ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


ELSENHANS Hartmut

Université de Leipzig (Allemagne), Institut d’études politiques

Les transformations de la solution intermédiaire (1954-1962)

Session thématique « Le soubassement économique »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Salle F 05

La prolongation de la guerre d’Algérie n’est pas due à l’importance des intérêts français dans ce pays. Elle est due à une configuration dans laquelle l’absence de tels intérêts permit une confusion de l’opinion ne pouvant être surmontée que lorsque les conséquences et les retombées de cette guerre se firent sentir. On a l’impression que la France a des droits sur l’Algérie, dont le droit d’y rester en raison de l’œuvre accomplie. L’échiquier des forces du début de la guerre d’Algérie comporte peut-être des intérêts économiques envisageant un avenir avec les jeunes nationalistes, mais l’aile dynamique du néocolonialisme demeure très faible, tandis que la grande propriété terrienne ne peut pas envisager un tel accord.

Cependant, de larges fractions de l’opinion admettent que des réformes sont nécessaires. 47 % des personnes interrogées considèrent que le rétablissement de l’ordre doit s’accompagner de réformes, 30 % qu’il faut d’abord rétablir l’ordre[1]. C’est parmi les industriels et les commerçants que le préalable du rétablissement de l’ordre trouve le plus de soutien, et parmi les ouvriers (26 %), les employés (30 %) et les paysans (26 %) qu’il est le plus repoussé. Parmi les camps politiques du centre (Section française de l’Internationale ouvrière, radicaux, Mouvement républicain populaire), le parallélisme entre ordre et réformes a une nette majorité tandis que les partis de droite sont partagés (moitié pour l’ordre, moitié pour les réformes). Cette répartition correspond au vote récent à l’Assemblée nationale dans laquelle les partis du centre susnommés ont milité pour des réformes dans le cadre français en Algérie. Il existe donc une base politique en faveur des réformes, mais sans soutenir l’indépendance ou un processus menant éventuellement à l’indépendance.

Toutes les évolutions de la France sont vaines si le Front de libération nationale (FLN) rejette tout accord ne menant pas explicitement à l’indépendance. La position du FLN paraît compréhensible, car seule l’indépendance créerait un État algérien en mesure de négocier d’égal à égal avec la République française. À la différence du Maroc et de la Tunisie, l’Algérie ne dispose pas d’institutions historiques pouvant permettre de représenter les nouveaux courants indépendantistes. En Afrique noire, ces forces indépendantes étaient encore trop faibles pour éviter le moule imposé par la puissance coloniale. En Algérie, en 1956 et 1957, le FLN avait pratiquement réussi à occuper l’ensemble du pays. Il avait acquis un capital révolutionnaire qu’il ne pouvait partager avec aucun autre mouvement. Si la France acceptait de sortir de son cadre d’une Algérie composée de départements, il fallait qu’il y ait un autre État ; en raison de l’absence d’autres structures, le FLN et plus tard le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) s’établiraient en gouvernement de l’Algérie par le simple fait d’engager des négociations avec l’État français. Pour le FLN, abandonner le préalable du droit à l’indépendance - acquise dans un délai rapproché - aurait signifié risquer la perte de son rôle de leader de la révolution armée, ce qui comprenait le danger d’imploser en différentes tendances déjà présentes en son sein.

La base politique en France, fermement groupée autour de réformes dans le cadre français est donc en désaccord avec le FLN aussi longtemps qu’elle n’envisage pas de solution intermédiaire au niveau de la coopération étroite entre la France et une Algérie dirigée par le FLN.

Les Français ont une bonne conscience coloniale

En août 1957, alors que le débat sur la torture en Algérie avait déjà été lancé, l’ Institut français d’opinion publique (IFOP) demandait aux Français :

Dans ses Colonies, Protectorats et Territoires sous mandat, estimez-vous que la France a fait un très bon travail, un assez bon travail, un mauvais travail, ou un très mauvais travail ?[2]

L’opinion négative des partisans du PCF (très bon travail : 5,1 %, assez bon travail : 23,1 %) faisant partie du total, le pourcentage des personnes interrogées favorables à l’œuvre française ne constitue que 71 % de l’ensemble. Pour les partisans de la SFIO, les personnes interrogées favorables représentent 73,6 % du total, pour le MRP 74 %, les radicaux 80 %, le Centre national des indépendants et des paysans (CNI) 80 % et les gaullistes 87 %. Ces donnés ne dépendent pas de l’âge, mais du niveau d’éducation. 85 % des personnes interrogées ayant une éducation supérieure jugent favorablement l’œuvre française dans ses colonies pour 82 % de celles qui ont obtenu le baccalauréat et 81 % de celles ayant fréquenté l’école secondaire. En revanche, les personnes interrogées n’ayant fréquenté que l’école primaire ou sans instruction, ou les sans opinion, ne votent qu’à 65 % en faveur du bon ou assez bon travail de la France.

On peut donc considérer que la grande majorité des Français, à l’exception des partisans du PCF, était convaincue que la France avait rempli sa mission civilisatrice dans les territoires d’outre-mer et qu’elle avait acquis le droit d’y rester (voir tableau en annexe)

La préférence pour la solution intermédiaire

Les Français, dans leur grande majorité, n’envisagent pas l’indépendance totale comme une réalité à laquelle la France doit contribuer par exemple par des négociations avec le FLN. De même, ils ne sont pas convaincus que l’Algérie restera française dans un délai prévisible, mais ils sont pour des réformes. En mars 1956, ce n’est que dans le camp gaulliste que les partisans de l’« ordre d’abord » sont en majorité[3]. Mais les Français sont aussi contre l’indépendance. À la question :

S’il fallait absolument choisir entre les deux solutions extrêmes suivantes, laquelle préférez-vous : donner l’indépendance totale à l’Algérie, ou essayer par tous les moyens militaires possibles d’écraser la rébellion ?[4],

38 % des personnes interrogées choisissent l’indépendance et 36 % l’écrasement de la rébellion. Puisque 89 % des sympathisants communistes sont pour l’indépendance, le camp de l’écrasement de la rébellion est majoritaire dans tous les camps politiques et minoritaires dans les catégories socioprofessionnelles (profession du chef de famille) suivantes : cadre moyen, employé, ouvrier. En août 1957, 33,8 % des personnes interrogées estiment que la revendication de certains Algériens en faveur de l’indépendance est justifiée, contre 49,6 % qui estiment l’inverse[5]. Parmi les premiers, 18,6 % pensent que cette revendication ne doit pas entraîner l’indépendance complète de l’Algérie. Il y a donc une majorité de deux tiers opposée à l’indépendance complète, ce malgré 67,8 % des sympathisants communistes favorables à l’indépendance complète de l’Algérie. Au centre de l’échiquier politique, les adversaires de l’indépendance totale devancent ceux qui lui sont favorables dans une proportion de 2 contre 1, à droite de 3 contre 1. Parmi les 23 % de gaullistes qui considèrent la revendication de l’indépendance comme justifiée, 33,5 % pensent que cela ne doit pas entraîner l’indépendance totale. Si 88,3 % des sympathisants communistes considèrent l’indépendance de l’Algérie comme justifiée, 6 % croient que cela ne doit pas entraîner l’indépendance complète de l’Algérie.

Il y a pourtant évolution dans le camp des partisans de la solution intermédiaire. Les partisans du maintien du statut de l’Algérie comme département français diminuent : 49 % en octobre 1955 et en février 1956 ; 40 % en avril 1956 ; 34 % en mars 1957[6]. Garder le statut de département français ne signifie pas l’intégration telle que proposée par l’armée française à partir de 1957 dans son effort de propagande envers les populations algériennes. Le département français est le statut en vigueur, un statut qui pourrait être aménagé en donnant plus de droits aux institutions coloniales qui existent, par exemple en élisant une nouvelle assemblée algérienne après la dissolution de la fin 1955. Le taux de personnes acceptant un lien différent entre l’Algérie et la France progresse : 26 % en octobre 1955 ; 25 % en février 1955 ; 33 % en avril 1956 ; 35 % en mars 1957 ; enfin, 40 % en septembre 1957. Outre les sympathisants communistes (79,9 %) ce sont les cadres et les professions libérales qui évoluent le plus. 61,9 % de ceux-ci sont pour un lien différent, de même que 46 % des commerçants et 46,8 % des employés. L’approbation d’un lien différent diminue avec l’âge (21-29 ans : 45,3 %, 65 ans et plus : 29 %) et augmente avec le nombre d’habitants de la commune des personnes interrogées (inférieur à 2 000 : 34,7 %, 20 000 à 50 000 : 49,7 %).

À côté du bloc communiste, il y a une France moderne prête à donner plus de consistance à l’Algérie. Les événements de mai 1958 ne changent pas définitivement cette orientation en faveur d’une solution intermédiaire. En août 1958, on demande aux Français leur opinion sur l’intégration, soit : « que 9 millions de Musulmans d’Algérie aient les mêmes droits et les mêmes devoirs que les Français de la métropole »[7]. 52 % des personnes interrogées trouvent que c’est une bonne chose, 21 % que c’est une mauvaise chose, mais seulement 40 % estiment l’intégration possible contre 26 % estimant que c’est impossible[8]. Cependant, huit mois après, 8,6 % seulement des personnes interrogées considèrent que les députés musulmans élus en novembre 1958 sont représentatifs de la population musulmane d’Algérie, 32,9 % leur accordent une représentativité partielle. Dans tous les partis politiques, ceux qui reconnaissent une représentativité totale à ces députés sont une minorité (Union pour la nouvelle République 17,3 %, démocratie chrétienne 14,9 %, autres inférieurs à 10 %)[9]. La représentativité des députés musulmans est niée par 22 % tandis que la représentativité des députés européens n’est contestée, hors du courant communiste, que par 6 % des personnes interrogées. Ce sont surtout les Français à niveau de revenu bas ou modeste - niveau socio-économique modeste et pauvre - qui déclarent ne pas avoir d’opinion, ou bien des doutes.

La préférence pour la solution intermédiaire redevient visible après le discours du général de Gaulle le 16 septembre 1959. 35 % des interviewés se prononcent pour l’autonomie dans la Communauté, 12 % pour la sécession et 23 % pour la francisation comme la meilleure des solutions du point de vue de la métropole. La sécession est rejetée par les personnes de niveau socio-économiques aisé (5 %) et moyen (9 %) de même que par les professions libérales, les cadres (6 %) et les commerçants (6 %), qui se prononcent plus que proportionnellement en faveur de l’intégration (respectivement 32 % et 30 %). Mais dans toutes les catégories sociales, l’autonomie l’emporte[10].

Quoique la francisation apparaisse comme une solution désirable (23 %), peu y croient. 9 % des personnes interrogées la considèrent comme possible, dont 13 % parmi les professions libérales, les cadres et les cadres moyens. Ce soutien à la solution du gouvernement des Algériens par les Algériens s’élargit avec le temps. 47,9 % des interviewés se prononcent en faveur de cette solution en février 1960[11]. Mais la francisation progresse aussi à 27,1 %, avec 40,5 % dans les milieux aisés. Ceux qui croient la francisation possible régressent toutefois à 7,6 %.

Les barricades de janvier 1960 sont essentielles pour l’évolution de l’opinion. Le vote pour la francisation tombe à 16 % et le vote pour le gouvernement des Algériens par eux-mêmes monte à 67 %[12]. À une question parallèle : « envisageant l’avenir, le général de Gaulle a parlé d’une Algérie algérienne liée à la France »[13], 64 % considèrent cette solution comme bonne et 10 % comme mauvaise, 26 % ne se prononçant pas.

C’est l’indépendance dans la coopération qui devient la solution intermédiaire. En avril 1961, 50 % des interviewés croient qu’en définitive, l’Algérie sera indépendante mais qu’elle cherchera à garder des rapports avec la France, et seulement 19 % croient qu’elle sera indépendante et cherchera à avoir le moins de rapports possibles avec la France[14].

L’acceptation de l’indépendance dans la coopération est démontrée par le rejet de la partition de l’Algérie. 7 % seulement y croient en avril 1961[15] et 55 % contre 18 % considèrent cette solution comme mauvaise[16].

Le manque de confiance dans l’Algérie française

Les Français se rallient à une formulation de la solution intermédiaire incluant l’indépendance totale de l’Algérie dans un climat de détérioration de leurs attentes concernant les perspectives de l’Algérie française. Cette détérioration des attentes n’est cependant pas linéaire. À la question de savoir si l’Algérie sera encore française dans dix ans, répondent oui contre non : en avril 1956 31 % contre 25 %, en juillet 1956 19 % contre 28 %, en mars 1957 32 % contre 24 %, en septembre 1957 28 % contre 37 %, en janvier 1958 27 % contre 22 %, le 30 mars 1958 42 % conte 18 %. Les absentions sont considérables[17].

Les événements de 1958 ne changent pas le déclin de la confiance dans une perspective française de l’Algérie. En août 1958, 41 % des personnes interrogées sont d’accord avec la vision qu’il faudra tôt ou tard donner l’indépendance politique à l’Algérie, contre 36 % qui récusent cette vision[18]. En février 1959, donc avant le discours sur l’autodétermination, 51 % des interviewés s’attendent à l’indépendance tôt ou tard, contre 29 % d’opinion inverse.

En août 1957, ceux qui croient à une Algérie encore française dans dix ans constituent la majorité dans tous les camps politiques à l’exception des sympathisants communistes[19]. Six mois plus tard, ceux qui croient en l’Algérie française n’ont plus qu’une avance très légère dans les camps politiques du centre (SFIO, MRP, radicaux). Mais en même temps, les Français ne croient pas que les rebelles sont représentatifs de la population musulmane (oui : 24,2 %, non 41,1 %)[20] et approuvent des négociations avec les représentants librement élus de toutes les populations algériennes (57,8 %), tandis que 45,2 % approuvent que le gouvernement doive en Algérie chercher à négocier avec les chefs de la rébellion[21].

L’opinion française ne veut ni l’Algérie indépendante, ni l’intégration. L’Algérie est considérée à partir de l’envoi du contingent comme le problème le plus important mentionné dans les sondages d’opinion, mais pour la majorité des Français, l’Algérie française n’est pas un problème vital. Il faut donc prendre en compte ce désintérêt, isoler les minorités favorables à l’intégration et à la victoire à tout prix, et trouver une stratégie d’ensemble du rôle de la France dans le monde dans laquelle l’Algérie française ne joue pas un rôle important.

L’isolement des partisans de l’Algérie française

À partir de 1957, l’armée française s’engage en faveur de l’intégration de l’Algérie dans la France. Les documents du service d’action psychologique d’Alger de 1956 ne mentionnent pas ce terme et insistent plutôt sur la volonté inébranlable de la France de rester en Algérie.

L’armée pèse lourdement sur les négociations concernant un statut nouveau, qui aboutiront à la loi-cadre votée début 1958. Le commandement militaire s’est rallié à la théorie de la guerre antisubversive avec deux convictions. La première est que la seule alternative à l’indépendance - où tous les Algériens seraient égaux et l’Algérie un État souverain à l’égal de la France - serait l’intégration, où les Algériens auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs que les Français.

Dans le débat public français, l’intégration s’oppose à toute solution intermédiaire qui créerait des institutions algériennes. Dans le débat français en métropole, les règlements institutionnels de la IVe République pèsent. Hormis le parti communiste, tous les partis politiques proposent des solutions intermédiaires, mais de différentes sortes. Pour quelques-uns, une telle solution doit principalement être ouverte à des évolutions ultérieures vers l’indépendance. De telles ouvertures sont rejetées notamment par les partis de droite, mais aussi par certaines fractions des partis du centre. On fédéralise l’Algérie en territoires à caractère homogène (Kabylie) ou ayant des proportions importantes d’Européens (Alger, Oran). Si l’on soumet ces changements à l’échelle de l’Algérie entière à l’assentiment de toutes les assemblées territoriales, on peut supposer qu’un accord se révélerait impossible. Au pire, on aboutirait à une partition - où certains territoires à forte population européenne refuseraient de rejoindre les autres territoires dans un processus menant à l’indépendance. On discute du fait de priver les assemblées délibérantes du droit d’élire un exécutif et on limite les droits de cet exécutif dans sa relation avec le représentant de la République. Notamment, de longs débats ont lieu concernant l’existence d’un exécutif à Alger qui pourrait représenter l’embryon d’un État algérien capable de « mener » des négociations.

Ici, la deuxième conviction des tenants de la guerre antisubversive joue un rôle. Il faut absolument éliminer tout doute potentiel sur la présence de la France en Algérie. L’armée crée un système de « 5e bureau » non seulement en Algérie, mais aussi en métropole, chargés de diffuser sa propagande, notamment sa théorie de la guerre antisubversive. L’armée joue donc un rôle traditionnellement dévolu aux partis politiques, particulièrement au courant gaulliste.

L’armée réussit à convaincre la population européenne d’Algérie que l’intégration est la seule alternative aux buts de guerre du FLN. Ce faisant, elle isole le deuxième bloc de l’Algérie française, la population européenne d’Algérie qui souhaite bloquer toute ouverture pouvant conduire à des négociations, même dans le sens de solutions intermédiaires.

À l’exception du PCF et de la CGT, toutes les organisations politiques, syndicales et sociales ont également des structures en Algérie. Parmi leurs membres, les Européens d’Algérie sont majoritaires. Ils militent dans les organisations nationales pour l’intégration. Aucune des grandes organisations françaises ne se laisse pourtant rallier à cette solution.

La rupture est consommée dès 1959. 14 % des Français se déclarent tout à fait solidaires des Européens d’Algérie, 24 % solidaires, 22 % peu solidaires, 16 % pas du tout solidaires et 24 % ne se prononcent pas[22]. En mars 1960, après les barricades, le refus de solidarité monte à 50 %[23]. En août 1961, 69 % de personnes interrogées désapprouvent une contribution des Français métropolitains aux dédommagements des Français d’Algérie, s’ils sont chassés d’Algérie.

L’isolement de l’armée est le fait même du rôle qu’elle veut jouer. Elle a pu émettre ses opinions tant que les parlementaires cherchaient des soutiens pour tel ou tel dispositif de la loi-cadre et sur telle ou telle mesure de clémence. L’euphorie du 13 mai 1958 est de courte durée. En juillet 1958, 55 % des personnes interrogées considèrent que le rôle de l’armé joué en Algérie depuis le 13 mai a été utile pour la France. 17 % considèrent que ce rôle a été nuisible : plus le niveau socio-économique, la profession du chef de famille et le niveau d’éducation sont faibles, plus ce rôle est considéré comme nuisible[24]. En février 1959, 35,6 % des interviewés considèrent les événements du 13 mai 1958 comme une tentative de prise de pouvoir par l’armée et 21 % comme un complot d’hommes politiques. C’est seulement parmi les professions libérales et les cadres que le 13 mai a été un sursaut du pays contre la dégradation du pouvoir[25].

Puisque l’intégration ne pouvait obtenir la majorité dans l’opinion publique française, les partisans de l’Algérie française optent pour le complot, plus tard pour le terrorisme, et s’isolent. Le 26 janvier 1960, 36 % des personnes interrogées trouvent les troubles d’Alger très inquiétants et 37 % assez inquiétants[26]. 66 % sont pour des mesures très rigoureuses et seulement 7 % pour des mesures de clémence[27]. Seuls 8 % contre 75 % désapprouvent les poursuites « contre ceux qui à Alger et à Paris ont agi contre le gouvernement pendant les événements d’Alger en janvier »[28]. 69 % estiment qu’il y a eu un complot et seulement 1 % des interviewés sont très favorables aux personnes qui ont manifesté à Alger[29].

En ne se laissant pas capter par les tenants de la guerre antisubversive, de Gaulle a rallié derrière lui la majorité silencieuse du pays, qui durant tout le conflit ne voulut ni l’intégration ni l’indépendance totale de l’Algérie. En forçant le bloc de l’Algérie française à des mesures illégales, il a fait renaître l’unité de cette majorité silencieuse qui s’était déstructurée sur le plan organisationnel à cause des conflits sur les détails de la solution intermédiaire. Le prestige du général de Gaulle y a joué un rôle. Après le discours sur l’autodétermination, on demande aux Français :

Certains parlementaires disent qu’il faudra bien choisir entre de Gaulle et l’Algérie française. Qu’en pensez-vous ?[30]

36 % des personnes interrogées refusent l’alternative, 26 % choisissent de Gaulle et 4 % l’Algérie française. La stabilité de la France prime : oui à une solution intermédiaire, mais sans atteintes aux libertés publiques, à l’exception de 4 %. Personne ne peut mieux réussir à protéger les intérêts de la France dans l’affaire algérienne.

Il y eut un détonateur à cette nouvelle appréciation des priorités : l’affaire des étudiants. En 1959, le régime sursitaire fut changé. L’ancienne minorité de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) devint une majorité dans suffisamment d’universités pour renverser la direction nationale. Cette majorité prit ses distances vis-à-vis du PCF et des nouvelles forces de gauche formées, tout en entretenant de bons liens avec les syndicats. L’UNEF put prendre la tête du rassemblement des partisans de la paix en Algérie par la négociation avec le GPRA. Elle entra en contact direct avec l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), mai 1960.

Mettre des formes convenables à l’abandon de l’Algérie

Pour convaincre les Français moyens que la France a accompli une œuvre digne qui correspond à son rôle de grande puissance, il faut démontrer que la France octroie l’indépendance en sortant victorieuse de l’épreuve militaire. Elle octroie l’indépendance parce que la guerre d’Algérie bouche l’avenir de la France. La France doit être victorieuse sur le terrain, d’où les efforts du plan Challe. La France doit accorder l’indépendance à un adversaire essoufflé que l’on ne traite pas comme un interlocuteur représentatif mais comme une tendance importante parmi d’autres, d’où l’effort de créer une élite politique par les élections municipales de 1959 et les élections cantonales de 1960.

Ce sont les manifestations dans les villes algériennes de décembre 1960 qui révèlent que de telles tendances ne jouent pas de rôle important, mais le revirement de l’opinion française se produit après les barricades et le discours du général de Gaulle sur l’Algérie algérienne. De Gaulle réussit cette éducation de la majorité silencieuse non seulement par son réalisme, mais aussi parce qu’il propose de nouvelles perspectives pour que la France garde son rang.

L’Algérie cessait de tenir son rôle de tête de pont français donnant accès, au moins sur le plan géostratégique, à l’Afrique noire dès que l’Afrique noire gagnait son indépendance. Or, la France ne pouvait s’opposer aux mouvements de décolonisation dans tous les territoires de son empire par des guerres d’occupation, d’autant que le colonialisme était de plus en plus condamné à l’ONU, et que les puissances anglo-saxonnes avaient déjà opté pour la décolonisation. Du rôle de clé de voûte de l’ensemble français en Afrique, l’Algérie devenait un obstacle au statut international de la France. Les nouveaux dirigeants en Afrique noire n’étaient pas à leur aise dans le mouvement tiers-mondiste que de Gaulle ne pouvait que saluer du fait de sa politique d’indépendance vis-à-vis des blocs. Pour garder de bonnes relations avec les pays nouvellement indépendants issus de l’empire français, il fallait terminer la guerre d’Algérie.

L’Algérie n’était un marché qu’en apparence. Ce marché était alimenté par des rentes sur le blé et le vin algérien payées par la métropole, et pendant la guerre d’Algérie par les dépenses militaires. Ce n’était pas un marché important pour l’industrie française moderne, mais un lieu de repli pour les branches les moins dynamiques. Si la France voulait se moderniser, il lui fallait se lancer à travers l’entreprise européenne sur le marché mondial.

De même, l’Algérie ne représentait guère une source d’approvisionnement en matières premières. Le blé et le vin algériens bénéficiaient des mesures protectionnistes en faveur de la colonisation européenne. Le fer et le phosphate étaient plus riches au Maroc et en Tunisie. De plus, on découvrit pendant la guerre d’Algérie des sources plus importantes en Afrique subsaharienne. Si la France avait voulu faire évoluer les populations dans ces pays liés par des réformes économiques, c’est elle qui aurait dû payer les coûts, tandis que des groupes étrangers qui étaient indispensables à la mise en valeur de ces gisements auraient eu accès à ces sources aux prix du marché mondial. Il devenait plus aisé d’exploiter des pays indépendants que des pays dépendants pouvant formuler des revendications sociales et économiques envers leur métropole.

Restait le problème saharien. Les capitaux internationaux boudèrent le pétrole après le déclenchement de l’insurrection. La France le développa sur ses propres ressources en mobilisant l’épargne nationale sous différentes formes, garantissant au secteur pétrolier public le pouvoir de décision. Le pétrole saharien arriva en Europe en pleine expansion du marché pétrolier. Cette expansion était due au remplacement du charbon par le fuel. Malheureusement, la bonne qualité du pétrole saharien - haut pourcentage de produits légers - était peu adaptée à ce profil de la demande. Il fallait vendre les produits légers ailleurs, sur les marchés de carburants. La France devait abandonner son national-pétrolisme. Elle bénéficiait de son secteur public pour la diversification régionale vers des pays sourcilleux de leur souveraineté sur les ressources naturelles jusqu’à ce que leurs régimes séculiers à orientation nationaliste - à l’opposé des régimes à tendance culturalistes identitaires, tels les mouvements islamistes se référant aux valeurs occidentales - s’écroulent.

À la place de l’empire colonial, la France développa une politique tiers-mondiste. Elle fut la seule parmi les grandes puissances occidentales à récuser la politique des blocs. Parmi ces puissances, elle était la plus favorable aux revendications du Tiers Monde en faveur de la réévaluation des prix des matières première. Pour pouvoir jouer ce rôle, il fallait pourtant que la France ne s’enlise pas dans une guerre de fantassins dans les montagnes algériennes. Il lui fallait l’arme nucléaire. La guerre d’Algérie entrait en concurrence avec l’armée moderne à construire. Dès que le sanctuaire national était en danger, elle devait pouvoir menacer avec des armes atomiques, même si cela entraînait sa destruction par l’adversaire.

Le travail de mémoire absent

L’intérêt de la France fut donc de quitter l’Algérie. Par son action modernisatrice, la République algérienne a pu naître. Sans la France, pas d’Algérie unitaire. Cette idée d’une France généreuse qui accorde l’indépendance malgré la défaite militaire du FLN est constitutive de la nouvelle projection de la grandeur française. Par rapport à la confrontation entre les blocs de la guerre froide, la France donna toujours un poids particulier aux positions du Tiers Monde, notamment aux pays arabes dans leur conflit avec Israël. À l’intérieur du monde occidental, la France se comporta comme un porte-parole des intérêts des pays du Tiers Monde, notamment de ceux gouvernés par des tendances relevant du nationalisme séculier. Par la réorientation de sa politique globale, de Gaulle sauve l’image de la France. On peut douter qu’un travail de mémoire puisse ébranler ces convictions.

Annexe

IFOP NS 122 du 30 août 1957, question n° 34

Dans ses colonies, protectorats et territoires sous mandat, estimez-vous que, dans l’ensemble, la France a fait : un très bon travail, un assez bon travail, un mauvais travail, un très mauvais travail ?


[1] Institut français d’opinion publique (IFOP), NS 114, 26 mars 1956, Q 26.

[2] IFOP, NS 122, 30 août 1957, Q 34.

[3] IFOP, NS 114, 26 mars 1956, Q 26.

[4] IFOP, NS 119, 27 février 1957, Q 20A.

[5] IFOP, NS 122, 30 août 1957, Q 19A.

[6] IFOP, NS 122, 30 août 1957, Q 18.

[7] IFOP, S 2950, 8 août 1958, Q 8.

[8] IFOP, S 2950, 8 juillet 1958, Q 9 ;

[9] IFOP, NS 142, 17 février 1959, Q 22.

[10] IFOP, S 3265, octobre 1959, Q 4.

[11] IFOP, S 3355, 10 février 1960, Q 8A.

[12] IFOP, S 3360, 8 mars 1960, Q 34.

[13] IFOP, S 3360, 8 mars 1960, Q 10.

[14] IFOP, S 3745, 27 avril 1961, Q 50.

[15] IFOP, S 3745, 27 avril 1961, Q 50.

[16] IFOP, S 3355, 24 avril août 1961, Q 57.

[17] IFOP, NS 129, janvier 1958, Q 39, rapport 1107 ; IFOP, S 2885, 30 mai 1958, Q 14.

[18] IFOP, S 2950, 8 août 1958, Q 10.

[19] IFOP, NS 119, 27 février 1957, Q 18.

[20] IFOP, NS 122, 30 août 1956, Q 29.

[21] IFOP, NS 122, 30 août 1957, Q 23 et 24.

[22] IFOP, NS 147, mai 1954, Q 7.

[23] IFOP, S 3360, 8 mars 1960, Q 21.

[24] IFOP, S 2450, 24 juillet 1958, Q 7.

[25] IFOP, N 5142, 17 février 1959, rapport 1224.

[26] IFOP, NS 159, 26 janvier 1960, Q 1a.

[27] IFOP, S 3355, 10 février 1960, Q 4c.

[28] IFOP, S 355, 10 février 1960, Q 6.

[29] IFOP, S 3355, 10 février 1960, Q 3.

[30] IFOP, S 3265, octobre 1959, Q 6.


Citer cet article :
Hartmut Elsenhans, « Les transformations de la solution intermédiaire (1954-1962) », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=279