ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


GUECHI Fatima Zohra

Université Mentouri, Constantine

Constantine au XIXe siècle : du beylik ottoman à la province coloniale

Session thématique « Du beylik ottoman au pouvoir français »

Mardi 20 juin 2006 - Matin - 9h45-11h45 - Amphithéâtre

Introduction

Comment s’est faite à Constantine la transition du beylik au pouvoir français ? Il a fallu plus de sept ans après le débarquement français et la capitulation d’Alger pour que les militaires entrent dans la ville[1]. Comment les débuts de la conquête militaire et les bouleversements politiques en France ont influé sur le destin de l’Algérie ? Quelle place pour la négociation et la reconnaissance des pouvoirs établis ? En quoi la nature de la structure sociale, politique et institutionnelle de la ville a-t-elle modelé la résistance et l’implantation des nouvelles institutions ou la reconduction des anciennes ? Pourquoi Constantine ? Gardons ou retenons quelques repères pour comprendre l’intérêt français pour la ville de Constantine et pour l’Algérie intérieure dont elle représentait la clé.

Le beylik prend la relève du pachalik

Faut-il rappeler que Haj Ahmed était à Alger et a participé à la résistance contre les troupes françaises débarquées à Sidi Fredj et qu’il a vu et pu apprécier les forces en présence ? Il était là pour remettre le dennouch, la contribution triennale du beylik que le bey était tenu d’accompagner personnellement à la tête d’un cortège imposant par la quantité des biens en nature et la qualité de sa composition dont les chevaux harnachés de selles brodées d’or, sans oublier les caisses de pièces d’or et d’argent qui allaient alimenter les fonds du trésor de l’État d’Alger que convoitaient les Français.

Pour situer Constantine à la veille de la conquête coloniale, il faut rappeler la structure du pouvoir ottoman en Algérie et sa configuration administrative en 1830[2]. Basée dès le départ sur une délégation de pouvoir au représentant du gouvernement central de la Sublime Porte, la régence d’Alger a bénéficié d’une large autonomie de gestion. Le sultan désignait le beylerbey et les membres de son diwan. Le gouverneur désignait les caids, commandants militaires dans les provinces avant l’institution des beys civils. Ces derniers nommaient à leur tour, les cheikhs et caids et organisaient les tribus makhzen. Ils avaient au chef-lieu du beylik un diwan attaché à leur service et menaient une vie de cour.

Beylerbeys, aghas ou deys, les gouverneurs de la régence d’Alger portaient le titre de pacha. Pendant toute la période ottomane, la régence d’Alger a connu des aménagements de son administration. Cette politique consistait à construire des alliances politiques confortées par des alliances matrimoniales, des reconnaissances réciproques de pouvoir sur des territoires ou des apanages fiscaux aussi bien aux tribus alliées qu’à certains chefs de zawiya. Le système était hiérarchisé et décentralisé.

Le pouvoir central à Alger comptait sur les beys pour assurer de bonnes rentrées fiscales et n’intervenait qu’en cas de grande dissidence pour appuyer le bey ou le remplacer. En 1830, chaque beylik avait une personnalité propre et celui de Constantine avait pour caractéristiques un vaste territoire, une plus forte population, des tribus et des familles de grandes tentes alliées aux autorités pour se partager le pouvoir par un jeu d’équilibre à l’intérieur d’un réseau complexe d’alliances et de reconnaissance réciproque, symbolisée par l’investiture au kaftan que recevaient les chefs de tribus après le bey. Dans la ville, les notables citadins participaient activement à la gestion des affaires depuis longtemps.

Certes, le bey est désigné par le dey, parmi les milieux ottomans et kouloughlis surtout. Comme à Alger[3], parmi les grandes familles, les élites lettrées trouvaient place dans les fonctions d’encadrement de l’enseignement, de la justice, du culte et des habous[4]. Le monde du commerce, de l’artisanat et de la production agricole ne leur échappait pas non plus. Les notables citadins étaient les grands propriétaires terriens de la couronne céréalière s’étalant jusqu’à cinquante kilomètres autour de Constantine[5].

Au moins huit beys sur les quarante-huit recensés chronologiquement depuis 1567 sont des khoulouglis et pour plusieurs fils de beys précédents. Ahmad Bey était petit-fils de Ahmad Bey Turki (le turc), donc fils de kouloughli[6]. L’attachement d’Ahmad Bey à sa terre et sa patrie natale et à l’allégeance à la Sublime Porte est ce qui le distingue de tous les anciens beys.

Face à l’intervention coloniale à Alger, Ahmad Bey va prendre les devants et se préparer à la résistance. Il recompose son « gouvernement », introduit plus de gens du pays : Benaissa, - qui va jouer un rôle primordial puis se rallie aux Français après la prise de la ville et sera parmi les Khalifa - du pays kabyle ; Khalifa d’Ahmed Bey, alors que cinquante ans auparavant il devait être le plus proche du bey, son fils ou son gendre, comme l’a été Salah Bey (1771-1792) pour Ahmad Bey (1756-1771), ce qui le préparait à prendre la relève.

Le beylik que convoite l’armée française est déjà en restructuration et en réformation, mais pas suffisamment aux yeux de colonisateurs venus d’une monarchie constitutionnelle encore en ébullition. Après la vacance du pouvoir à Alger, Ahmad se fait proclamer pacha par son nouveau mejlès pour assurer sa légitimité et prendre la relève. Il recevra son kaftan d’investiture du sultan. Peu d’historiens utiliseront son nouveau titre, même s’il frappe monnaie et fait confectionner un drapeau. Il a le souci de la légitimité et de ses signes. Il faut renouer avec les tribus et réaménager les prérogatives de chacun en fonction de la nouvelle donne : l’occupation d’Alger et, rapidement, celle de Bône-Annaba. En vue d’une reconnaissance internationale une longue pétition signée par des dizaines de chefs de tribus est adressée à la Porte et aux Anglais comme preuve de sa popularité et du soutien dont il dispose (Temimi). Ainsi, réorganiser son beylik et faire appel au soutien ottoman sont les principales lignes de conduite d’Ahmed Bey jusqu’à la confrontation sous les murs de la ville.

Mais il est obligé de faire face à la « trahison » des beys de Tunis qui veulent tirer profit de la débâcle du dey d’Alger pour étendre leur hégémonie sur un territoire jusque-là conquérant à leur égard[7]. Malgré les différentes variantes du plan de négociations français, Ahmed Bey est vaincu mais libre hors de Constantine. Les Français seraient amenés à faire face à sa présence et à sa farouche volonté de résistance.

Comment gouverner ?

Longtemps après la décision de l’occupation totale et définitive se posait encore cette interrogation lancinante : que faire des indigènes en Algérie ? ; problème ardu et redoutable, et il fallait envisager les différentes hypothèses[8]. « Le régime administratif de l’Algérie fut le résultat du jeu de deux logiques contradictoires : une logique de différenciation[9] » et une logique de centralisation et d’assimilation.

Dès 1832, la commission d’enquête constatait en des termes forts la « faillite » de la politique indigène : « Les Arabes spoliés, humiliés, brimés passaient de la crainte au mépris. Les Européens, qui s’étaient faits de grandes illusions sur les ressources de l’Afrique, étaient découragés ou ruinés. » Charles-André Julien note un réel « souci d’impartialité qui tourne au réquisitoire par les faits qu’il rapporte[10]. » Malgré ce tableau négatif, la commission conclut à l’occupation définitive de la régence d’Alger par la France, « pour des raisons de prestige et cédant à la pression de l’opinion ». Mais il faudra « tenir compte de la nombreuse population indigène » et rejeter la « dangereuse illusion » de l’assimilation et proposer d’agir vis-à-vis des Algériens « toujours avec fermeté mais toujours avec justice », en mettant fin à l’« abus de la force »[11]. La volonté d’étendre l’occupation à moindre frais se conjuguait à la défiance à l’égard des indigènes.

Sur le terrain militaire la divergence portait sur la manière d’organiser la province de Constantine entre une occupation directe pour tirer le meilleur parti pour le commerce et le développement de la colonie ou remettre Constantine à un prince indigène qui relèverait de la France et lui paierait tribut - Ahmed Bey ou un bey tunisien.

Mais en 1838 la question avait changé même aux yeux du maréchal Valée et, dès le 17 janvier 1838, les possessions de l’Algérie orientale prirent le nom de province de Constantine.

Le général François Négrier voulait préserver l’héritage des Turcs en matière de centralisation du pouvoir à Constantine qui donnait prise sur presque toutes les tribus de la province[12], alors que le maréchal Valée « voulait pratiquer l’administration indirecte, une sorte de protectorat à plusieurs têtes »[13]. Selon des approches différentes, Valée et Négrier tentaient de tirer profit de l’organisation tribale et des réseaux de relations et du mode de rapport entre le pouvoir beylical et le pouvoir tribal.

Les deux points de vue s’affrontaient au sujet de Constantine : l’idée de nommer un « prince indigène » à la tête de Constantine a vécu et ne semble plus de mise. De plus la nomination prématurée de Yusûf, en remplacement d’Ahmad Bey - destitué par le Clauzel, en janvier 1836 - fut très controversée et a contribué à affaiblir cette hypothèse.

Moins d’un an après la prise de la ville, les arrêtés du 30 septembre 1838 organisaient définitivement la province de Constantine. Un certain nombre de commandements indigènes furent créés. Le titre de bey plus honorifique et plus prestigieux a été délaissé au profit du titre de khalifa, second personnage après le bey. Mais ce sont encore des vassaux comme l’a fait remarquer Louis Rinn, plutôt que des fonctionnaires.

La décision finale fut un compromis entre les idées de Valée et celles de Négrier ; ni feudataire indigène à la tête de Constantine, ni déplacement de la capitale de la province vers Annaba. Le commandement de la province est confié à un général installé à Constantine au palais du bey dont le propriétaire n’avait pas eu le temps d’apprécier tous les avantages.

Le poids de l’héritage ottoman en matière de gestion administrative, somme toute réussie vue du centre, inclinait à confier les responsabilités à ceux des anciens chefs qui acceptaient de se rallier et de collaborer, en tant que vassaux.

Le maréchal Valée, regardait loin et voyait en toutes ces actions partielles un but unique que le gouvernement devait atteindre : l’établissement de la domination française du Maroc à Tunis, de la Méditerranée au désert. Il voulait une action durable.

Certes quelques questions à propos de l’héritage ottoman et des nouveaux modèles de gouvernement se posent : faut-il clientéliser les dignitaires, mater les grands seigneurs, les éliminer, les remplacer par des agents de basse extraction à sa solde ? Toutes les solutions sont envisagées et pratiquées. Pour détruire le système tribal et ruiner l’aristocratie, « la France accentua le caractère féodal de l’organisation turque en le reconduisant mécaniquement parfois »[14].

De plus le bey Ahmad était attentif à l’évolution politique et militaire de la situation au niveau de l’Algérois et regardait avec un regard critique le sort de ceux qui avaient accepté la soumission à la France. La position d’Ahmad Bey était nette. Il rejetait toute soumission et rappelait que, pour avoir été nommé par les Français, Ben Mbarek qui « jouissait d’une grande influence parmi les Arabes » a perdu tout crédit et « était devenu le dernier des derniers ». Ahmad revendiquait Bône et la suzeraineté de la Porte. Le bey « ne repoussa jamais les pourparlers, à condition qu’il s’agît d’une paix lui conservant ses prérogatives essentielles et non d’une soumission »[15].

Du cheikh al Islam au caid al blad : une institution hybride ou dénaturée

Comment se fait l’administration dans les premiers temps et comment se fait la transition ? Sur le plan militaire, un corps d’armée est cantonné dans la Casbah. Il garde la haute main sur les choses militaires et la police de la ville[16].

Le beylicat ne subsista pas dans le reste de la province, faute d’un feudataire qui pût remplacer efficacement le bey Ahmed. Valée fragmenta l’autorité en créant des régions d’importance différentes, confiées à des khalifa, des caïds ou des cheikhs, qui relevaient du commandant supérieur[17].

Suivre l’installation des institutions françaises c’est chercher à comprendre le regard et l’attitude à l’égard de celles existantes.

Il est à Constantine un poste politico-religieux qui a fait couler beaucoup d’encre : il s’agit du cheikh al Islam, « Amir rakb al hajj » porte-drapeau de la caravane de pèlerinage, et qui a évolué depuis le xvie siècle jusqu’au xixe siècle.

À partir de l’évolution de cette « petite » institution nous allons tenter de brosser à grands traits la manière dont le pouvoir ottoman négocie le pouvoir « municipal » et gère la ville, en comparaison avec l’attitude coloniale française à cet égard.

Pour des raisons de sécurité le pèlerinage se faisait en caravanes qui faisaient escale dans les grands carrefours et villes. Ce poste hautement symbolique de délégation et de représentation diplomatique dans les lieux saints existait sous le règne des Hafsides et a pris pour la période ottomane qui nous intéresse un aspect politique plus important. La caravane accompagnait la contribution en numéraires des habous des Haramayn destinée annuellement à la prise en charge des pèlerins ou des édifices religieux à La Mecque et à Médine. À ce titre le dey désignait un responsable qui portait le titre de « cheikh al Islam », « émir de la caravane de pèlerinage ». En plus de cette responsabilité au cours du voyage, le tenant de ce titre contrôlait la gestion de ces habous dans la ville.

En quelques mots, la famille Abdal-Muman était aux commandes de cette caravane à l’entrée des Turcs ottomans à Constantine et, contrairement à toute la littérature coloniale à ce sujet, ce n’est qu’en 1638 que la charge revient à la famille Al Faggun[18]. À la fin du règne de Salah Bey (1792), Abderrahmane Al Faggun était aussi « cheikh al balad » et avait une haute autorité morale puisqu’il pouvait accorder l’« aman », le droit d’asile au fugitif. Il ne le fit pas pour Salah bey déchu. En 1837, le cheikh Mohammed se désiste au profit de son fils, il s’évite l’humiliation d’être au service des nouveaux venus, entrés par la force des armes.

Les militaires français avaient jugé utile de maintenir certaines fonctions. Est-ce une position de principe après l’expérience algéroise qui a fait fuir tous les notables ? Quel était le contenu réel de cette charge au début de l’installation coloniale ? Pourquoi le vieux cheikh se démit-il ? Quelle image avait-t-il de sa fonction ?

Il faudrait relever que la pénétration coloniale s’est faite par la force des armes et avec des milliers de pertes humaines. Et le cheikh a bien signifié cette singularité de la présence française à Constantine : « Jamais avant vous, les Français, cette ville n’a été occupée après victoire militaire, cette “ville imprenable” jusque-là est entre vos mains aujourd’hui. Dieu l’a voulu ! » Mais le cheikh plaide pour une reconnaissance et une autonomie dans la charge. Exactement ce dont sa famille bénéficiait sous les gouvernements précédents. Il rappelle que sa famille a un rôle religieux, une famille de zawiya qui abrite l’errant et nourrit l’affamé et accorde le répit et l’aman, en plus du travail d’enseignement et de culte.

Les autorités françaises entendent-elles cet appel digne et pathétique à la fois ? En effet, sur la forme et sur le plan administratif, la transition est assurée par les gens du pays sur demande des nouveaux occupants de la ville. On nomme un maire et un conseil municipal de type français dont les membres sont recrutés parmi les notables :

Le 29 avril 1848, enfin, l’administration de la ville est soustraite aux Constantinois avec la nomination à sa tête, au titre de « Caïd el Blad » ou « maire des Indigènes » du « citoyen » « Gasselin, capitaine de chasseurs en retraite, considérant que les fonctions remplies à Constantine par le Caïd el Blad embrassant trop d’intérêts et sont trop importants pour être convenablement remplies par un agent indigène.[19]

Tout est dit dans ce bref exposé des motifs. Comme attributions il a : la police générale, les taxes de la galette et de la viande ainsi que la nomination des fonctionnaires des mosquées, de l’instruction et de la justice. Le personnel de ces trois secteurs était le même :

[Le] premier soin avait été de spécialiser les fonctions [...]. En séparant les services, il y avait un grand intérêt à conserver l’unité de direction, afin de faciliter la surveillance et de connaître toutes les ressources pour le triple recrutement du personnel.[20]

Douze ans après la prise de la ville, plus aucun poste de commandement même secondaire n’était aux mains des enfants du pays. Cela représentait une transition vers un gouvernement plus direct et plus en phase avec l’assimilation, entendue par les colons et pour les colons.

Le fait le plus remarquable, pour cette institution comme pour beaucoup d’autres, c’est la reprise ou la conservation de la dénomination de la charge tout en changeant son contenu.

D’une charge spirituelle et politique à une charge de gestion municipale, le qaid al blad combine - mais pas tout à fait - les tâches de l’ancien qaid ad-dar et du cheikh al blad. Faisant fonction de « maire des indigènes », il est à la tête d’un petit conseil municipal nommé. Qaid el blad est devenue une fonction d’exécution. De l’émir du rakb al hajj au cheikh de la ville et au caid, le glissement terminologique n’est pas neutre. La connotation plus militaire et policière de la charge de caid s’accompagne d’une perte de l’autorité morale et spirituelle dont jouissait celui qui la détenait en tant qu’arbitre et médiateur reconnu. Son transfert à une autre génération est aussi symptomatique de la transition, avant de la remettre aux mains sûres d’un « citoyen » français. Cette hybridation de l’institution aurait pu prendre sans la méfiance, le mépris et le sentiment de supériorité que les autorités coloniales affichaient pour justifier l’orientation vers l’administration directe, après quelques tentatives inachevées.

Interventions coloniales

Les institutions ottomanes étaient souvent liées aux personnes qui les représentaient et les prérogatives des uns et des autres vaguement délimitées pouvaient changer d’un beylik à l’autre mais aussi en fonction de la personnalité de chacun. C’est pourquoi la disparition des personnes fait vaciller le système et encourage la volonté des nouveaux occupants de changer le système.

Le qaid ad dar, incarné par la bravoure et la constance d’un Mohammed Bin al-Bijawi, est remodelé dans sa dénomination et ses attributions : à la fois plus larges et plus contrôlées comme on l’a vu.

Le khalifa, second personnage du beylik a toujours eu une grande importance et le rôle joué par Benaissa le confirme. Redoutable stratège militaire, il a secondé Ahmed Bey et l’a soutenu dans sa volonté de résistance à l’occupant jusqu’à la prise de la ville. C’est sous sa direction que la ville a mené sa défense et son combat final. Vaincu, Benaissa se range sous le drapeau français et accepte un poste de khalifa, parmi d’autres, pour la région de Jijel. Il représente la continuité des forces du makhzen qui se mettent au service du nouveau pouvoir. Ce sont les fonctions de commandement.

Quant aux institutions civiles de souveraineté, les premiers tâtonnements à Alger servent à ne pas brusquer l’institution judiciaire de Constantine bien structurée par ailleurs et qui va s’adapter aux différents changements. L’administration judiciaire ou ce qu’il en reste est reconduite. Après quelques mois de perturbation les registres des cadis reprennent l’enregistrement régulier des actes notariés[21], signe d’un bon suivi et d’une tenue très soignée qui révèle selon le turcologue Jean Deny des habitudes de régularité et de précision qui cadrent peu avec le désordre administratif dont on accuse à tort la Régence[22]. Quand le décret de 1854 crée des mejlès, on y retrouve des qadis (Benbadis, Ben Azzuz) provenant de vieilles familles. Charles-Robert Ageron juge intéressante cette nouvelle organisation qu’« aurait pu mettre sur pied un gouvernement musulman moderniste[23] », en ce sens qu’elle délimite les territoires et les compétences, et assure à l’État le contrôle des rouages. C’est sans doute cet aspect novateur sur le plan organisationnel et respectueux de l’esprit de la charia qui explique l’adhésion des lettrés constantinois à cette réforme : ils souhaitent contribuer efficacement à son application tout en proposant des amendements. Le fait mérite d’être analysés dans cette perspective. Allan Christellow met en revanche en lumière leur cohésion et leur capacité à se présenter comme interlocuteur comparativement à la crise du mejlès de Mascara[24]. Mais refusée dans son essence, « cette assimilation [...] aux Français d’Algérie et aux juges fut réfutée pour des raisons de mépris à l’égard des cadis, qui avaient mauvaise réputation. L’inverse n’était pas moins vrai. Les généraux eux-mêmes regrettaient la faible qualité du corps des interprètes et du personnel judiciaire français[25] :

Le modèle mis au point pour rendre la justice combine des aspects divers [...]. Il en résulte un curieux mélange où le cadi voisine avec l’officier, et où la jurisprudence musulmane s’exerce parallèlement avec une discipline de caserne, sous l’autorité suprême du gouverneur et des généraux de l’armée d’Afrique.[26]

Les questions en litige ressortaient aux juridictions, à la place des cadis et à l’impact de la francisation des procédures sur les pratiques juridiques musulmanes.

En matière de politique urbaine,

l’occupation coloniale bouleverse l’ordre établi et deux modèles de colonisation s’affrontent. Faut-il conserver les médinas et construire de nouvelles villes ou adopter une bipartition entre les autochtones et les nouveaux occupants ? Ce débat avait lieu au moment où les idées haussmanniennes de doter les villes de grandes artères quitte à faire des percements dans le tissu urbain faisaient des émules et les grands boulevards parisiens prenaient forme.[27]

Ainsi Constantine eut un statut hybride et un destin partagé. C’est la naissance de la « ville duale ». Si le contexte colonial n’est pas propice aux échanges égalitaires, il n’exclut pas les emprunts et les réappropriations. L’affectation du palais d’Ahmed Bey au commandement militaire, la mosquée Souq al Ghzal au culte chrétien avec des modifications, l’amputation de la Grande Mosquée pour ouvrir l’avenue impériale dévoilent les méthodes de réappropriations de l’espace. En effet, modeste par ses dimensions, original par son art décoratif et son architecture, le palais du bey représente surtout l’héritage ottoman dans la ville. Et les « conquérants français le perçoivent comme une œuvre d’adoption qu’il faudra adapter aux nouvelles fonctions ». Et « au regard des transformations intentionnelles qui demeurent souvent injustifiées techniquement », on peut se demander s’ils « voulaient juste estampiller l’œuvre architecturale ? Ou s’ils visaient expressément à la mutiler et à effacer toute trace de valeur antérieure à leur présence »[28].

Ainsi, la dénaturation du paysage urbain, aux yeux des écrivains et des voyageurs français eux-mêmes, et le démantèlement des fondements de la société autochtone s’accompagnent de la mise en place d’institutions qui consacrent la présence coloniale. Il y a toujours ambiguïté et suspicion quand l’innovation est portée par un esprit colonial !

Conclusion

Au moment où s’installent et pour longtemps l’armée et l’administration françaises à Constantine les ingrédients d’une coexistence mouvementée sont en place : après la reconnaissance de la nationalité arabe que représente le combat de l’émir Abdelkader, la « dangereuse illusion » de l’assimilation va être érigée en finalité suprême toujours reportée, parce que rejetée des deux côtés.

On reconnaît la force de l’islam et son imbrication dans les institutions et l’on applique la « séparation du temporel et du spirituel ». On insiste sur la volonté manifeste d’établir des institutions françaises obéissant au code civil ce qui engendre des problèmes nouveaux que n’a jamais rencontrés le pouvoir ottoman en Algérie, et que n’ont pas rencontrés les sujets de la Sublime Porte qui avait opté pour le régime des communautés.

Face à cette politique générale appliquée selon des modalités différentes selon le temps et le lieu et celui qui l’exécute, la solidité des anciennes structures et institutions a pu limiter les dégâts de la confrontation brutale.

Cette tentative pour revisiter le passage du beylik ottoman à la province coloniale dévoile que beaucoup de questions d’histoire politique et militaire sont maintenant suffisamment connues. Cependant, dès qu’on aborde l’histoire sociale et institutionnelle au niveau local les difficultés resurgissent. Une démarche prosopographique permettrait d’éclairer dans le détail la part de chacun et la part des groupes de métiers dans la nouvelle configuration introduite par le pouvoir colonial.


[1] Abdelkrim Badjadja, La bataille de Constantine 1836. Alger, 1837 ; Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. T. I : La Conquête et les débuts de la colonisation 1827-1871. Paris : PUF, 1979 ; Jean Fiorini, Constantine, le tournant de la conquête. Lyon : Éditions du Cosmogone, 2000 ; A. Berthier et J. Chive, Constantine, son passé, son centenaire. Constantine : Imprimerie Braham, 1937.

[2] Abdeljlil Temimi, Haj Ahmed Bey et le beylik de Constantine 1826-1837. Tunis, 1978.

[3] Aicha Ghettas, Al hiraf wal Hirafiyùn fi madinat al Jaza’ir fil ‘ahdi al ‘uthmani 1700-1830. Université d’Alger, thèse, 2002.

[4] Isabelle Grangaud, La ville imprenable. Histoire sociale de Constantine au xviiie siècle. Paris : EHESS, 2002 ; Fatima Z. Guechi, Qaçantina fi ahdi bay al bayat. Constantine : Média-Plus, 2005.

[5] Yasmina Arama, La propriété foncière des citadins : singularité d’une structure agraire. L’exemple constantinois de 1830 à 1867. Université de Constantine, mémoire, 1997.

[6] Fatima Z. Guechi, Qaçantina..., op. cit. ; Fatiha Loualich, Al hayat al ijtima’ya wa fi baylik ak gharb. Université d’Alger, mémoire, 1994.

[7] Amar Benkhrouf, Al ‘Alaqat al jaza’irya al tunisya fil ahdi al ‘uthmani. Université de Damas, thèse, 1996.

[8] Arthur Girault et Louis Milliot, Principes de colonisation et de législation coloniale. Paris : Librairie du Recueil Sirey, 1938.

[9] Louis A. Barrière, Le statut personnel des musulmans d’Algérie de 1834 à 1962. Dijon : Université de Bourgogne, 1993, p. 8.

[10] C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine..., op. cit., p. 110.

[11Ibid., p. 111.

[12] A. Berthier et J. Chiré, Constantine, son passé, son centenaire, op. cit., p. 159.

[13] C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine..., op. cit., p. 159.

[14Ibid., p. 148.

[15Ibid., p. 95.

[16] Ernest Mercier cité par Isabelle Grangaud, La ville imprenable..., op. cit., p. 29-30.

[17] C.-A. Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine..., op. cit., p. 147.

[18] Abulqacim Saadallah, Chaykh al islam rai’id al Salafya ‘Abdalkrim Al Fakkun. Beyrouth : Dar al Gharb al Islami, 1986.

[19] Cherif Magnoua, Registre du Caid el Blad de Constantine. Constantine : Imprimerie D. Braham, 1929.

[20] Ismaïl Urbain, L’Algérie pour les Algériens, préface M. Levallois. Biarritz : Atlantica-Seguier, 2000, p. 59.

[21] Souad Bouljwija, Qaçantina fil fatra al intiqalia 1830-1836. Université de Constantine, mémoire, 2003.

[22] Lemnouer Merouche, Recherches sur l’Algérie ottomane. Monnaies, prix et revenues 1515-1830. Paris : Bouchène, 2002, p. 292.

[23] C.-R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France (1871-1919). Paris : PUF, 1968, p. 203.

[24] Allan Christellow, Baraka and Bureaucracy : Algerian Muslim Judges and the Colonial State (1854-1892). PhD, 1977.

[25] Farid Lekeal, « Justice et pacification : de la Régence d’Alger à l’Algérie (1830-1839) ». In La justice en Algérie 1830-1962. Paris : AFHJ - La Documentation française, 2005, p. 21.

[26] Jacques Frémeaux, « Justice civile, justice pénale et pouvoirs répressifs en territoire militaire (1830-1870). In La justice en Algérie 1830-1962, op. cit., p. 32.

[27] Ghanima Meskaldji, « De la ville unique à la ville duale, Constantine au contact de la colonisation ». In F. Z Guechi (dir.), Constantine, une ville des héritages. Alger : Média-Plus, 2004, p. 136.

[28] Hafiza Azazza, « Un palais, des fonctions ». In F. Z. Guechi (dir.), Constantine, une ville des héritages. Alger : Média-Plus, 2004, p. 204 et 207.


Citer cet article :
Fatima Zohra Guechi, «  Constantine au XIXe siècle : du beylik ottoman à la province coloniale  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
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