.) permet de nuancer l’impression d’un champ de recherche exclusivement « franco-algérien ». Le dernier chapitre met l’accent sur les différents niveaux de lecture des discours historiques en s’appuyant sur l’exemple des « mots » de la guerre d’Algérie ( à commencer par celui de « guerre »...) et des représentations auxquelles ils renvoient. R. Branche, citant M. Tournier : « Chaque historien est conduit « à parler au moins deux langues à la fois, sur ses deux portées temporelles, à en être conscient et à le faire savoir... ». Cette conscience est un gage de liberté essentiel pour ceux qui lisent ses travaux » (p. 350).

Outre qu’il fournisse à tout lecteur un panorama intelligent des différentes manières de parler de la guerre d’Algérie, cet ouvrage n’impose jamais explicitement une lecture particulière du conflit mais respecte au contraire son projet initial qui est de mettre en lumière les enjeux et les différentes stratégies qui président à chaque posture. Bien que très dense parfois, il est donc fortement recommandé à quiconque souhaite réfléchir sur ce sujet. Au- delà, en interrogeant tour à tour son rôle dans la société et ses méthodes face à un objet contemporain, R. Branche esquisse ni plus ni moins qu’une réflexion passionnante et actualisée sur le métier d’historien contemporain. Une agréable occasion de découvrir comment s’écrit l’histoire du temps présent et à quelles problématiques elle fait face.

Notes

[1] Voir le manifeste de plus de 300 généraux qui, en 2000, au motif de vouloir « rétablir la vérité historique », réactualise une vision du conflit qui était celle de l’État-major de l’époque (p. 52).

[2] Voir, concernant un autre sujet, la plainte déposée en 2005 à l’encontre de Olivier Pétré-Grenouillaud et de son ouvrage Les traites négrières. Essai d’histoire globale, par le Collectifdom pour « racisme et apologie de crime contre l’humanité ».