ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


EVANS Martin

Université de Portsmouth (Grande-Bretagne)

La résistance française à la guerre d’Algérie

Session thématique « Colonialisme et anticolonialisme français »

Mercredi 21 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

L’histoire orale

Cette recherche est fondée sur une série d’entretiens enregistrés, effectués avec d’anciens opposants à la guerre entre février 1989 et octobre 1995. Je contactais les personnes susceptibles de m’aider initialement par lettre ou par téléphone, puis j’allais les voir[1].

Ensuite, il s’agissait d’établir un rapport de confiance avec elles. Je leur expliquais qui j’étais et pourquoi je souhaitais leur poser des questions. Cette première rencontre n’était jamais difficile. Je défrichais. Je prenais des notes de façon informelle, encourageant mes interlocuteurs à réfléchir sur leurs souvenirs. Je fixais un second entretien une dizaine de jours plus tard, entretien qui allait être enregistré. Avant l’entretien, j’envoyais à la personne une liste de questions. Les questions de base avaient été rédigées à l’avance, mais je reformulais pour chaque personne en me basant sur mes notes prises lors de la première rencontre. Chaque entretien durait entre deux et quatre heures, et était en général suivi d’une ou deux rencontres ultérieures. En général, les entretiens se déroulaient chez la personne interviewée, et personne d’autre n’y assistait. Ceci minimisait leurs éventuelles inhibitions et les mettait plus à l’aise.

Ce genre d’entretien demandait beaucoup de concentration. Il fallait que je décide quand m’effacer et laisser parler mon témoin. En même temps, je devais pouvoir dominer la situation et être à tout moment en mesure d’intervenir pour poser des questions plus pointues si des précisions étaient nécessaires. Il fallait absolument que les témoins interviewés puissent pleinement s’exprimer. Je voulais qu’ils me parlent de leurs motifs en utilisant les mots, les phrases qu’ils choisiraient eux-mêmes, en mettant en avant leurs priorités et leurs intérêts personnels.

L’une de mes préoccupations était de ne pas me restreindre à l’élite intellectuelle parisienne que je savais favorable au Front de libération nationale (FLN). Je voulais privilégier l’histoire vue par ceux qui en général n’ont pas la parole. J’ai cherché à trouver des gens qui n’avaient pas été questionnés jusqu’ici, et qui, sans cette occasion, n’auraient pas pu parler de leur expérience historique. Je me suis engagé dans un travail d’excavation, à l’aide de l’histoire orale qui allait donner une voix à ceux qui n’avaient pas eu beaucoup l’occasion d’être entendus : femmes, ouvriers, membres ordinaires des réseaux. J’ai cherché à constituer un échantillon représentatif, typique de tous ceux qui s’étaient engagés dans la résistance clandestine. Toutefois certains problèmes se sont présentés. J’étais conscient du fait que l’« effet ricochet » par lequel je trouvais mes contacts risquait de me guider dans une direction déterminée, à l’exclusion d’autres. D’une part, je n’allais rencontrer que les membres des réseaux et jamais ceux qui avaient travaillé à titre indépendant et personnel avec le FLN. J’allais aussi retrouver la fameuse élite parisienne évoquée plus haut, et répéter ce qui avait déjà été exprimé par des intellectuels antimilitaristes parisiens connus, tels que Pierre Vidal-Naquet et Madeleine Rebérioux. D’autre part, il y avait la nature même de l’activité clandestine. Comment compter et connaître exactement les personnes qui ont participé à de tels réseaux, pour pouvoir constituer un échantillon pertinent tant du point de vue quantitatif que qualitatif ? Inutile de compter sur des procès-verbaux de réunions ou des listes de participants. Tout cela aurait rendu les réseaux vulnérables à la moindre fuite. De plus, les chiffres avancés à l’époque par Jeune Résistance doivent être traités avec une certaine objectivité. Le mouvement parlait de 3 000 déserteurs pour l’été 1960. Cependant, comme le soulignait Vidal-Naquet lui-même, il s’agissait d’un leurre, d’une tactique destinée à tromper et à donner l’impression d’un mouvement bien établi et bien organisé[2]. Alistair Horne avance pour le réseau Jeanson un chiffre de 4 000 participants, bien qu’il n’offre aucune base scientifique qui le confirmerait[3]. Jacques Charby, qui appartenait lui-même au réseau Jeanson, affirme quant à lui que même si l’on compte ceux qui ne sont intervenus qu’une ou deux fois de façon ponctuelle, on ne dépasse pas une centaine de participants. Daniel Campiano, le prêtre-ouvrier organisateur du réseau de Marseille, indique que son réseau ne comptait que six personnes[4]. Les indices obtenus oralement m’amèneraient à conclure que Horne a surestimé l’importance des réseaux - bien qu’aucune preuve affirmant ou infirmant ses chiffres ne soit disponible -, et qu’il serait plus vraisemblable de parler d’une fourchette comprise entre 500 et 1 000 personnes. Il m’est donc impossible de garantir que mes entretiens constituent un échantillon sociologiquement et politiquement représentatif des points de vue et attitudes réels de l’époque. J’ai toutefois essayé de présenter une variété de témoignages reflétant la diversité des pro-FLN : femmes, hommes, catholiques, protestants, communistes dissidents, trotskystes, anarchistes, ouvriers, intellectuels des classes moyennes ou juifs qui s’identifiaient à la cause des Algériens.

Par le biais des témoignages personnels que je recevais, j’ai essayé de comprendre ce que voulait dire, pour ces témoins, la résistance à la guerre d’Algérie. Je voulais recréer l’atmosphère de l’époque afin de décrire les circonstances spéciales qui avaient amené certains d’entre eux à opérer leurs choix. Je leur ai demandé de me décrire ce qu’ils ressentaient et avaient ressenti. Est-ce que la colère avait été un facteur important ? Ou alors, est-ce que c’est un sentiment de culpabilité à l’égard de la façon dont les Français se conduisaient en Algérie qui leur avait fait prendre les armes ? Est-ce qu’ils se sentaient mis à l’écart du reste de la société française ? Le cas échéant, est-ce que cela était douloureux ? Ou révoltant ? Je cherchais à découvrir leurs motifs certes, mais aussi les hésitations qu’ils avaient eues, les ambiguïtés qu’ils avaient ressenties. Par exemple, avaient-ils été gênés par le recours au terrorisme du FLN pendant la Bataille d’Alger ? Et que pensaient-ils de la guerre entre le FLN et le Mouvement national algérien (MNA) ? Comment avaient-ils réagi quand on les avait décrits comme des traîtres qui poignardaient les soldats français dans le dos ? Je voulais leur faire exprimer ce qui était complexe, ambigu et gênant dans leur expérience d’alors, en faisant intervenir les motifs, les sentiments et les conséquences de leurs actions. L’histoire ne doit pas s’arrêter à des faits et à des statistiques.

À travers les entretiens, je me suis penché sur les origines de la résistance : quand et pourquoi avait commencé l’anticolonialisme dans le contexte de l’Algérie. Il s’agit d’un aspect important. En effet, comme l’a souligné Benjamin Stora, la mémoire de la gauche française se fixe sur la période 1961-1962 lorsqu’elle reconstruit la guerre d’Algérie. La lutte contre l’Organisation armée secrète (OAS) se situe confortablement dans la lignée d’une gauche antifasciste, qui englobe le Front Populaire et la Résistance de la Seconde Guerre mondiale[5]. Cette perspective minimise la responsabilité de la gauche qui en fait n’a pas fait le maximum pour étouffer le début du conflit. Les entretiens ont ainsi passé au crible la période de gestation du conflit, 1954 à 1960, afin de répondre aux véritables questions du pourquoi et du comment.

Le rôle des femmes a été primordial. De quelle façon l’expérience de la résistance à la guerre d’Algérie a-t-elle été différente de celle des hommes ? Se souviennent-elles de façon similaire ou non ? Et des mêmes choses que les hommes ? Parlent-elles de la même manière ? Considèrent-elles les mêmes problèmes comme importants ? Est-ce que leurs motifs et leurs priorités ont été les mêmes ?

Je tenais aussi à explorer un autre élément constitutif : l’importance des images du passé[6]. Est-ce que les souvenirs collectifs ou individuels antérieurs avaient eu un impact sur les décisions prises ? Et quelles images en particulier le cas échéant ? Réfléchissons sur la façon dont est transmis le passé par les manuels scolaires, les romans, les livres d’histoire, les films, les bandes dessinées. Il faut y ajouter l’histoire familiale ; en effet, beaucoup ont évoqué spontanément leurs parents, leurs grand-parents ou d’autres membres de leur famille, en parlant de l’impact de l’un ou de l’autre sur leurs attitudes personnelles. Cet aspect tend à être plutôt négligé lorsqu’on étudie l’origine de l’engagement politique. La famille donne à l’individu une continuité qui va au-delà d’une vie unique. Les histoires et les mythes de famille transmettent des instantanés de passé historique. Parfois il s’agit de « héros », de personnes qui détiennent à elles seules les qualités auxquelles chaque membre de la famille doit aspirer, dans d’autres cas, il se fait une transmission directe d’un message moral simple et puissant. D’une façon comme d’une autre, la famille détient un réservoir d’images qui saisit l’imaginaire de chacun de ses membres. Je me suis aperçu de ce rôle lors des entretiens qui figurent ici. Certains de mes interlocuteurs me parlaient non seulement de ce que tel ou tel membre de la famille avait fait au cours d’un passé récent - l’Occupation, la guerre civile en Espagne -, mais aussi parfois à l’époque de l’Affaire Dreyfus ou de la Révolution. J’ai même entendu parler des Camisards, les calvinistes des Cévennes qui s’étaient heurtés à Louis XIV à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes de 1685. Ils avaient fait leur ce passé, et allaient le faire intervenir dans leur prise de position par rapport à la guerre d’Algérie.

Parfois aussi, certains rejettent leur histoire familiale, et dans ce cas, c’est le rejet lui-même qui constitue un facteur d’action. La famille est teintée de malhonnêteté ou de faiblesse morale, et il incombe au membre en question de s’en distancer et de prouver qu’il n’a pas été affecté par contagion. Aline Charby constitue le meilleur exemple de ce type. Originaire d’une riche famille de colons installés en Algérie, elle m’a expliqué que son milieu baignait dans le mythe colonial français : hostilité envers les Britanniques, l’idée du néant en Algérie avant 1830, méfiance à l’égard des Arabes. Elle s’était sentie comme étouffée dans ce milieu pendant son adolescence et avait ressenti une impression de liberté et de soulagement en venant à Paris au début des années 1950.

En octobre 1989, je me suis rendu en Algérie pour interroger des Algériens sur leurs impressions des Français qui s’étaient alliés à eux pendant le conflit[7]. Je m’étais préparé et j’avais une liste de questions précises à poser. Je voulais connaître la nature des relations qui avaient uni le FLN et les Français qui avaient travaillé avec lui. Pourquoi le FLN avait-il eu besoin de Français ? Quels avaient été ses besoins pratiques ? Est-ce qu’il avait activement cherché à recruter des Français comme alliés ? Si oui, comment ? Avait-il défini et limité la nature de leur participation ? Est-ce qu’il n’avait travaillé qu’avec les réseaux ou aussi avec des individus ? Comment est-ce qu’il considérait le mouvement clandestin contre la guerre ? Est-ce qu’il essayait de faire pression sur la gauche française ou sur l’opinion française en général ? Est-ce que l’aide pratique fournie par les clandestins leur suffisait ? Que signifiait pour eux le fait d’avoir des Français comme alliés dans la lutte anticoloniale ? Ce faisant, je cherchais à situer les motivations de la lutte de résistance clandestine des Français dans une perspective plus large, plus générale.

Beaucoup de mes témoins n’avaient encore jamais été interviewés et ils appréhendaient. Ils voyaient bien qu’ils risquaient de rappeler de vieux souvenirs peut-être infidèles, dangereux, compromettants. Même trente ans après, encore beaucoup de Français n’étaient toujours pas prêts ni à les comprendre, ni à leur pardonner. Ils étaient donc méfiants, ils voulaient être sûrs de savoir à qui ils parlaient. De plus, il y avait en filigrane le succès électoral de l’extrême droite au moment des entretiens. Le fait de savoir que leur interlocuteur était étranger et désintéressé les rassurait et leur permettait de surmonter en partie leurs inhibitions. Ils voyaient en moi, dans une certaine mesure, un récepteur neutre et objectif. Mon âge allait aussi constituer un atout. Étant relativement jeune, je pouvais recevoir ces témoignages sans être suspect de vouloir les faire bénéficier de mon expérience, comme aurait pu être soupçonné de vouloir le faire un interlocuteur plus vieux s’adressant à des novices, prodiguant les conseils de l’âge mûr à la jeunesse. Ils me voyaient en outre en tant qu’historien professionnel, en mesure de traiter leurs témoignages en tant que documents publics et historiques. Ils pouvaient imaginer un public derrière mon microphone, et dire leur vérité. Ils savaient que j’étais prêt à respecter, à comprendre, à écouter leur version des événements.

En outre, deux autres facteurs allaient constituer des circonstances plutôt favorables : d’abord, beaucoup des personnes interviewées avaient la soixantaine et approchaient la fin de leur carrière. Ils avaient peu à craindre des réactions de leurs collègues et d’éventuelles répercussions sur leurs perspectives d’emploi. Il y avait aussi le processus naturel du bilan de vie, que Paul Thompson appelle la formulation du désir de se souvenir, lorsqu’on arrive vers la fin de sa vie active, et qu’on a réussi à faire certaines choses[8]. Souvent ce processus s’accompagne d’un moindre désir d’adapter son histoire pour que celle-ci se conforme autant que possible aux normes sociales attendues. C’est certainement ce que j’ai ressenti avec un certain nombre de mes témoins. Beaucoup m’ont dit que le désir de se rappeler leur passé associé à la guerre d’Algérie justement à cette étape de leur vie faisait partie de ce bilan en question. C’est un trait qui a marqué les entretiens. Ensuite, les temps avaient changé. Trente ans après, ils se sentaient moins affectés par les préjugés et l’hostilité aveugle de l’époque. Ils pensaient même que les Français allaient être plus ouverts et plus à même d’accepter leurs points de vue et leurs motifs. De toute façon, il y avait un paradoxe à surmonter. Certes, ils avaient devant eux un étranger, ce qui les mettait plus à l’aise, mais leur vrai public était malgré tout les Français, et c’étaient eux qu’il fallait convaincre.

Les entretiens

En parlant aux personnes engagées dans la résistance clandestine, j’ai été frappé par la précision de leurs souvenirs. La plupart n’ont eu aucun mal à retracer la voie qui les avait amenés à choisir la clandestinité. Pour eux, la motivation était une question évidente, mais pourquoi serait-ce le cas ? En partie sans doute parce qu’à l’époque, une grande partie de l’activité de la résistance anticoloniale consistait justement à convaincre le reste des Français que c’étaient eux - les résistants - qui avaient raison. Le démantèlement du réseau Jeanson en 1960 pouvait être exploité par le mouvement antimilitariste à son avantage : cela donnait une visibilité accrue au débat et à leur point de vue particulier sur la guerre en France. Il s’agissait de rallier le cœur et la raison des Français à la cause du FLN, afin de convaincre la gauche, et concrètement le Parti communiste français (PCF), à se montrer plus combatifs dans leur opposition à la guerre d’Algérie. Un certain nombre d’événements médiatisés allaient servir à faire valoir les mobiles particuliers de la lutte dans l’illégalité : la conférence de presse clandestine de Jeanson à Paris en avril 1960, la publication, ce même mois, du Déserteur de Maurienne et du Refus de Maschino, le Manifeste des 121, et bien sûr le procès Jeanson en septembre 1960. Expliquer le pourquoi de leurs actions était aussi important pour ces témoins que les actions elles-mêmes, voire plus, dans la mesure où il s’agissait de faire prendre conscience aux Français des réalités de la guerre d’Algérie et de faire changer l’opinion. La motivation était la question fondamentale à l’époque, et elle l’est restée. On peut ajouter que si la précision du souvenir est telle, cela tient à l’importance de l’expérience et au fait que des traces en restent aujourd’hui pour chacun, contribuant à la définition de son identité individuelle. Chacun des témoins offrait une interprétation propre, soulignant le plus important pour lui, les faits, les dates, la succession des événements. C’est ce qui m’a poussé à être convaincu que cette mémoire était vive, que les rappels avaient pour chacun été fréquents.

J’avais structuré mes questions afin de savoir pourquoi mes interlocuteurs s’étaient identifiés à la cause du FLN. J’invitais chaque personne à retracer le chemin qui l’avait amenée à prendre conscience de la lutte des Algériens, et je crois que c’est exactement de cette façon qu’ils se rappelaient l’époque. Avant que je ne les rencontre, mes témoins avaient ressassé leurs souvenirs, et le moment où ils avaient compris le problème algérien était pour tous et toutes une étape critique. Pour beaucoup, le cheminement à rebours les ramenait vers leur enfance et leur adolescence, et ils y trouvaient les indices infaillibles de leur futur engagement politique. En même temps, ils identifiaient les épiphanies, les moments où ils avaient ressenti une vérité, une certitude profondes, en l’occurrence pour eux la redécouverte de la nature du colonialisme. En les dirigeant sur la question de leur motivation, je ne faisais donc que les guider vers un chemin qu’ils avaient déjà fréquenté et qu’ils connaissaient.

Il faut également tenir compte du fait que ces témoins étaient jeunes à l’époque ; ils avaient pour la plupart moins de trente ans, et la guerre d’Algérie était leur premier engagement politique. Ils étaient très engagés et les événements étaient exceptionnels. Le conflit algérien devait rester pour eux un tournant dans leur vie, porteur de conséquences à long terme. Beaucoup passèrent du temps en exil ou en prison. Beaucoup y sacrifièrent leur carrière. Un grand nombre de ces résistants eurent du mal à réintégrer la société française après la guerre. Il ne faut donc pas s’étonner que, faisant leur bilan, ils aient considéré ces années comme les plus importantes de leur vie, leur faisant vivre d’intenses émotions et découvrir des forces cachées en eux. Beaucoup se rendaient compte qu’ils étaient en train de faire l’Histoire, et parlaient d’une expérience équivalant à une conversion. La résistance à la guerre d’Algérie leur avait ouvert les yeux et fait prendre conscience de nouvelles réalités. Ce sur quoi ils insistaient le plus lors de leurs témoignages, c’était l’impact du conflit algérien sur leur personnalité : rien ne pourrait plus jamais être comme avant. En s’engageant, ils avaient rencontré des dilemmes, des ruptures, des séparations. L’expérience les avait - pour certains - comme transfigurés. La question de leur motivation ne s’était donc pas émoussée avec le temps.

Il est naturellement capital de considérer que cette résistance-là, contrairement à la Résistance, n’a jamais été reconnue. Pendant la période qui avait suivi la Libération, les ambiguïtés de l’Occupation s’étaient effacées, pour laisser s’installer le phénomène de la Résistance dans une tradition de devoir patriotique devant l’envahisseur. Ils avaient fait comme en 1914-1918. Pour les Résistants de la Seconde Guerre mondiale, la motivation n’était même pas une question qu’ils se posaient : « par patriotisme contre les Allemands ». Ce n’était pas le cas pour ceux de la guerre d’Algérie. Pour eux, cela avait été la prison, pour certains jusqu’en 1964, et pour d’autres jusqu’à l’amnistie de 1966. Fin 1962, Vercors, héros de la Résistance et signataire du Manifeste des 121, avait essayé de légitimer cette autre résistance par un tract intitulé Les Oubliés[9], en vue de faire libérer ou amnistier ceux qui avaient été condamnés. Vercors les défendait en utilisant un discours patriotique. Ils n’avaient fait que rester fidèles à une certaine image de la France, comme de Gaulle avant eux. Leur seul crime était d’avoir eu raison sur le problème algérien trop tôt. Malheureusement, en dépit des protestations de Vercors, l’opposition clandestine à la guerre d’Algérie n’a jamais été considérée comme un comportement normal aux yeux de la société. Ces gens étaient considérés comme des traîtres, des rebelles et des marginaux ; pour la droite, des traîtres, pour la gauche traditionnelle, des inconscients et des aventuriers irresponsables. Depuis la guerre, les préjugés et l’hostilité perdurent. L’arrivée du Front National sur la scène politique au début des années 1980 n’a rien fait pour améliorer la situation dans la mesure où celui-ci utilise le racisme anti-arabe pour mobiliser son électorat. Dans son compte rendu de La septième wilâya de Haroun, la publication d’extrême droite Rivarol comparait les alliés du FLN aux « collabos » de la Seconde Guerre mondiale[10]. Leurs activités auraient été un signe précurseur de celles de futurs groupes terroristes comme Action directe.

En 1960, Jean-Paul Sartre déclarait sa solidarité avec les accusés dans une lettre au procès Jeanson. En utilisant l’expression « porteurs de valises », Sartre résumait l’activité principale des réseaux de soutien : le transport, habituellement effectué dans des valises, de fonds collectés par les Algériens en France. Pendant les années 1980, l’expression allait revêtir des connotations péjoratives pour l’extrême droite. Un incident s’était déroulé à Nice le 28 juin 1987 : Jacques Chirac, alors Premier ministre serre la main d’Édouard Jouhaud, l’un des leaders du putsch manqué d’avril 1961. Ceci provoque alors un échange d’invectives entre des députés PC et FN à l’Assemblée nationale. Bernard Deschamps, député PC du Gard, accuse Chirac de soutenir les actions passées de l’OAS, ce à quoi Pierre Descaves, député FN de l’Oise et pied-noir, rétorque : « Je ne peux pas oublier comment le FLN a tué nombre de mes compatriotes avec les bombes contenues dans les valises que certains se flattent aujourd’hui d’avoir portées. Oui, Messieurs, il y a eu 10 000 morts à cause du FLN, à cause des assassins que vous avez payés[11]. » Pire encore, fin 1989, un certain nombre de résistants furent décorés de la médaille de la Résistance algérienne, par l’ambassadeur d’Algérie. Pour la droite, cette reconnaissance officielle n’était rien moins que scandaleuse, et elle confirmait que les médaillés étaient bel et bien des traîtres.

Au sein de la culture dominante, le mouvement de résistance contre la guerre d’Algérie a toujours été qualifié de subversif et de dangereux. Il n’a jamais été inclus dans les rituels publics, et ainsi, les souvenirs des participants ont gardé leurs associations radicales. La nature subversive de leurs activités fait que leur motivation reste véritablement la question principale. L’intensité de leurs opinions et leurs reproches à l’égard de la torture, de la Bataille d’Alger, de l’indifférence des Français n’ont pas changé malgré le temps. Tous avaient bien à l’esprit les détails de leur cheminement, les tabous transgressés, tout ce par quoi ils étaient passés pour arriver à la clandestinité. Ils parlaient souvent de transformation. J’ai beaucoup entendu ce genre de déclarations : « En 1954, j’étais comme ça, mais en 1962, j’étais devenu quelqu’un d’autre. »

Donc, en matière de mémoire publique, l’histoire de la résistance à la guerre d’Algérie risque fort de ne pas se transmettre d’une génération à l’autre. Cela est vrai aussi parfois au niveau individuel. L’exemple de Jean-Louis Hurst (Maurienne), dont le père était si honteux de la désertion de son fils qu’il proposa de prendre sa place dans l’armée, était loin d’être unique. Ce rejet familial ne fait que renforcer la version d’une mémoire d’opposition. Dans la mesure où la mémoire de ces résistants ne cadre pas avec la mémoire collective du passé, ils ont cherché à se recréer un public à eux qui approuverait leurs souvenirs personnels de la guerre d’Algérie. Ceci commença dès l’époque de la guerre. La revue Partisans sortit son premier numéro en septembre 1961. Le but de Partisans était de documenter l’expérience de la génération Algérie, expérience qui avait été laissée pour compte et incomprise. La gauche traditionnelle avait failli dans son rôle. Cette mémoire d’opposition latente allait survivre au-delà des années 1970, concrétisée par un groupe appelé Guerre d’Algérie[12], rassemblant les alliés du FLN pendant la Guerre de Libération nationale. Son but n’était pas de commémorer la résistance, mais de réfléchir sur ses effets a posteriori à la fois en France et en Algérie. Le groupe considérait que dans les deux pays, toute une série de conflits s’étaient développés autour de la mémoire de la guerre : on se battait pour se l’approprier, à propos de ses différentes interprétations, ou de l’usage que l’on faisait de sa mémoire. Guerre d’Algérie rejetait la recherche universitaire stérile, et « apolitique ». Le groupe voulait rassembler des universitaires et des non-universitaires, des historiens professionnels et des amateurs, ainsi que les acteurs historiques eux-mêmes. Ceux-ci devaient publier des témoignages oraux et des documents écrits sur tous les aspects de la guerre d’Algérie. Il s’agissait de faciliter la réflexion sur l’héritage de la guerre, en particulier le racisme, les relations entre nationalisme et classe, et le problème des nouvelles formes de colonialisme. Il avait aussi un but didactique : en publiant ces témoignages et ces documents, il allait faire entendre une contre-voix, celle de l’anticolonialisme qui bénéficierait de toutes les occasions possibles de faire parler de lui.

Vers le milieu des années 1980, Solidam fut fondé à Paris. Composé à l’origine des gens impliqués dans le réseau Jeanson, mais aussi de ceux des provinces et de résistants restés dans la légalité, Solidam répondait à la montée du Front National et du racisme. Solidam cherchait modestement à atténuer les tensions en créant des ponts entre Français et Algériens. Leurs activités pendant la guerre leur donnaient la légitimité nécessaire pour ce faire. Le groupe organisait des soirées de projection de films et des réunions, dans l’espoir de stimuler le dialogue et la réflexion à propos des relations franco-algériennes. Collectivement, ces entretiens se nourrissent de cette mémoire d’opposition.

De même, les témoignages reflètent le nouveau contexte social et psychologique de la remémorisation. Beaucoup des personnes interviewées pensaient qu’au bout de tant de temps, le public serait plus prêt à comprendre ce qui les avait poussés à agir. Pour preuve, un sondage publié par l’Express en 1979 : 19 % des sondés parlaient toujours de traîtres, 10 % leur donnaient raison, 28 % ne se prononçaient pas, et 43 % disaient comprendre leurs actions tout en désapprouvant[13]. Cette réhabilitation relative allait se confirmer vers la fin des années 1980, il fallait revoir l’Algérie avec détachement. L’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) allait s’y consacrer, en organisant une série de colloques, analysant l’impact de la guerre sur la société française.[14] Avec le trentième anniversaire de la fin de la guerre, en 1992, la « détente » quittait le domaine réservé des historiens pour atteindre les médias. La télévision française diffusa le documentaire en quatre parties de Benjamin Stora, Les années algériennes, et au cinéma, Bertrand Tavernier dressait le portrait des conscrits français de Grenoble dans son film La guerre sans nom, en révélant tous leurs traumatismes. Suivirent d’autres colloques et ouvrages historiques, y compris en particulier une conférence internationale à la Sorbonne dont le thème était une analyse du conflit[15]. Ces nombreux documents montrent les complexités de la question algérienne et indiquent que le temps est venu de se détacher de l’approche historique de l’accusation et de la contre-accusation. Dans cette optique, le documentaire télévisé de Richard Copan sur l’opposition clandestine, Les frères des frères, fit parler à l’écran quatre membres du réseau Jeanson : Francis Jeanson lui-même, Robert Davezies, Jean-Louis Hurst et Hélène Cuénat, et présenta leurs mobiles de manière positive. Le documentaire de Copan indiquait qu’il était désormais nécessaire pour les Français d’accepter la guerre d’Algérie, ce qui plaçait les entretiens dans une optique bien définie. Cet intérêt renouvelé pour la question algérienne encourageait aussi les témoins à faire part de leur rôle dans le destin de l’histoire et ils se sentaient investis de la responsabilité d’être aussi honnêtes que possible.

Le dernier facteur qui allait s’inscrire en marge des entretiens était la violence qui éclatait à nouveau en Algérie au moment où ils se déroulaient. La répression sauvage des émeutes contre le gouvernement en octobre 1988 avait abouti à la mise en place d’un système multipartiste. Peu après, on a vu la montée d’un islam militant sous la forme du Front islamique du salut (FIS). Alors que ce dernier était sur le point de remporter les élections de 1992, l’armée est intervenue pour mettre le FIS hors-la-loi et annuler les élections. Depuis, l’Algérie est déchirée par la violence. Ceci n’a rien fait pour atténuer les souvenirs des clandestins interrogés et encore moins pour effacer chez eux toute désillusion ou tout regret éventuel. Ils sont restés fidèles à leurs convictions premières, persuadés que l’époque 1954-1962 avait été une conjoncture particulière qui avait exigé d’eux un comportement particulier dans un but spécifique.

Les motivations

Une réécoute attentive des entretiens fait ressortir quatre motivations générales : la mémoire et l’importance de la résistance antinazie, l’impact des idées, l’expérience directe et les motivations politiques. En aucun cas, néanmoins, ces catégories ne doivent être perçues comme absolues ou exhaustives. Il y a en effet de nombreux points de convergence. L’objectif de ces catégories était de clarifier les motivations et de contribuer à une compréhension générale des dynamiques de l’opposition clandestine. Ainsi, la classification des motivations des personnes interviewées n’était pas un procédé arbitraire. Chaque personne était placée dans une catégorie particulière parce que ses propres mots, ses gestes, le ton utilisé et l’intonation accompagnatrice le suggéraient ainsi.

La recherche de systèmes ne doit pas être non plus interprétée comme une simplification dans laquelle les motivations seraient réduites à l’évidence. Elles révèlent au contraire des correspondances montrant les chemins divers par lesquels les personnes interviewées, venant de milieux différents et ayant connu des expériences différentes, en arrivèrent à ce même esprit de révolte. Nous pouvons aussi dégager deux sous-catégories à l’intérieur des interviews. Premièrement, un grand nombre de ceux qui participèrent au mouvement clandestin contre la guerre étaient des historiens aguerris. André Mandouze, Robert Bonnaud, Gérard Spitzer, Claudie Duhamel et Jacques Bertelet avaient tous étudié l’histoire à l’Université, ce qui indique à nouveau l’importance de l’histoire dans la justification de l’opposition clandestine. Deuxièmement, il y a l’importance d’une relation d’enfance avec des serviteurs arabes de leur famille. Jean-Louis Hurst et Claudie Duhamel se rappelaient combien le fait d’avoir des serviteurs arabes avait eu sur eux une grande influence dès leur tout jeune âge. Hurst et Duhamel parlaient de la chaleur de ces relations et citaient cela comme l’une des raisons pour lesquelles ils ne pouvaient supporter le racisme anti-arabe.

Souvenir de la Résistance

L’opposition clandestine à la guerre d’Algérie était fortement influencée par le souvenir de l’Occupation et de la Résistance contre les nazis. La Seconde Guerre mondiale avait été une expérience majeure pour les personnes interviewées. Les souvenirs personnels de l’Occupation combinés à la mémoire publique de cette période retranscrite dans les livres, les films et présente dans les monuments, qui valorisaient fortement la Résistance et la présentaient comme un exemple moral à suivre, jouèrent un rôle-clé dans le développement des motivations. La présence constante de l’analogie à la Seconde Guerre mondiale était tout à fait significative. Souvent, les personnes interviewées expliquaient combien elles voyaient la Résistance contre les nazis comme un ensemble de valeurs au travers desquelles elles avaient pu trouver un sens à la guerre d’Algérie. Pour tous, les témoignages démontrent que la mémoire de la résistance antinazie était omniprésente dans les conversations politiques d’après 1945.

À l’intérieur de cette tradition de la Résistance, il y avait un discours qui motivait particulièrement les témoins. C’était un code d’idées, une déclaration de convictions, une manière d’être qui leur demandait de prendre position contre ou aux côtés de la Résistance. Le pouvoir de cohésion de ce code moral dépassait d’autres facteurs de divisions tels que la diversité des milieux et des expériences et était commun aux personnes interviewées. Malgré leurs différences, toutes ces personnes avaient acquis les mêmes valeurs qui servaient d’incitation à l’opposition clandestine à la guerre d’Algérie. Pour certains, ceci était le résultat direct d’une implication personnelle dans la Seconde Guerre mondiale ; pour d’autres c’était l’influence d’un membre de la famille ou d’un ami qui avait participé à la Résistance. Pour d’autres encore, qui n’avaient pas de liens familiaux ni d’expérience personnelle de la Résistance, c’était un problème existentiel d’identification à une tradition.

Aline Charby. Réseau Jeanson. Née en 1930. Paris, 13 novembre 1989

Pour Aline Charby, la décision de faire partie de la résistance à la guerre d’Algérie est l’aboutissement d’un long processus historique. Née en Algérie française, elle venait d’un milieu de riches colons catholiques, hauts fonctionnaires. Enfant, elle était immergée dans le mythe colonial. On lui répétait les histoires de héros coloniaux tels que Lyautey, et sa famille essayait de faire naître en elle une profonde haine de l’Empire britannique, perçu comme le premier ennemi colonial de la France[16]. Après la chute de la France en 1940, ses parents sont devenus de fervents partisans de la Révolution nationale de Pétain[17]. Le monde pied-noir, expliquait-elle, était un monde clos et servile. Il existait entre sa famille et la population indigène une barrière invisible qu’il était interdit de franchir. Les seuls Algériens avec lesquels elle avait des contacts étaient ses domestiques.

Petit à petit, Aline Charby a commencé à se rebeller contre les valeurs de ce milieu pied-noir. Premièrement, elle a renoncé au catholicisme ; puis, grâce à ses amis, en particulier Cécile Verdurand et André Mandouze, elle a connu d’autres valeurs, beaucoup plus ouvertes, démocratiques et intellectuelles. Très vite, son désir de quitter le monde pied-noir se faisant de plus en plus pressant, elle a décidé de partir pour Paris en 1951 afin de rejoindre son mari. Paris lui a ouvert les yeux sur l’histoire de l’Holocauste. Aline Charby s’est rappelée sa réaction en 1956 à la sortie du film d’Alain Resnais sur les camps nazis, Nuit et Brouillard :

J’étais lessivée [...] je n’aurais pas imaginé ça. Je n’avais aucune idée de tout ce que c’était. Ça a quand même été pour moi, à ce moment-là, une révélation de ce qu’était le nazisme [...]. Vraiment c’était un choc terrible. Et que ce soit juste ou pas juste, j’ai quand même fait la jonction entre les gens autour de moi qui avaient soutenu le maréchal Pétain et ceux qui avaient aidé Hitler et les Nazis [...]. Il ne faut pas croire que les nazis c’est toujours des gens très méchants, très vilains, très horribles. Ça peut être votre voisin, votre frère, voilà ce que je me suis dit [...] et là-dessus, je n’ai jamais changé d’avis.

L’impact des idées

Pour les personnes interviewées, les auteurs plus importants étaient certainement Frantz Fanon, dont nous parlerons en détail plus loin, et Albert Memmi. Publié en 1957, Portrait du colonisé de Memmi, montre que l’assujettissement colonial n’est pas seulement économique mais aussi psychologique et culturel[18]. Le colonialisme, expliquait Memmi, privait les colonisés de leur histoire : cette analyse était provocatrice pour deux raisons. Premièrement, elle démontrait que le colonialisme était un phénomène historique qui pouvait être inversé et deuxièmement, elle mettait en évidence le rôle joué par les Français dans ce système. Avec Mohamed Dib, Kateb Yacine et Frantz Fanon, les idées de Memmi étaient perçues, selon les interviewés, comme des vérités fondamentales. L’originalité de leur pensée allait montrer aux lecteurs que le Tiers Monde avait un avenir et qu’on pouvait lui faire confiance.

Mes interlocuteurs en particulier allaient se redéfinir et se forger une nouvelle identité anticoloniale. En France, les idées de ces auteurs commencèrent à faire parler d’elles dès le début des années 1950 avec des articles paraissant dans certaines revues progressistes telles que Esprit ou Les Temps Modernes alors que, dans le même temps, les ouvrages de Dib, Yacine, Fanon et Memmi étaient publiés par Le Seuil et Maspero. En expliquant comment ils comprenaient la guerre, les interviewés insistèrent sur l’importance de certains journaux et revues tels que Le Monde, France-Observateur, Esprit et Les Temps Modernes comme sources d’information et d’analyse. Cette presse leur donna une meilleure compréhension des idées et des arguments anticoloniaux et leur permit de devenir plus familiers avec de nouvelles catégories d’analyse politique. Avant novembre 1954, il y eut relativement peu d’articles sur l’Algérie et, pour la plupart, ceux qui arrivaient jusqu’à la publication prenaient la forme de cris d’indignation où des individus tels qu’André Mandouze et Francis Jeanson, dénonçaient les injustices du système colonial[19]. Mais, une fois la guerre commencée, le changement fut brutal : on passa à une bataille de mots et d’informations. Dès lors, se rappelaient les témoins, l’Algérie devint le centre d’un âpre débat auquel il était impossible de rester aveugle. Le FLN et ses méthodes ; le problème de l’indépendance algérienne et le sort des pieds-noirs : les pages du Monde, de France-Observateur, Esprit et Les Temps Modernes servaient tour à tour de forum où se rencontraient différents diagnostics, différentes idées et différents plans d’action, permettant ainsi aux interviewés de définir leur position.

Gérard Chaliand. Né en 1937. Travailla avec Georges Mattéi. Paris, 26 avril 1989

Les révélations à propos des pratiques de torture dans l’armée française furent un choc pour Gérard Chaliand. Contre la torture de Pierre-Henri Simon fut, pour lui, un ouvrage fondamental qui l’incita à lire tous les livres traitant de la torture. La question allait avoir pour lui, parmi ces derniers, l’influence la plus marquante :

Pour nous, c’est-à-dire les enfants de la République, ça a été un choc fantastique. L’idée que l’armée française torturait était pour nous une chose extraordinairement étonnante et révoltante. Pour nous, les tortionnaires, d’après ce que nous avions appris, c’était les nazis, les fascistes [...] et pas du tout des armées démocratiques [...]. Je me souviens qu’un de mes amis, Georges Mattéi, avait été en Algérie et qu’il m’avait dit qu’il y avait effectivement des pratiques de torture et qu’il avait écrit un témoignage intitulé Jours kabyles dans les Temps Modernes.

Expérience directe

Les témoins parlaient sans cesse de l’importance de l’expérience. Voir, ressentir, entendre : témoigner du colonialisme était pour eux un moment de vérité qui leur avait laissé des images d’une clarté inoubliable. La compréhension de ces réactions instinctives les avait guidés vers une contre-connaissance qui devint la base de leur action et qu’ils invoquaient constamment pour justifier leur engagement dans la cause du FLN. Les témoins se rappelaient ce bouleversement surtout quand ils avaient comparé les images reçues du colonialisme avec ce dont ils avaient été témoins et ce qu’ils avaient vécu. La tension ainsi créée devint alors le facteur majeur de leur soutien au FLN. Les témoins percevaient les événements de différentes manières. Certains reliaient ces événements à l’occupation nazie, d’autres à une connaissance des idées coloniales et d’autres encore à la frustration générale de la gauche.

Pierre Descheemaeker. Né en 1921. Réseau de Lille. Lille, le 16 juin 1989

En 1951, Pierre Descheemaeker devint prêtre et fut immédiatement choisi par le cardinal Liénart pour nouer des liens avec la communauté algérienne de Lille. Descheemaeker proposa donc des classes d’alphabétisation et aida les Algériens à trouver un logement. Il se rappelait la force du racisme anti-algérien et le manque de contact entre Français et Algériens qui en résultait. À travers ce travail, il noua des liens relativement forts avec la communauté algérienne et, la connaissant davantage, il sentit que la situation était prête à exploser. En 1954, Descheemaeker partit en Tunisie pour apprendre l’arabe. Il était donc dans ce pays pour le retour de Habib Bourguiba et l’indépendance, et il soutint le combat des Tunisiens, prenant ainsi pour la première fois position contre le colonialisme français[20]. L’indépendance du Maroc et de la Tunisie était selon lui inévitable alors que celle de l’Algérie était beaucoup moins évidente. Cette incertitude ne s’évapora qu’en 1955 durant le soulèvement constantinois. En découvrant les méthodes utilisées par l’armée, il décida de s’opposer à l’Algérie française :

Le soir, en me promenant, ce cadavre d’un Algérien, le visage simplement revêtu d’une veste, ce qui m’a fait me rappeler ce qui s’était passé en France pendant la guerre [...]. Même si je ne l’avais pas vu, l’image était au moins présente dans mon esprit. Un Algérien qui avait été tué par les Français. J’étais profondément choqué de voir que ce cadavre était encore là quatre ou cinq heures après les attentats [...]. On sentait très nettement que ce cadavre était là pour inspirer crainte et terreur parmi la population algérienne. J’étais choqué.

Motivations politiques

L’opposition clandestine était bien tout d’abord une réaction à l’échec de la gauche - ou à ce qu’elle voyait comme tel. Malgré le passage du temps, les griefs à l’égard de la gauche perduraient : si elle avait su s’engager activement, les clandestins n’auraient pas été poussés à agir de la même façon. Ceci nous ramène à l’aspect chronologique des événements. Il est en effet impossible de séparer l’arrivée en scène du mouvement clandestin de l’évolution de la politique prônée par le Parti communiste français (PCF) et la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Afin de comprendre la montée du militantisme anticolonial entre 1956 et 1960, il est nécessaire de garder à l’esprit les deux évolutions en parallèle. Pour résumer la situation, les mobiles et les actes des clandestins se définissaient par rapport à la façon dont se voyait la gauche traditionnelle. Ce sont ses insuffisances qui ont constitué le point de départ de leur engagement dans la lutte clandestine.

La prudence de cette gauche leur semblait dérisoire. Elle se pliait à des considérations électorales paralysantes, qui l’empêchaient de se lancer dans une véritable opposition active à la guerre, timidité contre laquelle les témoins interrogés avaient décidé de prendre parti en rejetant son étroitesse d’esprit, en refusant de se soumettre, en luttant contre ses inhibitions. Se baptisant « la gauche insoumise », ils méprisaient ouvertement « la gauche soumise », qu’ils accusaient d’avoir laissé éclater le conflit, et ensuite de le laisser se développer. Les communistes et socialistes dissidents étaient souvent les plus virulents dans leur condamnation : ils avaient peut-être cru sincèrement en la doctrine de « leur » parti, et dans la mesure où ils attendaient beaucoup de leurs leaders, leur déception n’en était que plus marquée, et ils se sentaient vraiment trahis.

Gérard Spitzer. Né en 1927. La Voie communiste. Paris, 19 mai 1989

Dans le cadre de ses études d’histoire, entre 1950 et 1953, Gérard Spitzer suivit une option consacrée au colonialisme, dont les professeurs étaient Jean Brouillard et Jean Dresch, tous deux membres du PCF[21]. Cela l’amena à relire les documents du PCF et du Komintern remontant aux années 1920, et, dans la mesure où ceux-ci soutenaient sans réserve l’indépendance de l’Algérie, il était clair qu’il y avait eu revirement de ligne politique. L’Algérie ne pouvait que prendre les armes, après le Maroc et la Tunisie :

La seule chose sur laquelle on n’était absolument pas informé, c’est : qu’est-ce que c’était que le FLN, c’est-à-dire, d’où ça venait, qu’est-ce que ça représentait par rapport au MTLD parce qu’on était resté dans l’idée que c’était la personne de Messali Hadj qui était le catalyseur de l’ensemble du mouvement national ; donc on était très surpris d’apprendre que Messali n’était pas à la tête du mouvement. La réaction du PCF à ce point de vue là par contre, ça nous a un peu stupéfiés. L’idée que le FLN mette en doute le caractère authentique de cette révolte, et qu’il parle d’actes individuels, et qu’il dise qu’il était possible qu’ils soient déclenchés ou manipulés par des gens qui font le jeu du colonialisme [...]. Dans notre cellule, on était unanimes pratiquement à trouver ça complètement troublant.


[1] C’est Jean-Pierre Rioux, de l’Institut d’histoire du temps présent qui m’a mis en contact avec plusieurs interlocuteurs potentiels de la région parisienne. Ensuite, les autres contacts se sont développés par ricochets. L’un de mes sujets me donnait le nom d’une autre personne, qui à son tour me recommandait quelqu’un autre, et ainsi de suite. Solidam, l’organisation de solidarité franco-algérienne qui avait rassemblé les Français engagés dans la lutte clandestine, a aussi joué un rôle considérable dans l’établissement de contacts initiaux. Je lui exprime ici ma gratitude.

[2] Pierre Vidal-Naquet, Face à la raison d’état, un historien dans la guerre d’Algérie. Paris : La Découverte, 1989, p. 64-67.

[3] Alistair Horne, A Savage War of Peace. Londres : Macmillan, 1977, p. 416.

[4] Entretiens avec Jacques Charby, Paris, 1er juin 1989, et avec Daniel Campiano, Marseille, 10 juin 1989.

[5] Benjamin Stora, « La gauche et les minorités françaises devant les divisions du nationalisme algérien (1954-1958) ». In Jean-Pierre Rioux (dir.), La guerre d’Algérie et les Français. Paris : Fayard, 1990.

[6] À ce propos, voir l’étude fascinante de Robert Gildea sur le rôle du passé dans l’Histoire de France : The Past in French History. New Haven : Yale University Press, 1994.

[7] Voir Ali Haroun, La septième wilâya : la guerre du FLN en France, 1954-1962. Paris : Seuil, 1986, pour son étude détaillée sur la façon dont le FLN s’est organisé en France.

[8] Paul Thompson, The Voice of the Past : Oral History. Oxford : Oxford University Press, 1978.

[9] Vercors, Les Oubliés, Paris, 1962.

[10] J-P. Agnelli, « Héritages algériens », Rivarol, 18 juillet 1986, p. 2.

[11] Thierry Brehier, « Le fantôme de l’OAS », Le Monde, 9 juillet 1987, p. 2.

[12] « L’Histoire, pour quoi faire ? », Guerre d’Algérie, avril 1976, p. 1.

[13] « Algérie 25 ans après : le remords et l’oubli », L’Express, 3 novembre 1979.

[14] Voir François Bédarida et Étienne Fouilloux (dir.), La guerre d’Algérie et les chrétiens, Les Cahiers de l’IHTP, octobre 1988, n° 9 ; Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Les Cahiers de l’IHTP, octobre 1988, n° 10 ; Jean-Pierre Rioux (dir.), La guerre d’Algérie et les Français. Paris : Fayard, 1990.

[15La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises. Actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, novembre 2000, Paris : Société française d’Histoire d’Outre-mer, 2000, 688 p.

[16] Louis Hubert Lyautey (1854-1934), maréchal de France qui servit en Algérie, à Madagascar et en Indochine. Quand le Maroc fut proclamé protectorat français en mars 1912, il fut promu résident général de l’administration civile et militaire. Respectueux de l’autorité du Sultan, il introduit des plans de construction tels que l’irrigation des terres arides. Durant les interviews, on en parlait comme un des héros coloniaux majeurs dont les jeunes Français devaient suivre l’exemple.

[17] Les colons ont été en général de fervents admirateurs du régime de Vichy.

[18] Albert Memmi, Portrait du colonisé. Paris : Corréa, 1957.

[19] En 1947, le rédacteur d’Esprit, Emmanuel Mounier demanda à André Mandouze d’écrire une série d’articles pour le journal sur l’Algérie.

[20] Habib Bourguiba fut arrêté en 1952 et condamné à deux ans de prison. Néanmoins le gouvernement de Mendès-France le voyait comme le leader légitime du nationalisme tunisien. Des négociations amenèrent l’indépendance et Bourguiba devint président.

[21] Comme Robert Bonnaud, il fut aussi influencé par les cours sur le colonialisme auxquels il avait assisté dans le cadre de ses études universitaires.


Citer cet article :
Martin Evans, «  La résistance française à la guerre d’Algérie  », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007,
http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=235