ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Alain DEWERPE , Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Gallimard, Paris, 2006, 897 p.

Par Gibert Meynier - Novembre 2006

Voici une grande œuvre d’histoire : le livre d’Alain Dewerpe sur la journée tragique du 8 février 1962, la sauvage répression de la manifestation interdite protestant contre la terreur OAS, qui fit neuf morts. Abordée aujourd’hui dans les manuels d’histoire, elle fut plusieurs lustres durant hautement commémorée par la mémoire militante, notamment au PC : syndicats et mouvements de gauche avaient en effet appelé à la manifestation, qui réunit ce jour à Paris autour de 20 000 personnes [1], surplombée par le parti communiste, principale force d’opposition à la guerre. Il cherchait ainsi à peser sur l’issue de la guerre de reconquête coloniale manquée de 1954-1962, et il conduisait ce faisant une stratégie antifasciste d’union de la gauche.

Alain Dewerpe est le fils de Fanny Dewerpe, qui fut alors assassinée à l’âge de 31 ans. La mémoire familiale ne contrarie pas - au contraire - ce magnifique et émouvant travail d’historien. La relation qu’il produit du fait 8 février est exemplairement minutieuse, quelle que soit son émotion lorsqu’il relate l’enfer du métro Charonne le 8 février, ou qu’il évoque longuement les « bidules » - ces matraques que tous les manifestants anticolonialistes ont alors éprouvées - ou qu’il rend compte de la totale impunité judiciaire des massacreurs, couronnée par l’amnistie du 17 juin 1966. Les valeurs qui constituent l’auteur servent, sans dérapage idéologique aucun, à la construction d’un fait historique : avec probité, il montre par exemple, à l’inverse d’une idée reçue courante, que les grilles du métro Charonne n’avaient pas été fermées.

Cette construction, d’innombrables documents d’archives ont servi à l’étayer - nombre d’entre eux sont utilisés pour la première fois - , mais aussi la presse, des manuels scolaires, des entretiens... Construction, cette œuvre est aussi réflexion, appuyée qu’elle est sur toutes les sources disponibles, fouillées et croisées, mais aussi mûrie dans une grande richesse d’approches méthodologiques/théoriques. Avec Dewerpe, on découvre comment fonctionne une répression sanglante ; comment, et pourquoi, aussi, elle est décidée : l’explication est conclue par un verdict sans appel étayé sans discussion possible : le 8 février 1962 ne fut ni une bavure, ni un dérapage, ni une maladresse de sous-ordres. Elle fut un massacre, sinon factuellement, du moins structurellement prémédité par le pouvoir d’État, cela à son plus haut niveau. Le régime gaullien était alors en lutte sur deux fronts. Il tenait à démontrer que sa rigueur s’appliquait pareillement aux deux afin de ne pas désespérer ses partisans Algérie française qui l’avaient intronisé au lendemain du 13 mai 1958 : le 8 février 1962, nous sommes à cinq semaines du cessez-le-feu concluant les accords d’Évian. De Gaulle tenait à hautement affirmer l’autorité de l’État, si besoin dans la brutalité.

Avec bonheur, Dewerpe fait état d’une « violence normée » et d’une « rationalité politique toute weberienne ». Sa rigueur d’historien fait œuvre décapante, appliquée à l’édifice gaullien. Et plus amplement, son livre est un réflexion sur la manifestation dans le système politique français - et d’autres que le français - , sur les usages et les techniques étatiques de la violence, sur la construction des mémoires et la manipulation de l’opinion. Il analyse au scalpel les versions mensongères produites par le préfet de police Maurice Papon et le ministre de l’Intérieur Roger Frey : l’entreprise étatique de négation se drapa derrière l’invention d’une violence délibérée qui aurait été dirigée contre les policiers par les manifestants, ou, en variante, de provocations OAS, cela afin de tenter d’effacer le souvenir du crime à coups d’assertions dilatoires - qui furent parfois contradictoires.

Mais le livre ne s’arrête pas au fait 8 février. Il en suit les lendemains, des grands cortèges d’hommage du 13 février - jour des funérailles des victimes - réunis à Paris et dans toutes les grandes villes de France, jusqu’à la construction ultérieure de la mémoire sur le fait, et à une réflexion qui est encore sans doute d’actualité : « Le massacre d’État, reproductible, répétable, campe à notre porte ». Partant d’un fait du passé, le livre de Dewerpe est en effet, aussi, un grand livre sur l’histoire qui se fait. Il ne manque pas d’associer le 17 octobre 1961 et le 8 février 1962, en montrant que la même logique fut à l’œuvre dans les deux cas, mais en énonçant les raisons d’un indéniable traitement différent de ces deux faits, que le récent livre de Frank Renken [2] sur la guerre d’Algérie et la vie politique française aide aussi à bien comprendre. Ce n’est pourtant pas bien sûr le travail de l’historien de s’adonner à la concurrence victimaire. Avec le Paris 1961 de Jim House et Neil Mac Master [3] et le Charonne d’Alain Dewerpe, le public dispose en tout cas maintenant de deux œuvres majeures d’historiens vrais.

Notes

[1] Il y eut aussi des manifestations en province.

[2] Frankreich im Schatten des Algerienkrieges. Die fünfte Republik und die Erinnerung an den letzten grossen Kolonialkonflikt, V&R Unipress, Göttingen, 2006, 569 p.

[3] Paris 1961. Algerians, State terror, and Memory, Oxford University Press, Oxford, 2006, 375 p.