ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


André NOUSCHI, Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises, Paris, Belin (Histoire et Société), 2005, 447 p., 29 euros.

Par Gilbert Meynier - Juin 2006

Le livre d’André Nouschi débute par un aperçu des « mondes précoloniaux ». Leur économie agraire précaire, leurs surplus rares et médiocres, les épizooties et les endémies qui les ravagent, sont des points communs qui expliquent leur faiblesse face à la brutalité de l’intrusion coloniale. Suit une synthèse sur les politiques mises en œuvre par la métropole, de la colonisation aux décolonisations : des réseaux, voire des lobbies coloniaux y jouèrent une partition majeure et leur rapacité tint le plus souvent lieu de ligne politique. On retrouve peu ou prou ces traits après les indépendances, dans la coopération. Il y a en Afrique, par exemple, continuité entre les intérêts coloniaux et le poids majeur de groupes comme Elf. Une continuité parallèle existe des caractéristiques répressives, de l’administration coloniale, aux pratiques des États indépendants confisqués par des « tyranneaux et despotes en liberté surveillée » à l’égard desquels Paris est au moins complaisant.

Le chapitre « La France, la colonisation et les grandes puissances » expose, plus classiquement, les intérêts impérialistes nationaux confrontés : Londres a été constamment le compétiteur principal de Paris en Méditerranée, jalon fondamental de la route des Indes. En ressort, en définitive, contrairement à ce qu’on put alors imaginer, que, sur l’échiquier mondial, la place de la France tint, peut-être bien, davantage à son empire qu’à son statut de puissance européenne. Le vaste chapitre « Économie et colonisation » montre en un panorama synthétique combien le phénomène colonial fut redevable à un « nouveau capitalisme », dont la monnaie, les banques et le crédit furent le noyau dur, cela sans rien dissimuler des faces sombres qui furent, ici et là, les réquisitions et le travail forcé, et en soulignant aussi le poids d’un spécifique capitalisme foncier, notamment au Maghreb, mais aussi en Indochine. Il y eut aussi une faiblesse insigne de l’industrialisation, correspondant à l’intérêt bien compris des manufacturiers de métropole, et un commerce et des voies de communication pareillement commandés par le pacte colonial. Le monde colonial ainsi conçu sépare rigoureusement de part et d’autre de la barrière coloniale, colonisateurs et colonisés, scindés au premier chef par un fossé d’inégalité sociale, par l’apartheid politique et par la discrimination généralisée.

Au lendemain des hécatombes humaines qui purent être - en Algérie notamment - causées par la conquête militaire et l’intrusion brutale du capitalisme, il y eut continuité d’un essor démographique exponentiel, de la période coloniale à la période post-coloniale. L’espace urbain s’est recomposé dans la précarité, notamment du fait de l’arrivée en ville des « damnés de la terre » exsangues issus des campagnes. La barrière coloniale qui marque la société se prolonge, après les indépendances, en inégalités sociales explosives. En effet, l’avènement des indépendances n’a pas été en mesure de résolument modifier les rapports sociaux inégaux tant elles ont été dévoyées, « avec la corruption, les détournements de subventions ou d’aides étrangères, les gaspillages ». (p. 258). Et la « mondialisation » actuelle se situe en continuité élargie de l’ouverture au capitalisme qu’avait constitué, sous l’étendard du national français, la colonisation.

Le chapitre 7 (« Colonisation, civilisations et cultures »), sans doute un des plus expressifs, traite des religions, de l’évolution des techniques, plus encore de l’imprégnation par les techniques (mesure du temps par la montre, recours aux statistiques, utilisation de machines, etc.), et de l’école, qui fut à la fois chichement dispensée aux enfants des colonisés, mais aussi, et pour cela, désirable, et au cœur de la formation des élites nationales ; sans compter les évolutions artistiques, qui rejouèrent aussi sur l’univers métropolitain. Un suggestif tableau des taux d’analphabétisme (p. 331) en 2003, respectivement pour les femmes et les hommes, indique le chemin parcouru... et celui qui reste à parcourir. Le dernier chapitre rappelle les conquêtes, les résistances aux conquêtes et les luttes pour l’indépendance qui voient les « armes retournées » contre le maître colonial.

Le livre d’André Nouschi se présente comme une série d’études concentriques qui cernent progressivement sous plusieurs angles des réalités multiples, mais sans qu’il y ait jamais de répétition. De réflexions neuves en rapprochements inusités, il incite sainement le lecteur à la réflexion. Certes, le Maghreb est visiblement mieux dominé, dans cette étude des ruptures et des continuités, que le reste de l’ex-empire français. Mais les aperçus synthétiques qu’il fournit sont bien valables pour l’ensemble colonial, puis post-colonial français. On aurait aussi aimé que, dans l’analyse des forces sociales et politiques qui ont accaparé le pouvoir après les indépendances, soient mieux prises en compte les logiques militaires/bureaucratiques qui les structurent souvent si profondément. Il reste que voici un livre majeur, qui n’est pas d’un idéologue, et qui ne plaira pas aux idéologues : Nouschi fuit aussi bien la dénonciation véhémente que l’apologie niaise. Il tente, avec fruit, de rendre compte de toute la complexité de ce divers que d’aucuns persistent à vouloir dénommer l’Histoire.