ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Martin EVANS, The Memory of resistance. French opposition to the Algerian war (1954-1962), Oxford-New York, Berg (Berg French studies), 1997, 250 p. Préface à l’édition française (à paraître chez L’Harmattan)

Préface de Gilbert Meynier

Ce livre est conçu essentiellement comme une étude d’histoire orale, selon les méthodes éprouvées dont les historiens britanniques ont été parmi les pionniers reconnus, avec de grands noms, comme, notamment, Paul Thompson. Les interviews des militants de la Résistance à la guerre de reconquête coloniale de 1954-1962 que Martin Evans a choisi de faire sont intelligemment présentés selon des thèmes problématisés. Ils ont pris la forme, comme il se doit, de plusieurs entretiens à questionnements progressifs. « Je voulais, indique l’auteur, leur faire exprimer ce qui était complexe, ambigu et gênant dans leur expérience d’alors en faisant intervenir les motifs, les sentiments, les conséquences de leurs actions. » Le résultat : les souvenirs se composent « de façon à ce qu’ils soient acceptables publiquement », et « les souvenirs personnels s’emmêlent dans le mythe national », nouant les mémoires individuelles dans la mémoire collective. Sont aussi décryptés les livres ou autres textes de tels ces résistants qui complètent les entretiens oraux. Mais le noyau du livre, qui est le plus novateur, est bien son apport en histoire orale. Salutairement, la mémoire n’est jamais convoquée, chez Evans, qu’en tant que document, productif pour l’histoire.

L’échantillon des personnes interrogées en 1989 par Evans réunit, pour les Français, un petit nombre de gens connus, et davantage encore des petits et des sans grade ; un tiers de femmes, près de 20 % de non catholiques (juifs et protestants), nombre de catholiques ayant activement mis en pratique l’Évangile - dans le sillage, notamment, de la Mission de France -, et davantage de provinciaux que de Parisiens. Point communs : une marginalité ou une semi-marginalité partagée, un ancrage dans la classe moyenne, le désir de tuer - de surpasser - le père. La génération morale qui se dessine ainsi est issue de la haine du nazisme ; elle se réfère aux idéaux révolutionnaires français, et plus immédiatement encore à la Résistance de 1939-1945. Implicitement, constate mezzo voce Evans, la résistance anticoloniale d’un Sartre vint à point pour compenser ce que le maître dut ressentir lui-même comme une absence fautive trois ou quatre lustres plus tôt. Elle est de gauche, cela en filiation ou en réaction à la génération qui la précéda. Son anticolonialisme rejoue l’internationalisme et le pacifisme, la soif de justice, la haine de la discrimination et l’appétit de rébellion, voire une fidélité à une France idéale. Mais cela sur un registre inédit : l’anticolonialisme n’avait jamais été une valeur pré-éminente dans la société française. À la différence par exemple du mouvement ouvrier italien insurgé contre la conquête de la Libye sous le ministère Giolitti en 1912, l’anticolonialisme français avait été plus évanescent, même lors de la lutte franco-bolchévique contre la guerre du Rif. On comprend bien en lisant Evans ce qu’avait analysé Antonio Gramsci lorsqu’il écrivait que la classe ouvrière était plus sensible à ce qu’il dénommait le senso commune, et qu’il voyait, en fin dialecticien marxiste, comme le sédiment de l’oppression de classe. On pourra ne pas partager le raisonnement de Gramsci. Mais force est de reconnaître, avec Evans, que les porteurs de valises avaient besoin d’une voiture, et ils en avaient une, en un temps où elle était encore vue comme un luxe ; et il valait mieux habiter un quartier respectable pour s’autoriser à moindres risques des hébergements de clandestins.

Il reste que chaque résistant fut un cas : pour les juifs, il y avait leur mémoire traumatique encore à vif - mais tous les juifs ne furent pas des résistants. Pour les protestants méridionaux, il y avait ce couple si spontanément évoqué associant camisard et maquisard - et pourtant la Fédération protestante fut d’une prudence insigne pendant la guerre de 1954-1962. Un Georges Mattéi vit bien dans les Kabyles un double des paysans corses de ses origines - mais en cela il ne fut pas représentatif des Corses : un Méditerranéen du Nord est volontiers marqué à l’égard des Méditerranéens du Sud par ce que Freud appelle « le racisme de la petite différence ». L’échantillon de Evans compte certes nombre de bourgeois, mais il comprend aussi des prolétaires.

Ce qui frappe aussi, à lire Evans, c’est que les résistants à la guerre coloniale furent des anticolonialistes qui n’avaient pas vraiment et pas toujours analysé ce qu’est un colonialisme. Ce fut la nouveauté de l’événement qui les mobilisa, mais cette mobilisation eut lieu sur des schèmes préexistants. Tout à la foi de leur engagement ils furent, tributaires ils en sont toujours trente ans plus tard. Marginaux ils ont été, mal-aimés ils se sentent encore. Plus d’un aboutit au gauchisme de mai 1968. L’homme phare de cette génération fut pour eux le « prophète » Frantz Fanon qui, crurent-ils, donnait de l’air aux vieilles formes de contestation en leur faisant épouser les luttes du Tiers-Monde. Dans le tiers-mondisme, dans l’identification militante corollaire aux damnés de la terre, il y eut culpabilité construite à l’endroit de ces derniers, et transmutation de la mauvaise conscience subséquente en bonne conscience. Un Francis Jeanson persista à voir dans la guerre coloniale un « génocide ». Fréquemment, tant la découverte de l’oppression coloniale fut vécue comme un traumatisme, les résistants anticolonialistes européens ne purent souvent qu’approuver, à tout le moins admettre, tout ce qui était fait au nom du peuple opprimé. Et il est vrai que, dans le choc de la sale guerre de reconquête coloniale, il y avait bien responsabilité historique première du colonialisme.

Cela explique pourquoi le penseur musulman Malek Bennabi, théoricien critique de la « colonisabilité » de l’Algérie se proposant d’expliquer pourquoi elle avait été colonisée, n’est jamais cité. Dans l’ensemble, les témoins interrogés par Evans, soit furent incritiques à l’égard du FLN, soit ils mirent leur mouchoirs sur leurs critiques, cela quand bien même ils ont après coup maintes fois perdu leurs illusions. Avec un objectif indiscutable - faire advenir l’indépendance de l’Algérie -, tous acceptèrent de jouer le jeu avec le FLN, et ce jeu était : être de purs coopérants techniques, en aucun cas des partenaires dans un combat internationaliste dont on a discuté les voies et moyens. Même si plusieurs avouent avoir été troublés par la guerre algéro-algérienne MNA-FLN ; même si, à l’encontre de tels de ses camarades qui campèrent un FLN socialiste et laïque, un Georges Mattéi fut mal à l’aise avec l’islam et les tonalités dominantes de l’arabisation. Et un Spitzer, de La Voie communiste, est bien le seul à professer - certes, avec quelque exagération - que le fanonisme avait été une nouvelle forme de stalinisme. Quand ils sont interrogés sur le point de savoir si les espoirs qu’ils plaçaient dans le FLN ont été comblés, la plupart se taisent, sont gênés ou s’en tirent par un haussement d’épaules. Ceci dit, sainement, quasiment aucun d’entre eux ne remet en cause le sens de son engagement résistant. Plusieurs sont allé vivre en Algérie indépendante. Tel de ces « Pieds Rouges » s’est même dit, alors, plus algérien que français. Mais on ne sait généralement pas combien de temps ils sont restés ni pourquoi au juste ils ont plus ou moins rapidement quitté ce pays qui avait donné forme à leur désir.

Les analyses que Evans tire de textes, souvent déjà bien connus, sont plus attendues que les analyses d’histoire orale. Le chapitre 7 sur la Fédération de France du FLN est un peu flottant historiquement sur les origines du FLN ; et sa brièveté donne l’impression qu’il s’agit d’un codicille surajouté à un texte qui se meut bien pour l’essentiel dans l’analyse du franco-français : pourquoi les interviews des militants du FLN interrogés ne font-ils pas l’objet d’une notice par interview comme c’est le cas pour les militants français ? Le chapitre 9 (« Contexte et mécanismes de recrutement »), dont la place, in fine, fera tressaillir les tenants indéfectibles de la chronologie, vient pourtant bien à point dès lors que les idées principales sur le sujet ont été mises en place, pour laisser place à la chronique - une chronique toujours contextualisée et problématisée. Dommage toutefois que ce chapitre se dilue quelque peu dans plusieurs directions - l’idéologie coloniale, les femmes, le natalisme, etc. - dont on saisit mal l’économie rigoureuse.

Mais le magnifique chapitre 8, qui étudie les mots-clés du discours résistant tels qu’ils ressortent des publications (révolution, Tiers-Monde, résistance, anticolonialisme, etc.) est une synthèse fine et intelligente, subtile et nuancée. Evans va loin dans son analyse de la « révolution tiers-mondiste », laquelle fut pour lui le moteur de ce qu’il dénomme « le mouvement de 1945 ». Et il sait faire voir au lecteur qu’il n’est pas dupe des mythes lorsque, par exemple, il souligne superbement, à propos de la Résistance, que « à chaque Mandouze, à chaque Vercors, correspondait un Jacques Soustelle ou un Georges Bidault, anciens adversaires de Vichy qui maintenant détournaient l’héritage de la Résistance à d’autres fins ». De fait, l’OAS, aussi, s’est bien vécue en mouvement résistant. Tout ce qui est dit, aussi, sur la contre-culture, sur les origines de mai 1968, est de bonne venue ; ou encore sur l’analogie colonialisme-nazisme : on appréciera sa longévité en pensant, en 2005, aux thématiques des « Indigènes de la République », aux affirmation sommaires tranchées d’un livré récent intitulé Coloniser, exterminer [1], ou autres culpabilisants/victimisants ; et, last but not least, qu’on songe à ce qu’a professé leur compagnon de route, le Président de la République algérienne Abdelaziz Bouteflika à propos de Sétif 1945, qui a encore fait du colonialisme un équivalent du nazisme. Comme si le nazisme et Auschwitz s’étaient ancrés dans le sens commun comme l’étalon obligé de toute violence.

Dans ses appréciations, Evans sait s’en tenir à la demi-teinte imperceptiblement ironique : « Fanon était l’homme qui savait capturer l’air du temps. » Il laisse à ses lecteurs le soin de conclure éventuellement que le « prophète » crut peut-être voir ce qu’il voulait voir et qu’il oblitéra ce qu’il ne voulait pas voir, ou qu’il était incapable de voir ; sauf à expliquer comment une paysannerie déracinée, délabrée, exsangue, sur fond de déchirement de son tissu social, se souciant surtout de sa survie au jour le jour, put être campée en force sociale démiurgique d’une néo-messianisme révolutionnaire... Ce qui n’enlève évidemment rien à la valeur de témoignage de la revue Partisans et au travail neuf décapant des éditions Maspero. Excellant dans l’analyse de texte, Evans s’en est cependant sur ce chapitre tenu aux publications écrites. Il aurait été intéressant de faire la comparaison avec le discours des témoins qu’il a interviewés. Et de défauts, son livre n’est pas totalement exempt - nobody is perfect. Il y a quelques flottements : on ne sait pas toujours, par exemple, quand s’arrête l’analyse du témoignage oral considéré et quand l’auteur passe à une réflexion plus générale. Il y a des redites, ne serait-ce que parce que les témoins interviewés répètent souvent en substance ce que tels de leurs camarades ont aussi exprimé. Mais la répétition même est indicative de ce qui a prédominé chez eux dans leur souvenir. Sur un point assez secondaire, on fera remarquer que la palette de l’anarchisme français ne se réduisit pas, loin de là, à la seule Fédération anarchiste ainsi que l’énonce l’auteur - heureusement pour l’anticolonialisme libertaire d’ailleurs. Et on doutera que les résistants de Evans aient été uniment dans la contre-culture politique, sauf à rappeler que, en histoire, tout est dialectique, et que la contre-culture d’un moment, forcément insoucieuse, dans l’urgence, des contradictions tapies en son sein, a toute chance de se muer en conformisme dans le moment qui suit.

Il reste que, après le déjà ancien Hamon et Rotman [2], après le récent et beau livre de témoignages présenté par Jacques Charby [3], après les nombreux mémoires et livres publiés par des résistants, la synthèse de Evans offre une vision inédite de l’engagement des femmes et des hommes de 1954 à 1962. L’historien retiendra que, dans la société française, seules quelques rares personnes ont franchi le pas de la transgression et qu’elles l’ont souvent payé d’une durable marginalisation ; et que c’est cette marginalité même qui a donné forme à leurs souvenirs : « Cette myriade de souvenirs [a] contribué à l’établissement d’une idéologie d’opposition à la guerre d’Algérie. » Voilà donc un vrai livre d’histoire qui s’appuie sur la mémoire. Evans est aux antipodes des historiens médiatiques qui se font aujourd’hui si lourdement les porte-parole intéressés des groupes de mémoires antagonistes sur la guerre d’indépendance algérienne. Il n’est le porte-parole de personne, sinon du métier d’historien, pratiqué loin des idées reçues, et dans la sérénité. Puissent être nombreux d’autres Evans, en Europe et ailleurs, à aider les historiens à se dégager de l’engluement hégémonique franco-français, algéro-algérien et algéro-français, pour bâtir sur un sujet si sensible une histoire internationale vraiment ouverte.

Notes

[1] Olivier Le Cour Grandmaison, Paris, Fayard, 2005.

[2] Hervé Hamon, Patrick Rotman, Les Porteurs de valises. La résistance française à la guerre d’Algérie, Paris, Albin Michel, 1979.

[3] Jacques Charby, Les Porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, Paris, La Découverte, 2004.