ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


SEKFALI Abderrahim

Université Mentouri, Constantine

Instituteurs et médersiens en Algérie coloniale

Session thématique « Enseignement et enseignants dans l’Algérie coloniale »

Mardi 20 juin 2006 - Après-midi - 14h30-16h30 - Salle F 05

L’enseignement primaire public laïc issu des lois de la IIIe République avec son caractère conservateur demeure l’œuvre de Jules Ferry. La transposition à l’Algérie coloniale obéit aux données politiques et philosophiques de la métropole. Cette transposition, modelée au départ en France par les nouvelles orientations scolaires, veut mettre en échec la résistance culturelle musulmane et tend vers une entente entre les deux éléments qui constituent la société : les colonisés et les colons. Il s’agit d’une société dualiste où le développement de l’école française connaît, au départ du moins, un « refus » généralisé de la population musulmane d’abord et une propagande intense de la part des tenants de la colonisation qui voient dans cette entreprise le lieu de formation d’une nouvelle catégorie de « déclassés » grossissant le marché du travail.

Les différentes prises de position des hommes politiques de droite, des représentants élus, de la presse européenne contre l’enseignement des musulmans constituent un blocage à la réalisation de l’idéologie coloniale assimilatrice prônée par les républicains, détournée aussi de son véritable but par son orientation pratique et professionnelle. Cette méfiance avouée des colons pour l’éducation des musulmans ne semble pas partagée par les autres catégories de la communauté européenne, plus attachées à l’idée directrice des républicains : celles de faire des jeunes sujets français de bons patriotes.

D’un autre côté, on assiste à l’amorce d’une mise en cause du rayonnement de l’école coranique dans les établissements traditionnels avec la prise en charge par l’État colonial de l’enseignement islamique, servant de lieu de reproduction d’agents religieux et judiciaires sans pour autant remettre en cause l’ordre politique établi. Nous sommes en présence dans l’Algérie coloniale de deux types d’intellectuels passés par deux filières de formation différentes : l’école française donnant les intermédiaires du système colonial ; l’école coranique et les diverses universités (Maroc, Tunisie, Égypte) forment les militants de la tradition islamique.

Les instituteurs restent dans leur ensemble un corps bien constitué, soudé et qui joue un rôle de premier plan dans la société. À travers des exemples tirés de la réalité politique, nous avons pu arriver à la conclusion première que les membres de l’enseignement ont occupé un rôle d’intermédiaires et d’animateurs dans la vie politique et sociale. En effet compte tenu de leur statut et de leur formation, ils ont été amenés à être mêlés aux nombreux problèmes que pose la vie quotidienne aussi bien à la ville qu’à la campagne. Nous l’avons vu, l’instituteur faisait figure d’intellectuel au courant des lois et « agent de transmission du savoir » en opposition permanente aux autorités en place qui voient en lui un contestataire de l’ordre établi. Sollicités par leurs amis politiques, les maîtres d’école sont souvent appelés sur le devant de la scène soit en assumant la présidence d’une réunion publique et contradictoire soit en participant à la mise en place de sections syndicales dans le monde ouvrier. Dans le mouvement syndical on distingue celui qui est propre aux instituteurs et le mouvement syndical des autres catégories où les enseignants interviennent souvent pour des raisons politiques. Nous ne devons pas oublier que la plupart des grèves qui eurent lieu après la Première Guerre mondiale furent animées par des enseignants du primaire. Cette intervention dans les grèves est le prolongement de leurs engagements politiques.

L’idéologie des instituteurs a été façonnée tout d’abord par leur milieu social et par leur passage pour la plupart par l’École normale, pour d’autres par la lecture des moralistes et des philosophes appartenant à diverses écoles. Ensuite dans la pratique, ils ont été confrontés à la réalité quotidienne et concrète et donc amenés à prendre position vis-à-vis des problèmes sociopolitiques.

L’instituteur a d’ailleurs été défini à l’époque - fin du xixe siècle - comme « agent général de civilisation élémentaire plutôt qu’un maître d’école au sens ordinaire du mot ». Avec le foisonnement des différents partis politiques, ceci semble inexact après la Première Guerre mondiale dans la mesure où il ne répond plus au profil sociopolitique souhaité par l’administration coloniale. II faut sans doute tenir compte de deux faits importants à savoir le changement d’attitude des populations algériennes vis-à-vis de l’école française : avant la fin de la Première Guerre mondiale les autorités coloniales usaient de leur pouvoir pour contraindre les parents à envoyer leurs enfants à l’école. Dès les années 1920 on assiste à un revirement de la situation : le problème de l’école est posé en terme de revendication compte tenu du manque d’écoles et du faible taux de scolarisation des musulmans. L’école devient une des principales revendications des musulmans évolués qui ne conçoivent leur avenir que dans le cadre français. Le deuxième fait important est la poussée du réformisme due à la résistance culturelle qui a été à l’origine de l’adaptation de l’école à la société algérienne.

L’histoire de l’enseignement primaire public laïc indissociablement liée à celle de la colonisation apparaît comme un substrat et semble remplir une fonction idéologique entre la communauté européenne et la communauté musulmane. Ce rôle d’intermédiaire entre deux communautés proclamé à travers le discours politique est toutefois sans cesse remis en question par les tenants de la colonisation inquiets de l’émergence d’une nouvelle classe de lettrés musulmans qui réclame, à son tour l’instruction pour leurs coreligionnaires. Cette nouvelle tendance exprimée tout d’abord par le mouvement Jeune Algérien est réaffirmée par les élus fédérés. Sous forme de protestations répétées et de contestations sans cesse renouvelées l’Étoile Nord-Africaine / Parti du peuple algérien (PPA), réaffirme avec beaucoup d’insistance le besoin pour la population musulmane de recevoir l’instruction en arabe et en français. Cette revendication qui occupe une place de choix dans le programme des représentants musulmans revient sans cesse sur les devants de la scène politique et à la fin de la Première Guerre mondiale, elle constitue devant les assemblées locales l’une des questions de premier plan dans les ordres du jour. Cette lutte entre les représentants des deux communautés ne cessera que vers les années 1949-1950, début de la fusion des enseignants européens et musulmans, qui ne fait qu’amorcer la résolution du problème de la scolarisation. Ainsi Mohamed El-Hadi Djemame, conseiller général de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) de Djidjelli, membre de l’Assemblée financière, résume le bilan de la scolarisation après le décret du 27 novembre 1944 « réglant les modalités de l’effort considérable à accomplir » :

En 1944, il y avait pour les Algériens musulmans sept cents écoles comprenant mille neuf cent soixante-dix classes accueillant environ cent quinze mille enfants d’âge scolaire. Environ un million cent trente-cinq mille d’entre eux étaient jetés à la rue. L’échelonnant sur une période de vingt ans, le projet de la commission Catroux prévoyait la création de quatre cents classes par an. Pour la première année, à compter du 1er janvier 1945, un budget de 250 millions fut proposé. II fut soumis à l’examen des Délégations financières qui, bien entendu, le réduisirent à 40 millions. En trois ans, du 1er janvier 1946 au 51 décembre 1948 - les prévisions du budget seront valables jusque cette date - le nombre d’emplois d’instituteurs de l’enseignement « B » passe de 2 346 à 2 485 pour le cadre normal, soit une augmentation de cinq cent vingt-six pour le cadre spécial, l’ex-enseignement des Indigènes se dénomme actuellement enseignement B. Dans son rapport de mai 1947, mon ami Briffa, après avoir constaté qu’après deux ans et demi - janvier 1945 à juin 1947 -, le programme qui devait voir l’éclosion de mille classes, cent onze seulement avaient été construites, dont soixante-dix pour l’enseignement B des Algériens musulmans, écrivait déjà « À cette cadence, ce n’est pas en 1956 qu’il faut songer, mais en 1985 pour réaliser la scolarité intégrale du plan prévu ».[1]

Un des aspects les moins étudiés, un peu décrié, à savoir les contacts culturels, constitue à vrai dire, la toile de fond de notre étude dans la connaissance de l’expansion coloniale européenne. L’étude de la transmission de ces valeurs imposées par la métropole à l’Algérie coloniale ne peut être cernée sans faire référence à ce groupe d’intermédiaires constitués par les enseignants du primaire. Comme le signale Fanny Colonna : « II est peu probable que l’école soit jamais citée parmi les bouleversements les plus importants apportés en Algérie par la colonisation. »[2]

Nous ne pouvons étudier le problème de l’école en Algérie pendant la colonisation sans une analyse du personnel. Les instituteurs semblent constituer un groupe charnière entre les deux communautés mais ce n’est pas le seul groupe ayant eu accès à la culture française. Les instituteurs représentent 1e groupe le plus important du point de vue numérique, ils participent à la fois au monde de la ville et également au monde de la campagne, alors que les autres élites - médecins, avocats - sont cantonnés dans les zones urbaines. Il s’agit d’un groupe social plus structuré, dont l’esprit de corps est très réel, les maîtres d’écoles jouent un rôle d’animateurs dans tous les secteurs de la vie politique et sociale.

Ces quelques réflexions constituent l’ossature mieux encore la centralité autour de laquelle s’articule ce vaste travail d’investigation pour apporter notre contribution à la connaissance de la science politique sur les grands problèmes passés/présents et notamment celui qui nous intéresse aujourd’hui la genèse du champ culturel algérien.

Parmi les phénomènes importants transférés par la colonisation celui de l’école en Algérie occupe une place de premier plan par sa complexité dans une société dualiste, et son appartenance inexorable à la sphère culturelle où le jeu et l’enjeu s’articulent indubitablement à une inculcation idéologique de la société dominante à celle qui lui est diamétralement opposée : la société dominée.

Les élevés originaires du bled sont désavantagés pour assimiler la culture et l’incitation à l’effort scolaire n’a pas le cadre familial nécessaire pour compenser « la dépossession par 1’inspiration à la possession ». L’expérience professionnelle des maîtres d’école chevronnés constitue un facteur de réussite scolaire. Faut-il évoquer l’immense bonne volonté de ces centaines de maîtres, conscients de la grande difficulté d’être un éducateur ? Si nous dépassons la surface des apparences étalées dans un cadre spatio-temporel pour creuser l’intériorité profonde des consciences et parvenir au noyau central nous constatons que les instituteurs vivent dans la négation et dans le déchirement.

Les maîtres d’école font preuve d’une pensée enthousiaste à l’égard de la pensée occidentale qui se tourne vers l’altérité devenue un champ d’exploration de la culture. Transfuges culturels, les maîtres d’école indigènes demeurent des médiateurs ayant pour fonction essentielle la transmission de l’idéologie dominante en même temps que celle du savoir ce qui produit une dynamique sur la société plus importante que celle des autres élites formées aussi à l’école française. La formation d’une fraction importante des classes moyennes algériennes, la position stratégique qu’occupe ce groupe dans la société algérienne est impressionnant. L’École normale, instance de reproduction du système scolaire, sorte de microcosme de l’État colonial apparaît comme le « mystagogue de la culture ». Nous savons que la langue est la clé de l’insertion sociale, l’arabe, une culture seconde, soutenue, relayée par la masse des lettrés en français qui voulaient participer à la vie des associations à obédiences oulémistes et parfois assurant même la présidence[3].

Pour les représentants des Européens il faut que, dès l’école, leurs enfants voient grand et imaginent des conceptions audacieuses, qu’ils s’habituent à avoir une idée ambitieuse de la grandeur de leur pays. À toutes les époques de l’histoire de l’humanité, l’éducation des jeunes a toujours été un produit et un facteur de société : un produit de la société du moment avec le poids de son passé et de son devenir prévisible, un facteur de la société future, à réaliser, avec des objectifs plus lointains.

Chaque groupement humain, que ce soit à l’échelle d’un pays ou d’une catégorie d’individus, génère son propre type d’éducation. Tout projet politique de société s’accompagne d’un projet de système éducatif lui correspondant. On ne peut donc étudier un système scolaire que dans le cadre de la société qui l’a produit. Celui dont nous parlons avait été conçu dans le cadre d’une Algérie française, ou étroitement associée à la France, donc très proche d’elle - population comprenant des minorités multiraciales, coexistence de différentes religions donc pas de religion d’état, laïcité de l’école, organisation républicaine avec multipartisme, constitution d’un État de droit, etc. L’enseignement français en Algérie a beaucoup varié dans le temps et il était différent dans l’espace, c’est-à-dire dans les villes, les villages ou les campagnes. Dans le temps : aucune comparaison entre les débuts de la colonisation et les dernières années de l’administration française. Dans l’espace : il existait un enseignement dit « européen » pour les villes et les villages où les indigènes étaient peu nombreux et étaient censés posséder un rudiment de langue française, et un enseignement dit « indigène » plus adapté aux campagnes où la langue française avait peu pénétré. Historiquement, il y a eu dans la communauté musulmane la masse des oubliés, nous voulons dire des « laissé(e)s pour compte », formés des non scolarisés et de ceux tôt déscolarisés. Cependant, il nous semblerait exagéré d’en faire porter la responsabilité à des fonctionnaires appliquant des directives politiques. Ils ont agi dans le cadre de règles définies par des pouvoirs. Un enseignant de notre point de vue, ne peut être tenu responsable des effectifs à qui il enseigne et des contenus de ce qu’il enseigne. Une des conséquences de l’enseignement en Algérie les moins connues est l’instruction des filles ; elle apparaît pourtant comme une des réussites les plus spectaculaires de l’appareil scolaire colonial.

Il convient, par ailleurs, de signaler le devenir des fils d’instituteurs. Phénomène sociologique important de 1’Algérie actuelle, une frange appréciable d’intellectuels provient de milieux bien déterminés : postiers, cheminot et enseignants. En effet la quasi-totalité des fils des maîtres d’école connaissent une promotion sociale et le milieu des enseignants du primaire a été une source de production et de reproduction d’intellectuels. L’ascension sociale des instituteurs présente la même homogénéité, en particulier, surtout chez les indigènes dont la majorité a une origine rurale. Il convient de signaler l’aspect binaire drainé par l’enseignement qui baigne dans une opposition constante plus qu’une dualité, à savoir : maîtres européens / maîtres indigènes, établissement européen / établissement indigène, école urbaine / école rurale, etc. Ce sont deux appareils scolaires parallèles qui se rejoignent après la Seconde Guerre mondiale, mais ils gardent cependant leur diversité en un enseignement A (européen) et B (français musulman). Au niveau de l’esprit, il y a ambiguïté dans la pensée de certains pseudo-nationalistes de dernière heure (1980) qui sont myopes au point de ne pas voir que l’essence de leur raisonnement provient bien de cette école française qu’ils rejettent (est-ce un complexe freudien ?).

Les maîtres d’école d’arabe ou médersiens, formés dans les médersas officielles depuis la moitié du xixe siècle, représentent un petit nombre de fonctionnaires bilingues qui apporteront aux élèves une nouvelle vision du monde en redonnant à la langue arabe la place qu’elle mérite par l’étude, l’analyse et la réflexion. Ces médersiens français et algériens très compétents et fins lettrés ont enseigné le droit coranique, la littérature arabe et la théologie musulmane ; ils ont contribué à former des générations d’élèves. Avec les médersas transformées en collèges franco musulman en 1951, une nouvelle génération d’intermédiaires va naître avec des connaissances solides. On dénombre 430 élèves en 1953. Parmi eux, beaucoup de diplômés issus de cette institution vont occuper des postes-clés dans l’Éducation nationale surtout, au lendemain de l’indépendance. De nombreux cadres apparaissent dans la fonction publique. Médersiens et instituteurs se rejoignent à beaucoup d’égards, leurs facultés d’assimilation et de culture auront des effets dans les nouvelles orientations de la politique scolaire. De fait les médersiens ont joué un rôle important dans l’éducation de la jeunesse algérienne. Maîtres d’école et médersiens ont vécu au cours de leur carrière, l’une des plus grandes expériences de l’histoire mondiale de l’éducation.

Si nous nous attardons à dresser une vaste rétrospective sur l’enseignement en Algérie des années 1930, nous pourrons dégager trois grandes axes d’analyse : 1) le facteur d’intégration à la France visé par l’enseignement, 2) le type d’enseignement autochtone existant en parallèle, 3) les résistances que peuvent fournir ce type d’enseignement et les résistances extrascolaires (socioculturelles) contre l’objectif d’intégration.

II est vrai que 1’enseignement français percevait comme négatif la réalité culturelle autochtone puisque la colonisation se présentait comme « nation civilisatrice ». Dès lors 1’engagement des instituteurs envers les « petits arabes » ne pouvait se situer que dans cette perspective. Il s’agissait pour eux d’arracher ce petit monde à la barbarie. Le système mis en place était donc assez précis dans ses limites : apprendre à parler et écrire français, et apprendre le calcul. C’est en fonction de ces objectifs que les maîtres d’école de l’époque se donnaient totalement. Ils accomplissaient avec une conscience aiguë et un dévouement total leur tâche, avec sévérité mais avec efficacité. Cet enseignement le montre, s’il ne permettait pas ou peu que les enfants se dirigent vers des degrés supérieurs d’enseignement, ils les préparaient cependant à des formations professionnelles dans lesquelles la plupart excellait.

En outre, la laïcité absolue de cet enseignement, cette laïcité sur laquelle revenait avec insistance tout le discours pédagogique de l’époque, préparait les enfants à un autre état d’esprit. D’autant que l’enseignement autochtone était essentiellement religieux. Il est à remarquer que l’adhésion des parents à cet enseignement était totale. On confiait sans réserve l’enfant au maître d’école, à l’institution ; on savait que cela ne pouvait être que profitable. De plus comme il a été évoqué, savoir lire et parler français, c’est avoir la possibilité de se placer à côté de l’autre ou sur le même niveau. Il est important de relever que l’enseignement autochtone durant les années 1930, était réduit tout au plus à l’enseignement coranique que donnaient les zaouias et les talebs. Il se bornait à un rudiment d’écriture et un apprentissage par cœur des versets coraniques.

II est à noter qu’un enseignement a été lancé par Ben Badis. La première médersa ouverte est Sidi-Lakhdar. On y enseigne le calcul et la langue arabe (syntaxe et morphologie). Abdelhamid Ben Badis note que cet enseignement a été très mal perçu par la bourgeoisie nationale. En parallèle, comme nous l’avons signalé existe la médersa officielle avec ses programmes destinés à dispenser une culture générale et son objectif de former les futurs diplômés aux emplois dans la justice, l’instruction publique et le culte musulman. En face de l’enseignement cette bourgeoisie nationale, ne pouvait s’élever. Instinctivement, elle savait que cet enseignement, si rudimentaire soit-il, donnera les moyens d’un épanouissement individuel, qui ne pouvait que déboucher sur une contestation. Le pouvoir français n’était-il pas conscient de cela ?

Toujours est-il que cet enseignement fut très efficace, il a doté bon nombre d’Algériens d’un moyen linguistique. Il a formé des professionnels qui excellèrent et qui furent le fer de lance de la révolution.

La question se pose de savoir s’il y a eu des résistances. De l’avis même des instituteurs, il n’y en a pas eu et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, par son aspect laïc, cet enseignement respecte le culte musulman et c’est le point fondamental pour la masse autochtone pour laquelle un enseignement qui respecte le culte est inoffensif et mérite considération. La France a su jouer de cela. Les autres raisons sont d’un ordre beaucoup plus concret. L’acquisition de la langue française, rappelons-le conférait un statut à l’Algérien et pouvait lui permettre de trouver un travail lui fournissant une formation professionnelle d’une grande qualité. À cet égard n’est-il pas assez surprenant dans l’Algérie d’aujourd’hui d’entendre ici et là les nombreux éloges des anciens élèves qui clament tout haut le sérieux et l’efficacité de ces enseignants originaires de tous les horizons. Ils ont laissé des souvenirs indélébiles dans les mémoires, et l’on assiste encore à des scènes émouvantes lors de rencontres entre anciens maîtres et anciens élèves. En témoigne aussi leur correspondance qui confirme amplement cette réalité.

Une variable persiste chez les instituteurs dans leur système de représentation avec l’idée de progrès, d’émancipation, système élaboré dans le « moule » de l’École normale. En remplissant sa fonction, l’école amène l’indigène à percevoir le monde dans lequel il vit après sa sortie du milieu scolaire avec un sentiment d’altérité redoublé par le travail des oulémas. De fait une certaine tension demeure dans une dialectique entre identité et altérité.

Toute la technostructure des débuts de l’Algérie indépendante a été formée par les instituteurs de la IIIe République, une réalité que personne ne peut nier ; technostructure marquée au demeurant par la laïcité. C’est ce passé scolaire qui explique l’augmentation du nombre d’Algériens francophones, plus important que sous la période coloniale. L’école française a-t-elle laissé, chemin faisant, en chacun de nous un habitus, une nature, qui se traduit par un héritage ou un « inconscient culturel », et selon Nietzsche un « tragélaphos culturel » ?


[1] Lecture du budget de l’Éducation nationale, section VIII. Assemblée financière, session ordinaire décembre 1947 - janvier 1948.

[2] Fanny Colonna, Instituteurs Algériens 1885-1959. Alger : OPU, 1975, p. 197.

[3] Voir la vie de la jeunesse à Mila, Méderset El-Hay et à Djidjelli.


Citer cet article :
Abderrahim Sekfali, «  Instituteurs et médersiens en Algérie coloniale  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=254