ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Salah BENDRISSOU, Moufdi Zakaria vu par l’administration coloniale. Renseignements généraux et rapports militaires français, essai, préface G. Meynier, Ghardaia, Editions El Arabia, 2006.

Préface de Gilbert Meynier

Je ne suis pas vraiment persuadé d’être l’historien le plus indiqué pour préfacer ce livre de Salah Bendrissou. Si j’ai quelque peu travaillé sur l’histoire du nationalisme algérien, je ne suis pas un spécialiste de Moufdi Zakaria, et moins encore du M’Zab. J’ai accepté parce que Salah me l’a demandé, et que j’avais fait partie, il y a plus de six ans, à l’université de Paris VIII, du jury de sa thèse de doctorat, dirigée par René Gallissot, Implantation des Mozabites dans l’Algérie entre les deux guerres.

Le présent livre, au demeurant, n’a pas la prétention d’épuiser le sujet qu’il aborde : il met en forme, concernant l’itinéraire du grand poète patriotique algérien, ceux des documents, principalement tirés des Archives d’Outre-Mer d’Aix en Provence, qui en traitent. Il s’agit donc, comme l’indique son titre, d’un travail sur Moufdi, surtout tel que le voyait -et le surveillait- l’administration française, dont les soucis étaient certes ceux du pouvoir colonial, mais dont l’information était souvent bien conçue et efficace, donc par lui utilisable, nonobstant les précautions professionnelles obligées de l’historien.

Nous est ainsi présenté un Grand Monsieur de l’Algérie du XXème siècle. Il en épousé les espoirs, les passions et les combats. Non qu’il ait limité son champ d’action à la seule Algérie : il eut de nombreuses attaches avec le reste du Maghreb -la Tunisie notamment. Il y reçut son édu-cation et sa prime formation politique dans le sillage de Vieux Destour -la ressemblance avec son aîné Ahmed Tawfiq al-Madani est à signaler. Et, exilé volontaire de sa patrie aux heures d’une indépendance dont la trajectoire politique ne correspondait peut-être pas pleinement à ses espoirs, il y mourut en 1977, à l’âge de 68 ans.

Plusieurs traits peuvent être dégagés de cette haute personnalité : d’abord le quotidien et l’alimentaire, qui conduisirent, comme tout humain, Moufdi à travaillé pour vivre. Il engloba de nombreuses sphères d’activité, de la création littéraire au journalisme et à la radio, du management de cinéma au théâtre, du commerce de parfums au négoce de tissus. Bouillonnant d’activités, Moufdi eut un côté brasseur d’affaires, avec ses heures fastes -années quarante- et celles du déclin -années 50. Plus largement, il fut de ceux dont on peut dire qu’ils aimèrent la vie.

Il fut aussi un militant nationaliste et un politique qui, très tôt dans le sillage de Messali, fut des combats de son temps, successivement à l’Étoile Nord-Africaine, au PPA, au MTLD, enfin au FLN. En 1936, son camp était déjà bien dessiné face aux modérés du Congrès Algérien. Même les ‘ulamâ’, avec lesquels il partageait bien des choix culturalistes, lui paraissaient de bien timorés politiques. Il participa quelquefois à des joutes électorales, à la veille de la IIème guerre, puis en 1948, lors des élections à l’Assemblée Algérienne. Non sans paradoxes, alors même qu’il n’était pas sans affinités avec le dirigeant réformateur mozabite Chaykh Bayoud, il devint le héraut et le candidat des conservateurs parce que cela revenait à heurter de front l’administration coloniale et à s’opposer ainsi à une intégration du M’Zab aux territoires du Nord qui allait à l’encontre de la convention de 1853 En 1955-56, il met son talent et son influence au services des Mozabites victimes de la campagne de boycott orchestrée en Algérie du Nord notamment par le MNA messaliste. Maintes fois arrêté, condamné et emprisonné, il dut aussi, en certaines circonstances, s’accorder des répits.

On n’insistera que pour mémoire sur la stature du grand poète patriotique tant elle est connue du public algérien et reconnue par lui, de Fida’u l jazâ’ir, qui scanda tant de manifestations du PPA, à Qasaman, qui devint en 1957 l’hymne de la jeune nation algérienne. Il agit en tout en vrai nationaliste, partant certes du marquage identitaire et mobilisateur islamique obligé si fonda-mental dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, mais aussi capable de présider une cérémonie à la mémoire du grand poète arabe Al Ma‘rî, réputé à juste titre pour une grande largeur d’esprit qui n’était pas vraiment celle d’un bigot confiné. Et Moufdi, tout issu de territoires berbérophones qu’il était, fit, de la langue arabe, principalement, le signe éloquent de l’ancrage identitaire de l’Algérie : en réaction certes contre le français dominant, mais plus encore parce que la langue y recouvrait un millénaire d’histoire. Moufdi aurait pu souscrire d’enthousiasme à ces vers du grand poète de langue d’Oc Frédéric Mistral, en une langue qui, elle, est aujourd’hui près de disparaître au terme du long écrasement par le national français :

-  Qu’un poble tombe esclaù (Qu’un peuple tombe en esclavage)
-  Qui ten sa lenga ten la claù (Qui tient sa langue tient la clé)
-  Que deis cadenas lo deliure (Qui des chaînes le délivre).

Militant politique, chantre du patrimoine, haute figure d’une nation, mais aussi entrepreneur multiforme, Moufdi est présenté dans ce livre au lecteur sous ses multiples facettes. Espérons que Salah Bendrissou, d’autres aussi, comme Mustapha Hammouda, sauront bientôt rassembler la somme synthétique que réclame un sujet si vaste et si stimulant.