ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


LIAUZU Claude

Université Denis Diderot-Paris 7

L’« histoire » idéologique entre révisionnisme « nostalgérique » et schématismes culpabilisants

Session thématique « Une histoire idéologique ? »

Jeudi 22 juin 2006 - Matin - 9h-11h - Salle F 08

Jamais depuis un demi-siècle la guerre d’Algérie, jamais depuis 150 ans l’esclavage n’ont occupé une telle place dans le débat public. Cette situation, qui n’a rien de momentané ni de conjoncturel, ne peut laisser - le voudraient-ils - les historiens indifférents. Ils ne peuvent s’enfermer dans une tour d’ivoire en raison de la fonction sociale qu’ils doivent assumer et qui est une des raisons d’être de la discipline.

Cette contribution me fournit donc l’occasion d’une réflexion critique sur mes interventions d’enseignant, de chercheur et de citoyen concernant certains aspects du passé-présent colonial, en particulier la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, le procès en diffamation intenté par le général Schmitt à Louisette Ighilahriz et Fernand Pouillot, qui l’ont accusé d’avoir torturé, et le mouvement contre la loi du 23 février 2005 imposant une histoire officielle de la colonisation. L’appel que j’ai proposé à quatre collègues a été à l’origine d’un mouvement qui nous a surpris par son ampleur et par sa durée. Il a eu un rôle certain dans l’abrogation d’une partie de la loi, celle qui supprimait l’indépendance de l’histoire enseignée. Mais restent les autres aspects : l’éloge des colons et de l’œuvre civilisatrice de « la France », la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie qui menace l’indépendance de la recherche. Le mouvement n’a pu non plus atteindre un autre objectif, plus important encore, ébranler les conservatismes, et non plus mettre en place un travail collectif durable. Cette contribution est en effet animée par des inquiétudes, que je partage avec d’autres collègues, devant le décalage croissant entre notre discipline et les problèmes qui animent la société, la jeunesse en particulier.

Pour décomposer la difficulté, il est nécessaire de prendre d’abord la mesure des caractères nouveaux et souvent déroutants de la mémoire nationale officielle, des mémoires sociales et surtout celles des minorités. Car ces éléments expliquent la réapparition récente d’une histoire adoptant une posture anticolonialiste. À l’encontre de son anachronisme, de ses faiblesses scientifiques et de son instrumentalisation, quel projet peut-on proposer pour une histoire véritablement critique du fait colonial, lui redonnant sa place dans notre culture ?

Les guerres de mémoires et leurs enjeux

Une précaution préalable impose de souligner que la mémoire est une construction, que dans le cas qui nous occupe, elle est transmise mais aussi reconstruite en fonction du présent, et qu’il faudrait - plutôt que d’utiliser une métaphore - parler de groupes de mémoires. On a pu faire état d’un « nouveau régime de mémoire », réalité qui n’est pas seulement française et qui ne concerne pas que le passé esclavagiste et colonial. Cela tient à un ensemble de facteurs, dont le moindre n’est pas l’affaiblissement de la référence nationale, ou plus précisément ici de la référence nationalo-universaliste française, sous l’effet de la mondialisation et des phénomènes de diaspora. Ces facteurs jouent fortement dans un ensemble européen, afro-américain et afro-caribéen. Ils réactivent ainsi la tradition panafricaine, comme le montre la création du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), le collectif des associations noires. Ils jouent aussi dans la bipolarisation entre Maghreb et France, comme l’ont traduit le terme hybride « beur » né dans les années 1980 et les incidents du match de football France-Algérie par exemple. Ils traversent la société.

Nous ne sommes plus dans le même monde que celui de 1789 où « le principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation »[1]. Que cela affecte une histoire liée à la nation par un cordon ombilical est une évidence.

Cependant, ceux qui s’effraient d’une dislocation de l’identité française sous le poids des communautarismes vont trop vite. En effet, l’agressivité des mémoires est moins liée à une cohésion ethnique qu’à l’absence de perspectives politiques concrètes pour les groupes dominés. La politique du passé tient lieu de politique, les revendications mémorielles sont d’autant plus importantes que le présent n’est pas maîtrisé par le descendant héritier. Dans certains cas, elles ne sont pas exemptes de cynisme :

Si l’on parvient à établir de façon convaincante que tel groupe a été victime d’injustice dans le passé, cela lui ouvre dans le présent une ligne de crédit inépuisable [...].[2]

On est loin des propos de Frantz Fanon au cours des années 1950 :

Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé [...]. Je suis un homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre [...]. En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue [...]. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir.[3]

L’affirmation d’une mémoire de la Shoah a fait fonction de modèle et de rivale, avec ses commémorations spécifiques. Le décret du 3 février 1993 a institué une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’État français » ; suit la déclaration du 16 juillet 1995 de Jacques Chirac reconnaissant « la folie criminelle de l’occupant [...] secondée par des Français, par l’État français », la « faute collective », les « fautes commises par l’État ». Les mesures prises à partir de 1997 avec la création d’une mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, la Fondation pour la mémoire de la Shoah, puis la loi du 11 juillet 2000 modifiant le texte de 1993 en reconnaissant des crimes, ont suscité une double rupture : l’établissement de mesures particulières à l’endroit d’une minorité d’une part, la reconnaissance d’une faute de la France d’autre part[4].

C’est bien d’un nouveau régime de mémoire qu’il s’agit, dans lequel s’inscrivent les remontées des mémoires coloniales. Si on les situe dans un ensemble, il faut souligner une caractéristique majeure qui contredit la tradition commémorative si forte en France : l’amnésie officielle de la colonisation et des décolonisations. Elle n’est mise en cause que depuis un lustre, depuis la reconnaissance, en 1999, de la guerre d’Algérie par le Parlement. Ce long silence a rendu d’autant plus violents les conflits de mémoires. Les rapatriés et le contingent ont été les premiers à revendiquer. Dans l’immigration algérienne, les associations ont pris en charge, à partir des années 1980 surtout, la reconnaissance du massacre d’octobre 1961. Avec des succès non négligeables, telle la plaque du pont Saint-Michel. Les harkis ont tardivement obtenu une reconnaissance minimum. La loi Taubira de 2001 est un autre exemple de « loi mémorielle » arrachée par les descendants d’esclaves. Cette transmission à travers les générations, bien connue aux États-Unis grâce à l’école de Chicago, a surpris ici, où l’on s’attendait à une assimilation-dissolution discrète. La reconnaissance officielle, sous la contrainte, de manière désordonnée, des revendications minoritaires ne fait qu’accentuer ces revendications et les tensions. Sur ce point, la loi du 23 février est un épisode revanchard de la part de certains rapatriés et de la droite.

Ces enjeux mobilisent un nombre important de militants associatifs antiracistes, de citoyens, plus exigeants en raison des progrès de la scolarisation, d’un accès à l’Université dix fois plus important que dans les années 1960. D’où un immense besoin d’informations et de repères. C’est, comme pendant la guerre d’Algérie, hors des institutions du métier que les choses importantes se sont faites. Dans notre mouvement qui a contribué à l’abrogation de l’article 4, l’alliance des historiens contre la loi avec les associations et syndicats a été déterminante. On sait que depuis le xixe siècle le mouvement ouvrier, et le parti communiste au premier rang, a réussi à construire une contre-mémoire, une contre-histoire. Que serait devenue la Commune de Paris sans cela ? On connaît aussi le revers de la médaille, la soumission de la liberté de la recherche aux objectifs politiques, les procès de Moscou. Tirant les leçons des limites du modèle de l’intellectuel révolutionnaire, des erreurs de Jean-Paul Sartre, Michel Foucault et Pierre Bourdieu ont mis en œuvre des interventions politiques attachées à l’indépendance du chercheur, fondées sur leur domaine de compétence : c’est exactement ce que quelques spécialistes de la colonisation ont essayé de faire.

Déjà, le soutien apporté à l’entreprise d’exhumation du 17 octobre 1961 par Jean-Luc Einaudi, la campagne pour imposer son accès aux archives de la Préfecture de police - domaine réservé d’un historien patenté, Jean-Paul Brunet, moins critique envers les forces de l’ordre - avaient permis de poser des questions de fond : les documents officiels sont-ils accessibles à tout citoyen désireux de rechercher la vérité ? Comment faire avancer une réforme de la loi de 1973 sur les archives qui, sur les dossiers des individus et les « questions sensibles » multiplie les obstacles et impose la pratique des autorisations attribuées à titre individuel à tel ou tel chercheur ? Comment organiser une solidarité avec des archivistes sanctionnés pour avoir rendu publiques des listes de victimes d’octobre 1961 ? La bataille a été tranchée par le tribunal déboutant Maurice Papon de sa plainte en diffamation contre Jean Luc Einaudi. Dans leur majorité, les historiens ont été indifférents au sort des archivistes et à la réforme de la loi de 1973. Aussi, contre la loi de 2005, un « front » mieux organisé a-t-il été constitué, pour toucher le milieu enseignant ainsi qu’un large public associatif, pour sensibiliser les médias. L’abrogation d’une partie de la loi est un acquis. Cela ne doit pas faire l’économie d’un bilan critique.

Dérapages de l’histoire-procès anticolonialiste

Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, dans une critique rigoureuse de Coloniser. Exterminer[5], ont rappelé la tyrannie des logiques partisanes[6]. Parmi les risques de dérapages : la propension de l’« histoire-procès » à condamner et non à expliquer, la soumission de la recherche scientifique à des réponses en termes politiques, le mélange de demi-savoir et de partis pris - comme le reprochait Raymond Aron à Sartre. Concernant le passé colonial, le livre récent de Romain Bertrand a bien montré les enjeux de la condamnation prononcée contre la République :

Il ne s’agit alors plus de dénoncer un « errement colonial » ni même de circonscrire un « moment colonial » de la République, mais bien de pointer le caractère républicain de la colonisation et du colonialisme.[7]

C’est en effet le clou qu’enfoncent les Indigènes de la République dans leur Manifeste en s’appuyant sur une idée largement répandue dans une partie de l’opinion se réclamant de la gauche. Leur texte dénonçant le colonialisme toujours vivant dans la France post-coloniale a été signé par des responsables d’associations et des chercheurs en sciences sociales. Il a regroupé, dans la confusion, des animateurs de mouvements se réclamant d’un islam opposé à la laïcité à la française, des nostalgiques du tiers-mondisme désireux de revanche idéologique, des militants inquiets de la déconnexion entre la gauche et les victimes de la crise, des « beurgeois » en quête d’un statut de porte-parole des déshérités. Dans cet esprit, un ouvrage sur « les luttes de l’immigration post-coloniale en France depuis 1920 » est en préparation.

Préoccupés par les priorités du mouvement, nous n’avons pas assez réfléchi à l’utilisation politique instrumentale des études historiques, aux conditions d’une collaboration entre historiens et associations. Or, les responsables associatifs sont, comme les universitaires, dotés de fonctions institutionnelles, attachés à leur pouvoir et à des gratifications symboliques. Tout comme les universitaires savent mettre en avant leur statut et leur mission pour rejeter toute critique, ils peuvent être tentés de mettre en avant les idéaux de leur association pour se placer hors de question.

Dans ces débats et combats, la vulgarisation des travaux scientifiques devrait occuper une place importante. Elle est malheureusement souvent méprisée par les spécialistes, ou bien ils sont trop peu nombreux et n’ont pas les moyens de s’en occuper. Par ailleurs, les témoins, les acteurs, les militants et les politiciens revendiquent un droit à faire de l’histoire. Ils en arrivent même parfois à rejeter les travaux des historiens quand ils ne correspondent pas à leurs intérêts ou leur idéologie. Le ministre des Anciens combattants parle de « spécialistes autoproclamés » et de « pseudo-historiens », le maire de Montpellier de « trous du cul d’universitaires ». Les associations extrémistes de rapatriés affirment que l’histoire n’étant pas une science exacte, elles peuvent opposer aux historiens leur vérité sur l’Algérie française. C’est oublier que si les historiens n’ont aucun privilège de science infuse, ils ont appris les règles d’un métier dans une formation sanctionnée par examens, concours, thèses et recherches soumises à la critique collective du milieu. Celui-ci n’est certes pas infaillible, il n’est pas à l’abri des pouvoirs mandarinaux, mais hors de ces règles, il n’y a qu’une subjectivité opposée à une autre.

De fait, la multiplication récente des sollicitations publiques et privées, pour des expertises, des témoignages en justice, des mémoriaux, où les spécialistes fournissent une caution scientifique à des initiatives et des décisions sur lesquelles ils n’ont guère de prise, pose problème. Les historiens ont essayé de réagir contre ce que beaucoup appellent la « tyrannie de la mémoire ». Pour le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), créé en 2005, les

polémiques sur la mémoire se multiplient et prennent un tour de plus en plus malsain [...], l’information-spectacle et l’obsession de l’audimat poussent constamment à la surenchère, valorisant les provocateurs et les amuseurs publics, au détriment des historiens qui ont réalisé des recherches approfondies, prenant en compte la complexité du réel.[8]

Il appelle « tous ceux qui refusent que l’histoire soit livrée en pâture aux entrepreneurs de mémoires » à rejoindre le CVUH.

Romain Bertrand a montré la confusion des genres qui risque de s’instaurer entre recherche historique et entreprise de mémoire quand il cite les liens entre l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (ACHAC) et les Bâtisseurs de mémoire,

agence de communication historique destinée à révéler le patrimoine des entreprises et à l’adapter pour une meilleure stratégie de communication .[9]

En effet,

pour les entreprises, l’exploitation de leur patrimoine, de leur histoire et de leur mémoire est tout d’abord un levier marketing [...] de fait le client est roi. Le client reste le décideur final de ce qui doit être fait ou pas, de ce qui doit être dit ou pas [problème récurrent de l’activité des grandes entreprises françaises pendant la deuxième guerre mondiale] [...].[10]

Autre démarche qui a fait grand bruit, le 13 décembre 2005, 19 historiens reconnus ont pris position au nom de la « liberté pour l’histoire » contre la loi Gayssot du 13 juillet 1990 concernant la Shoah, celle du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien, la loi dite Taubira de 2001 sur la traite négrière et l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Cette pétition est une réponse directe à la mise en accusation d’Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur de Les traites négrières. Essai d’histoire globale[11], et à la plainte en négationnisme déposée contre lui par un collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais. Les mots, comme le rappelle la polémique sur le terme « colonisation »[12] engagée par le CRAN et le MRAP[13], et leur demande de retrait du dictionnaire, pèsent lourd ; de même les mythes du nombre.

Avoir choisi le titre Violence coloniale[14], au singulier, comme je l’ai fait est critiquable dans la mesure où cela pouvait favoriser une interprétation réduisant la colonisation à l’un de ses aspects, réel mais non exclusif, présentant la violence comme l’essence du fait colonial, alors qu’il s’agit d’un phénomène éminemment ambigu.

Quand Le livre noir du colonialisme, autre titre discutable, affirme que la guerre d’Algérie a fait un million de morts[15], c’est commettre une erreur scientifique lourde de conséquences. Le fait de laisser passer une erreur est susceptible de jeter le discrédit sur l’ouvrage dans son ensemble. Lorsque cette erreur est une reprise sans distance critique du chiffre officiel algérien, et que celui-ci appartient au discours de légitimité des pouvoirs qui se sont succédés depuis 1962, elle relève de la déontologie de la profession : l’exagération manifeste du nombre peut faire peser un soupçon de manipulation et donner des arguments à ceux qui défendent le « rôle positif » de la colonisation.

Intituler un ouvrage « négationnisme colonial » ou « falsifications », c’est interdire tout débat historique, c’est s’engager dans une concurrence victimaire, alors que la Shoah et la colonisation ne sont pas de même nature. C’est renoncer à la critique historique d’un phénomène ambigu, en choisissant ses victimes, bonnes et absolues, et ses coupables, c’est faire une histoire-procès, c’est attiser les guerres de mémoires. C’est aussi, là encore, de manière plus pernicieuse, conforter le discours de légitimité des pouvoirs des pays décolonisés en renonçant à étudier les ressorts de l’arbitraire, les prémices du « désenchantement national » qui ont suivi rapidement la fête des indépendances.

Ce qui suit a pour objectif d’inciter à une réflexion sur les dangers de la tentation de la caricature victimaire et de ce qu’on appelle maintenant de plus en plus la repentance, de montrer aussi qu’il est possible de lutter contre cette pente.

Pour une critique historique du fait colonial

Toute la difficulté tient au fait que « le travail historique n’est pas l’évocation d’un passé mort, mais une expérience vivante dans laquelle l’historien engage la vocation de sa propre destinée », ainsi que le soulignait Henri-Irénée Marrou en 1942[16]. Au même moment, Marc Bloch dans ses deux derniers livres - Apologie pour l’histoire et L’étrange défaite - posait aussi ces problèmes avec force. C’est dire qu’on ne peut ni ignorer les enjeux publics et les mémoires, ni réduire le métier à servir des projets d’organisations politiques.

Ces questions n’ont rien de nouveau, et elles ont été posées à chaud dans les luttes des décolonisations, ce que les hérauts de l’anticolonialisme post-colonial ignorent. L’étudiant d’histoire des années algériennes que j’étais a eu la chance de lire dans les Annales les polémiques décapantes - bien plus intéressantes alors pour lui que les séries des prix des céréales du xvie au xviiie siècle - sur le passé algérien entre Marcel Émerit et Pierre Boyer. En 1952, au cœur des crises marocaines et tunisiennes, Charles-André Julien, historien et acteur, publiait L’Afrique du Nord en marche[17] où il luttait contre le parti de l’immobilisme colonial. André Mandouze, grande figure de l’anticolonialisme, publiait La révolution algérienne par les textes[18]. Charles-Robert Ageron ajoutait

J’ai vu avec terreur comment l’absence de véritables éléments de réflexion et d’archives allait coûter cher [...]. Je me suis fait l’historiographe de l’Algérie en train de se bâtir.[19]

Dans le premier livre de Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin[20], l’historien a dû suppléer la carence de la justice. En 1960, Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant publiaient L’Algérie, passé et présent[21], premier et brillant essai d’interprétation d’une histoire largement opaque.

Maxime Rodinson, engagé lui aussi dans la lutte contre la guerre d’Algérie, mérite d’être relu - ou lu - à la fois pour son engagement et pour ses mises en garde contre le danger de toute légende dorée ![22] Invité en 1960 par l’Union rationaliste, il s’attache à lever les préjugés anti-arabes qui n’épargnent pas les rangs de la gauche, et il cite en particulier Albert Bayet, cacique de la République des professeurs, membre de la Ligue des droits de l’homme et président de la Ligue de l’enseignement, demeuré partisan de l’Algérie française, par méfiance envers l’islam. Rodinson démonte la genèse théologique puis laïque de ces préjugés. Il montre que le nationalisme arabe est devenu la cible de « toute une littérature ». Il met en lumière les procédés des faux savants et des médias. Cette démarche lui vaut le témoignage de sympathie d’Amar Ouzegane, ancien dirigeant du Parti communiste algérien, qui a rallié le Front de libération national et qui s’en explique dans Le meilleur combat. « La question religieuse est pour nous un fait social et politique qui n’a rien de mystérieux », alors que l’athéisme manifeste une « ignorance crasse de la psychologie sociale ! Comme si l’apparition de l’astronautique suffit par elle-même à effacer dans la conscience des peuples le souvenir fascinant du Bouraq ou de l’hippogriffe, le cheval ailé avec une tête de femme ou de griffon ». Et Ouzegane d’ironiser sur l’infirmité du marxisme face à l’islam. « Mais la jument Borâq existe-t-elle ? » lui demande Rodinson, rappelant l’exigence de vérité qui est celle de la science[23]. Cette exigence devrait être aussi celle du militant. Lissagaray, dans le premier livre consacré à une réflexion sur la Commune de Paris, considérait que ceux qui n’en retenaient que le mythe héroïque étaient aussi coupables que ceux qui dressaient des fausses cartes pour les navigateurs.

Rodinson, pour sa part, dénonçait le mythe de la victime absolue, interdisant toute critique :

Plus sa condition est difficile, plus sa misère existentielle se double d’une misère matérielle et plus l’homme est porté à affirmer sa fidélité aux valeurs qui donnent un sens à sa vie par la sauvagerie à l’égard des hérétiques et des infidèles. Plus ces valeurs se présentent comme un absolu et plus cette sauvagerie sera absolue [...]. Au service de la Bonne Cause humaine, celle du socialisme, croit-on ? Qu’on prenne garde aux conflits possibles. On verra alors si ce n’est pas le fanatisme du service de Dieu qui l’emportera. Et si quelque clerc, quelque marabout, quelque faux prophète n’entraînera pas plus aisément les masses que le dirigeant politique malgré l’affectation de piété de celui-ci.[24]

Bel exemple d’engagement scientifique et déontologique à méditer pour chercher une sortie de crise. Car la multiplication des pétitions est un signe de ce que certains commencent à percevoir comme une crise de la discipline, de sa fonction sociale. Le statut de l’histoire dans l’enseignement, dans la culture nationale, les usages publics sont un héritage dont on ne peut plus se contenter de cultiver les coupons. La nation n’est plus ce qu’elle était, celle des rois qui ont fait la France, celle de l’universalisme de 1789, celle de la « plus grande France ». Le roman national ne parle pas à des populations venues des quatre coins du monde. La société est plurielle, elle est traversée par la mondialisation. Une des conditions de l’élaboration d’un devenir commun est le partage d’un passé fait de conflits et d’échanges, qui a transformé les protagonistes[25]. Les manichéismes apologétiques ou dénonciateurs ne sont pas des réponses aux enjeux actuels du passé colonial. Autre chose est possible et nécessaire pour une véritable histoire critique qui ait toute sa place dans la recherche, l’enseignement et la vulgarisation.


[1] Déclaration des droits de l’homme, article 3.

[2] Tzvetan Todorv, Les abus de la mémoire. Paris : Arléa, 1998, p. 56-57.

[3] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Paris : Le Seuil, 1971 (1re édition 1952), p. 183-186.

[4] Claire Andrieu, « Le traitement des traumatismes historiques dans la France d’après 1945 ». In Patrick Weil et Stéphane Dufoix, L’esclavage, la colonisation et après... Paris : PUF, 2005.

[5] Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Paris : Fayard, 2005.

[6] Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, Esprit, décembre 2005.

[7] Romain Bertrand, Mémoires d’Empire. La controverse autour du fait colonial. Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant, 2006, p. 198.

[8] http///cvuh.free.fr/manifeste.html (consulté le 26 mars 2007).

[9] R. Bertrand, Mémoires d’Empire..., op. cit, p. 129. Voir aussi le site lesbdm.com qui signale parmi ses clients Orangina et L’Oréal, et le compte rendu de Interpromo 2006 du DESS « Histoire et gestion du patrimoine culturel français et européen » de l’université Paris I-Panthéon Sorbonne.

[10] Compte rendu de la conférence Interpromo 2006 de l’association des étudiants et anciens étudiants du DESS « Histoire et gestion du patrimoine culturel français et européen » par Annabelle Diot, chargée de mission aux Bâtisseurs de mémoire (2006, non publié).

[11] Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale. Paris : Gallimard, 2004.

[12] « Colonisation : mise en valeur, exploitation de pays devenus colonies » (Josette Rey-Debove et Alain Rey (dir.), Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1993).

[13] Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples.

[14] Claude Liauzu, Violence coloniale. Paris : Éditions Syllepse, 2003.

[15] Marc Ferro (dir.), Le livre noir du colonialisme, xvie-xxie siècles : de l’extermination à la repentance. Paris : Robert Laffont, 2003, p. 560.

[16] Cité par Pierre Vidal-Naquet, « Pourquoi et comment je suis devenu historien », Esprit, août-septembre 2003. Pour ce passage, Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? Paris : Le Seuil, 2005, fournit les principaux repères.

[17] Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche. Paris : Julliard, 1952 (réédition Paris : Omnibus, 2002).

[18] André Mandouze, La révolution algérienne par les textes. Paris : Maspéro, 1961.

[19] Charles-Robert Ageron (dir.), Les chemins de la décolonisation. Paris : CNRS Éditions, 1986, p. 433.

[20] Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin. Paris : Minuit, 1958.

[21] Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, L’Algérie, passé et présent. Paris : Éditions sociales, 1960.

[22] Voir un recueil de textes sur ces problèmes dans Maxime Rodinson, Marxisme et monde musulman. Paris : Le Seuil, 1967.

[23] M. Rodinson, Marxisme et monde musulman, op. cit., p. 558 ; voir la réponse au livre de Amar Ouzegane, Le meilleur combat. Paris : Julliard, 1962 et p. 196-197.

[24] M. Rodinson, Marxisme et monde musulman, op. cit., p. 196-197.

[25] Voir Claude Liauzu (dir.), Dictionnaire de la colonisation française. Paris : Larousse, 2007.


Citer cet article :
Claude Liauzu, « Entre histoire nostalgique de la colonisation et posture anticolonialiste : quelle critique historique de la colonisation ? », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://w3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3?id_article=209