ENS LSH - Colloque - Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne

Pour une histoire critique et citoyenne
Le cas de l’histoire franco-algérienne

20, 21, 22 juin 2006


Nouvelle traduction : 1. BOULEBIER Djamel

Université Mentouri, Constantine, Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle

Constantine, sportsmen musulmans et nouvelles figures sociales de l’émancipation à la veille de la Première Guerre mondiale

Session thématique « Société et culture »

Mardi 20 juin 2006 - Après-midi - 14h30-16h30 - Salle F 08

L’histoire de la pénétration et de la diffusion de l’associationnisme comme forme moderne de regroupement et de mobilisation, à de rares exceptions près[1], n’a pas suscité l’intérêt des chercheurs algériens, alors qu’à l’instar d’autres institutions comme l’école ou l’armée elle joua un rôle important dans le processus d’acculturation.

Pour les Algériens, si les associations servirent à la reconstruction du sentiment d’appartenance à une communauté elles le firent selon des modalités d’émergence et d’évolution telles que définies par les nouveaux espaces de sociabilité produits par la logique coloniale. Parmi ces derniers le sport joua sans conteste un rôle fondamental. Ce fait culturel moderne se proposait à la fois comme nouveau rapport au corps et nouvelle forme de rassemblement des individus au service d’une nouvelle « liturgie ». Par l’appropriation de cette nouvelle culture, la minorité musulmane citadine allait entamer un double processus d’émancipation :
- par rapport à la communauté d’origine, la logique d’accomplissement individuelle, induite par le sport moderne, posait la question du statut de l’individu dans le groupe de base ;
- par rapport au modèle de domination coloniale, les « logiques affiliatives », qu’autorisait ce nouveau mode de rassemblement des Algériens, pouvaient évoluer, en fonction des situations et des parcours sociopolitiques propre à chaque animateur associatif, sur des « revendications solidaristes »[2].

Soumis au Code de l’indigénat, pensés comme « sujets » et « non citoyens », les Algériens ont eu beaucoup de mal à s’approprier les pratiques gymniques et sportives. Les premiers pas, dans ce nouveau monde de la domestication corporelle et des plaisirs sportifs[3], ne pouvaient qu’être hésitants et au prix d’une immense douleur, celle de savoir que ces nouvelles pratiques corporelles se sont faites au mépris des activités physiques traditionnelles, verbalisées par le label « jeux populaires »[4], et dont l’avenir ne saurait dépasser les murs du musée des « archaïsmes », histoire d’être de son temps, en fait celui du « temps colonial ».

Dans le rapport colonial le regard de l’« autre » déterminait toutes les relations sociales et disait toute la difficulté du « vivre ensemble ».

Toutes ces restrictions, propres à tout système fondé sur la négation de l’autre, n’ont cependant pas empêché une « élite musulmane » d’accéder à la visibilité sociale. Et contrairement à ce qui est communément admis, les premières expériences associatives que connurent des musulmans, qu’elles soient sportives ou autres, firent leur apparition sur l’ensemble du territoire bien avant la Première Guerre mondiale. Ce que nous allons essayer de démontrer en procédant à la reconstruction du processus de pénétration et de diffusion des activités physiques modernes au sein de la communauté musulmane de Constantine et à l’explicitation de ses significations. Pour cela deux moments essentiels vont être identifiés. Le premier, qui va de 1886 à1908, sera marqué par ce que nous nommerons le temps de l’adhésion timide de quelques figures musulmanes aux premières sociétés gymniques ou sportives européennes. Quant au second, qui se situerait dans la période 1908-1918, il serait celui des premières expériences d’un associationnisme sportif musulman qui peuvent être lues comme autant de signes d’une société musulmane qui tente de s’organiser, en s’appropriant les nouvelles institutions de socialisation, dans un contexte colonial nécessairement hostile à toute forme d’émancipation de la communauté dominée. Et c’est à la découverte de ces premiers balbutiements, dans la capitale de l’Est, que nous invitons les lecteurs.

Pour commencer j’aimerai faire quatre observations de quelques formulations essentielles.

1) La pénétration et la diffusion d’activités physiques modernes en Algérie a concerné en premier lieu la minorité, et ce quelles que soient les communautés considérées - européenne, israélite, musulmane - et indifféremment les établissements humains urbains ou ruraux - lieux de leur exercice. Il faudrait ajouter à cela que tous ceux qui interrogent ce qui est communément appelé « sport », se trouvent non seulement confrontés à la difficulté d’énoncer - ce à quoi renvoie cette notion -, mais également de préciser la différence de statuts des acteurs sociaux qui concourent à sa réalisation : les pratiquants - joueurs ou athlètes -, les entraîneurs - détenteurs d’un savoir technique sportif -, les dirigeants - selon à la fois le statut social mais également la position à l’intérieur de la hiérarchie du pouvoir sportif -, les journalistes[5] - qui rendent lisible et visible l’événement sportif -, et enfin le public - ensemble vague et informe mais qui, progressivement, connaîtra une hiérarchisation et de nouvelles verbalisations, comme celle de supporter.

Il y a donc une réalité riche d’efforts, de tentatives, d’inventions : un foisonnement qui caractérise l’activité des principaux partenaires du milieu sportif [...] qui, en même temps contribuent à le structurer. Dans leur vie quotidienne, ils se construisent un univers social au cours d’un bricolage. Leurs conduites doivent être reconstituées à partir de traces que nous livrent les archives : informations souvent lacunaires tant le milieu sportif a une propension pour l’amnésie.[6]

D’où la nécessité d’identification des différentes étapes de la construction de cet univers social appelé sport. Cette identification est d’autant plus importante quand on sait que pendant longtemps le sport a constitué l’un des rares modes d’expression dans les pays où la liberté de pensée était limitée. S’accomplir dans la réussite sportive était un des chemins possibles[7].

En revanche, et là c’est un peu plus compliqué, la désignation « élite musulmane » mérite d’être explicitée et nuancée.

2) La déstructuration coloniale et la question des élites autochtones : En situation coloniale, en Algérie et à la fin du xixe siècle, tous ceux qui arrivaient à « décrocher » une place « honorable » dans le nouvel ordre socio-économique et politique, pouvaient prétendre à faire partie des élites. Les villes, les centres de colonisation, quelle que soit leur importance démographique, ont fonctionné comme des lieux de formation d’une proto-petite bourgeoisie algérienne. Cela pouvait aller du petit caporal qui a acquis un petit plus dans la « vie de caserne », au petit « notable »[8] qui siégeait dans les nouvelles assemblées locales, en passant par les employés des postes, instituteurs, traducteurs, clercs, etc., - fruit d’une maigre scolarisation ou de bribes de culture occidentale « grappillées » le temps d’un passage dans les rares espaces où s’élaborait un ersatz de mixité sociale. Dans l’ensemble, et pour schématiser, le processus de diffusion des pratiques gymniques et sportives chez la population musulmane était lié :
- à leur proximité des centres urbains et/ou des centres ruraux de colonisation,
- à leur degré de scolarisation.
Donc, autant de séquences particulières à partir d’un paradigme d’ensemble.

Il est évident que le lieu, au sens géographique et anthropologique, de négociation de statuts sociaux nouveaux jouait un rôle déterminant dans la formation et/ou la recomposition sociologique, selon que l’on relevait d’une grande ville comme Constantine ou d’un petit centre colonial de création récente comme Tizi Ouzou qui ne comprenait que 403 habitants en 1872.

Toujours est-il qu’avec la déstructuration coloniale et la remise en cause progressive des médiateurs sociaux traditionnels, de nouvelles aires[9] de recrutement ou de constitution des « élites » apparurent requérants ainsi des clés d’accès propres à la culture laïque occidentale.

Les activités physiques modernes (APM), prétexte d’échange et de rencontre[10] entre les membres de la communauté, constituèrent des occasions inédites de célébration d’une nouvelle forme de vie collective et d’expression de rapports sociaux immédiats. Bref, la rencontre entre gens d’une même origine devient la principale finalité des activités organisées, elles demeurent à ces rencontres.

3) L’histoire du sport en Algérie pose avant tout le problème de l’histoire de la redéfinition du corps et son déploiement dans les nouveaux temps et espace qui s’inventaient au même moment en Occident. Comment les nouvelles élites « indigènes » allaient-elles intégrer et reproduire selon leur système de valeurs, ces nouveaux modes de gestion et d’expression du corps comme entité unique - le moi -, et également et surtout entité collective - le « nous » de l’équipe ou du club comme nouvelle communauté imaginée ?

4) Le choix de la période d’avant-guerre mondiale  : Cette période correspondrait, pour le Constantinois, à l’apparition des nouvelles formes de résistancialisme dont la ville est l’espace de référence clé[11].

Reste à dire quelques mots sur nos sources d’information. Ce travail s’est construit essentiellement sur la base des sources disponibles au niveau des Archives de la wilaya de Constantine, avec une dominante pour l’exploitation systématique des publications de la presse coloniale de l’époque. Nous mettons ainsi à la disposition de futurs chercheurs sur l’histoire des pratiques sportives en Algérie, le maximum de matériaux car « chaque détail retrouvé en appelle un autre à la manière d’un cristal qui élabore sa structure »[12].

Gymnastique, sports et « adhésion timide » de quelques figures musulmanes aux premières sociétés gymniques ou sportives européennes (1886-1908)

Il est clair - et ceci doit être souligné avant d’aller plus loin - que l’adhésion des musulmans aux nouvelles pratiques physiques initiées çà et là par les premiers sportsmen européens du Constantinois, est loin de constituer un phénomène de masse. Ces expériences individuelles, aussi rares soient-elles, ne nous intéressent que comme témoignages vivants des transformations sociales, politiques et culturelles en cours qui, progressivement, allaient bouleverser les anciens repères sur lesquels se construisaient les imaginaires algériens. Ce « peu d’enthousiasme » pour la chose sportive est le fruit d’obstacles qui restent difficiles à dépasser dans le contexte de l’époque et qu’il est possible de résumer comme suit :
- Méfiance de la grande majorité des musulmans vis-à-vis de tout ce qui est initié par le pouvoir colonial et perçu comme une politique de déculturation. Les meilleurs exemples nous sont fournis par les réticences des musulmans vis-à-vis de l’école et de la médecine françaises[13].
- Le climat politique et le rapport entre les différentes communautés surdéterminées par l’opposition, autour de la question de l’assimilation, entre les militaires qui y étaient favorables, et le parti des colons qui était contre. Autour des premiers se recrutaient tous ceux qui étaient hostiles au m’cid et aux médersas et qui militaient pour leur disparition et leur remplacement par l’école française. Leur devise : « Il faudrait s’emparer de la jeunesse par l’esprit et le cœur, [...], éveiller en elle l’ambition de faire partie intégrante de la nation[14]. » Quant aux seconds, ils exprimaient en fait une position de classe que formulait clairement, dans un autre contexte et dans un autre lieu, l’impératrice Catherine de Russie à propos de l’école pour les paysans : « Du jour où nos paysans voudraient s’éclairer, ni vous ni moi ne resterons à nos places[15]. »
- La dimension matérielle et financière de la pratique physique qui présuppose une certaine position sociale. À titre d’exemple, pour le cyclisme, le prix d’une bicyclette fut pendant longtemps un facteur de sélection sociale. En effet, ce nouveau moyen de transport et de loisirs entra dans les mœurs des classes moyennes européennes constantinoises en 1889[16]. En août 1894, Th. Beringuer ouvrit un magasin pour bicyclettes dont les prix affichés allaient de 250 francs - pour une machine avec roues en caoutchouc creux - à 450 francs - avec pneumatiques. Ce qui était fort cher quand on sait qu’une bonne armoire à glace coûtait 100 francs[17]. On se doute bien que pour les musulmans des couches populaires, et combien même ils se seraient trouvés parmi eux des convertis aux bienfaits de la nouvelle machine, ces prix exorbitants ne pouvaient que les exclure. Un agent de police indigène débutant - dit agent auxiliaire au titre indigène - avait un traitement de 720 francs par an[18].
- La complexité technique ou l’aspect disciplinaire de certaines pratiques comme la gymnastique. Ainsi nous verrons que tout ce qui a un rapport avec la course à pieds, et qui par la suite se formalisera dans diverses spécialités de l’athlétisme, cantonnera les musulmans dans les courses de fond qui faisaient appel avant tout l’« endurance ».

Tous ces obstacles n’empêcheront pas quelques musulmans de tenter cette nouvelle aventure humaine qui se présente à eux. Comment en rendre compte ? Pour une meilleure clarté de l’exposé, nous avons privilégié l’approche à partir :
- des premières pratiques gymniques et sportives qui se mirent en place dans les années 1880 telles la gymnastique, le tir, la course à pieds et enfin le cyclisme ;
- et de la distinction par rapport aux espaces socioculturels et économiques de leur réalisation, entre la grande ville de Constantine et les établissements humains dit ruraux.

Cette dernière différenciation est d’autant plus importante que nous avons relevé une relative « perméabilité » des sociétés gymniques ou sportives européennes à l’élément autochtone dans les petits centres coloniaux et là où domine l’institution militaire, animateur principal du processus de diffusion des nouvelles pratiques physiques et corporelles, du moins pour cette période. Reste à dépasser la difficulté de la périodisation dans la mesure où ces activités n’apparaissent pas en même temps et que l’adhésion - encore faut-il s’assurer de la pertinence d’une telle verbalisation - est à apprécier et à évaluer selon que l’on se situait du côté du public autochtone - pour lequel toutes ces manifestations éveillaient une certaine curiosité -, des pratiquants - athlète ou entraîneur/moniteur - ou des dirigeants. Bien sûr, les datations proposées restent arbitraires et ne sont là qu’à titre de balises pour faciliter la lecture des faits sportifs exposés.

Les premiers moments du temps sportif à Constantine (1886-1898)

Mis à part les courses de chevaux[19], spectacle déjà fortement apprécié à Constantine à partir de la fin des années 1850, les premières formes de spectacles européens, fondées sur des démonstrations physiques qui puisent à la fois dans le fonds gymnique et celui du cirque, font leur apparition à Constantine en 1859 avec l’exhibition de la famille Braquet[20]qui eut lieu dans la cour de la Casbah au milieu d’un public fortement impressionné par tant de maîtrise qui « frisait la sorcellerie ». Mais réellement, c’est-à-dire selon les paradigmes de la gymnastique officielle, il faut attendre :
- l’année 1886, pour voir l’armée prendre des initiatives et organiser une fête de gymnastique et d’assaut[21] à laquelle participent uniquement des militaires.
- et le 7 février 1887, date choisie par des civils pour se réunir à la mairie de Constantine afin de discuter les statuts et procéder à l’élection du comité et des moniteurs de l’« embryon » de société de gymnastique : L’Espérance constantinoise.

Parmi ses membres fondateurs[22], le moniteur général d’escrime, un certain Si Saïd - ou Saadi, les rédacteurs prenant beaucoup de liberté avec les patronymes musulmans[23] -, est un ex-prévôt au 3e tirailleurs[24]. Sa présence au sein de la société sera cependant de courte durée puisqu’en juillet de la même année, le comité de L’Espérance a cru bon de tenir une réunion pour procéder à la nomination d’un nouveau moniteur pour pallier au départ de Si Saïd. Au-delà de l’anecdote, cet exemple dit bien la part de l’institution militaire dans l’expérimentation de nouvelles pratiques physiques propres à la gymnastique, et qui faisaient partie du cursus de formation militaire, surtout après l’humiliation de 1870 face à la Prusse. L’ouverture des militaires à la participation de l’élément autochtone fiable au développement de la gymnastique et de la préparation militaire en Algérie se confirme dans les lieux où ils détiennent l’essentiel du pouvoir. C’est le cas de la Société de gymnastique et de tir de Jemmapes[25]dont le président fondateur Colombani - ancien lieutenant pendant la guerre de 1870 - n’hésita pas, en mars 1898, à confier le poste de secrétaire à un musulman - Amar. Il faut dire qu’à la différence des grands centres urbains - à l’exception de Constantine - où l’élément européen dominait, les petits centres ruraux, de création récente[26], connaissaient des paramètres démographiques autres et par conséquent, il était très difficile de ne pas tenir compte du poids du segment autochtone surtout au moment où il faut sacrifier au rituel de la fête patronale du village[27].

À côté de l’institution militaire, le lycée de Constantine[28] fut l’un des lieux où les rares musulmans qui y accédèrent ont pu prendre connaissance des premiers rudiments de la gymnastique et obtenir même des prix au palmarès de fin d’année, à l’image du jeune Beloucif Saïd, en 1898[29].

Les premières figures musulmanes du sport (1898-1908) : de la venue de Omar de « La vie au grand air d’Alger » à Bensouiki Mustapha

Vers la fin du xixe siècle, Constantine connaît une relative croissance démographique liée en grande partie à la famine et à la misère, grandes pourvoyeuses de l’« armée roulante ». Si en 1886 on recensait 21 164 musulmans pour un total de 42 026 habitants, cette proportion passait à 23 962 pour une population de 46 581 en 1891. En même temps, le climat politique dans la ville était marqué par l’antisémitisme, c’est l’époque de l’affaire Dreyfus. Les élus musulmans, partagés par rapport à cette question, commençaient à « prendre conscience » des divisions politiques qui traversaient la société coloniale. Au moment des élections, il leur était demandé de faire des choix. Ce fut le cas lors des municipales du 6 mai 1900 où le Dr Morsly qui conduisait une liste proche du journal L’Indépendant et des Juifs, a été battu par Mustapha Bensouiki, à la tête lui d’une liste proche du Républicain et des « antijuifs », conduite par Morinaud. Sur les 23 000 musulmans que comptait la ville, seuls 586 étaient électeurs. Sur 415 votants, 160 se sont exprimés pour le Dr Morsly et 200 pour la liste opposée[30]. Sur quelles bases se sont faites les adhésions des élites musulmanes citadines aux différents discours politiques mis sur le « marché électoral » ? Il est difficile de le savoir. Toujours est-il que c’est en ces rares occasions, et d’autres, comme la venue du président de la république Émile Loubet à Constantine en janvier 1903, qu’il y avait une visibilité sociale de ces élites dans la presse coloniale[31].

C’est dans ce contexte que quelques frémissements se firent sentir, signes des premiers éveils aux bouleversements propres à la vie urbaine rythmée par le temps européen[32]. Le Dr Morsly, dans un souci de distinction, adhéra au cercle d’escrime L’épée, une société sportive - presque modèle - fermée et hautement élitiste[33]. Un certain Chérif rejoignit, en 1904, la section de Aïn-Mlila du Touring Club cycliste constantinois (TCCC)[34].

Ces années 1900 furent aussi celles de la multiplication des spectacles à caractère sportif, dans lesquels les musulmans étaient partie prenante[35], soit en marquant fortement leur présence dans le public qui assistait à une course cycliste, soit en étant acteur[36] de l’événement sportif comme Lakhdar, ce coureur cycliste qui représenta la ville de Bougie (Bejaïa) à côté de Banco et de Dubar pour l’épreuve Constantine-Sétif de septembre 1903[37]. Mais l’événement fut la venue à Constantine, en octobre 1906, d’un gymnaste musulman d’Alger à l’occasion d’un concours fédéral de gymnastique qui eut lieu dans cette ville.

Omar, un gymnaste musulman à Constantine

Pour la première fois dans l’histoire sportive récente de la ville, allait se dérouler le cinquième concours fédéral des sociétés de gymnastique de l’Algérie et de la Tunisie, les 19, 20 et 21 octobre 1906[38]. Organisé par La Constantinoise[39], première société de gymnastique de Constantine, l’événement devait rassembler tout ce que l’Algérie comptait d’adeptes de la gymnastique. Trente sociétés étaient attendues. Parmi elles, une l’était particulièrement par les sportsmen musulmans de la ville et de sa région. L’Avant-garde vit au grand air (AGVGA), société de gymnastique et de préparation militaire, fondée le 14 juillet 1895 à Alger par un ancien militaire musulman, Omar Benmahmoud Ali Raïs[40] fut, à notre connaissance, la première expérience d’organisation musulmane autonome en vue de la pratique d’activités physiques gymniques et de préparation militaire.

Pour ce qui est du concours lui-même, Omar fut programmé le samedi 20 octobre à la barre fixe[41] - 1er et 4e degrés - pour les épreuves de la matinée, et aux pyramides - avec ou sans engins - l’après-midi. Nul doute que les représentants de la communauté musulmane lui firent un accueil digne de sa réputation. Malheureusement les comptes rendus de presse autour de ce grand événement gymnique ont passé sous silence cette dimension ou, du moins, n’y ont pas fait allusion. Même Madame Belabed, qui consacra une partie de son travail à cette société gymnique musulmane, est restée silencieuse sur la venue à Constantine de cette grande figure musulmane de la Casbah d’Alger, véritable pionnier des activités physiques modernes.

Cette présence du gymnaste à Constantine était d’autant plus significative qu’elle se situait à un moment où le climat entre les communautés était loin d’être paisible. À telle enseigne qu’un jeune journaliste, Gaston de Vulpillières, a résolu de créer un nouvel organe d’« union et de solidarité entre les races » : Le Croissant. Cette publication qui devait paraître à Alger tous les 1er, 11 et 22 de chaque mois en arabe et en français, « encouragé par de notables parlementaires et plusieurs académiciens [...] [désirait] loyalement concilier les intérêts de notre pays et les revendications indigènes de toutes les colonies »[42].

Cette période était également celle où l’on relevait un relatif accroissement de la population scolaire musulmane[43]. Si en 1882 le nombre d’élèves musulmans était de 3 172, en 1905 il est de 29 589 dont 2 307 filles et 27 282 garçons. Quant aux instituteurs ou moniteurs musulmans, leur nombre s’élevait à 183. Y a-t-il un rapport entre ces données et le début de visibilité des premiers sportifs musulmans ? Il est difficile d’avoir des certitudes sur un tel rapport. Toujours est-il que le reflux des réticences culturelles en matière scolaire de la part des musulmans, et la relative ouverture/accès à la culture occidentale ont nécessairement facilité l’adhésion aux nouvelles formes de loisirs qui rythmaient la vie dans les colonies.

Si l’école et l’armée ont depuis toujours constitué, du moins en Algérie, le creuset de diffusion des nouvelles pratiques physiques - dominées par la gymnastique, le tir, l’escrime et la préparation militaire[44], reconduisant ainsi en territoire colonisé le modèle dominant en métropole -, les sociétés sportives n’étaient pas en reste. C’est en leur sein qu’émergèrent les premiers « champions » sportifs musulmans.

Ainsi, à peine fondé[45] - fin décembre 1906 -, le Stade constantinois faisait courir le Tour de Constantine à pieds. Au cours de cette épreuve un jeune débutant se fit remarquer : Saïd Ferrouhi (Ferroukhi) « qui fera merveille avec un peu d’entraînement »[46]. En effet, deux ans plus tard, exactement le 26 janvier 1908 à deux heures de l’après-midi, on le retrouva sur le parcours de douze kilomètres de la même épreuve où il se classa à la quatrième place.

Au challenge de Batna des 19 et 20 mai 1907, en commémoration de la fête de la Pentecôte, le champion du « marathon algérois », Messali Rabah, se fait connaître du public musulman présent au spectacle. D’après L’Indépendant du 23 mai 1907, « il [était] imbattable sur la distance ». Il faut dire que l’intérêt soudain de quelques Algériens pour la course à pieds prenait ses sources dans le vieux fond universel de la culture des couches populaires qui privilégiait les valeurs du corps[47]. Dans ces confrontations, l’individu avait la possibilité de prouver, aux yeux d’un public occasionnel, ses capacités et son honneur. Les musulmans ne pouvaient qu’adhérer à cette culture des défis dans le sens où ses derniers s’« inséraient dans un système social où la provocation et la bravade étaient une façon d’établir un ordre nouveau entièrement fondé sur le prestige »[48].

Cette nouvelle forme d’accès à la notoriété sociale n’allait pas sans susciter les premières rivalités sportives, et réveiller les particularismes locaux ou régionaux au sein même de la communauté musulmane. Ahmed Ben Ali, coureur pédestre des années 1900, se distingua pour la première fois - en août 1907, à l’occasion de la fête du quartier de la Préfecture -, en remportant la course pédestre pour adultes sans que la presse locale ne signale son premier club d’appartenance[49]. Une année plus tard il rejoignit la deuxième société de gymnastique et de préparation militaire L’Avenir cirthéen - centré sur le faubourg ouvrier d’El-Kantara -, et réapparaît sur la scène sportive constantinoise en réponse à un défi lancé par un certain M. Cattalorda pour accomplir le Tour du Hamma[50], le dimanche 23 février 1908. Le 31 mars de la même année, en compagnie de Joseph Passeroni de La Constantinoise, et de M. Mohamed Bensalah, il se proposait d’accomplir le trajet Constantine-Philippeville (Skikda)[51]. Il remporta l’épreuve en parcourant les quatre-vingt-quatre kilomètres en onze heures de temps, c’est-à-dire à une vitesse moyenne de 7,63 kilomètres par heure. Fort de cette performance, il défit le champion algérois Messali Rabah en avril, pour une course de Constantine à Sétif. Nous ne disposons pas d’informations crédibles pour pouvoir esquisser, ne serait-ce que sommairement, le profil de ces sportsmen et surtout leur ancrage social et géographique. Si pour le jeune Ferrouch (Ferroukhi), il est presque certain qu’il s’agissait d’un lycéen - compte tenu de son jeune âge signalé par les différents commentaires sportifs de l’époque -, donc issu d’une famille loin d’être dans le besoin, en revanche pour Messali Rabah, Bensalah ou bien Ahmed Ben Ali, il est fort risqué d’avancer une quelconque hypothèse. Pour ce dernier tout ce que l’on sait demeure le soutien dont il bénéficiait de la part du père Grech[52].

Tout ce qu’il est possible de proposer, ce sont des tendances qui se dessinaient hic et nunc et que les années d’avant et d’après-guerre 1914-1918 allaient confirmer. Les Algériens allaient s’affirmer dans des sports où « il faut être dur avec soi-même, et savoir encaisser la souffrance et les coups » - comme la course à pieds de fond, le cyclisme sur route, la boxe -, pour espérer accéder à une gloire éphémère - Arbidi I et II, El Ouafi, etc. - dans une société bâillonnée par l’ordre colonial. Mais la pratique sportive n’était pas le seul moyen d’intégrer cette nouvelle réalité socioculturelle. L’accès au statut valorisant de membre dirigeant d’une société gymnique ou sportive fut un autre, surtout à ce moment historique où une partie des élites était en situation de demande sociale d’acculturation[53].

Bensouiki Mustapha (Mahmoud) de L’Amicale des anciens élèves de Sidi-Djliss à La Constantinoise ou l’initiation d’un notable musulman à l’associationnisme européen laïc

En 1897, des notables et élus municipaux musulmans prirent la décision de constituer une Amicale des anciens élèves de l’école Sidi Djliss[54] sans attendre la promulgation de la fameuse loi de 1901. M. Mahmoud Ammouchi, interprète attaché au cabinet du Préfet et officier de l’instruction publique, est désigné pour la présidence. Il sera secondé dans cette expérience toute nouvelle par :
- un vice-président, M. Hamou Benzornadji (assesseur au tribunal civil),
- et comme membres assesseurs ; MM. Aloua Ben Boucherit (conseiller municipal et propriétaire d’une boucherie), Hassouna El-Ammouchi (propriétaire), Zouaoui Benlebdjaoui (propriétaire) et Omar Bencheriet (propriétaire).

Mais le véritable homme-orchestre de cette initiative - de par les fonctions de secrétaire et de trésorier[55] qu’il occupait et son inamovibilité dans ces deux postes - était Mustapha Bensouiki[56] - membre, au titre indigène, du conseil municipal de la ville de Constantine. Par son dynamisme et son profil de lettré - ce qui lui valut d’être un des principaux conférenciers du futur Cercle Salah Bey -, il donne l’image d’être dans la ligne des élites musulmanes citadines qui firent leur apparition dans les années 1880 comme Slimane Benaïssa, Hameïda Benbadis, Salah Bouchenak, hadj Hamou Benouattaf et d’autres[57] qui, tout en restant attachés à la culture musulmane, ne dédaignaient pas l’ouverture à la culture occidentale plus laïque - donc plus permissive au plan moral - mais incontournable dans l’économie de la promotion sociale[58]. Toujours en quête de nouvelles initiatives, il apparaît en septembre 1901 comme seul musulman parmi les membres du Comité pour la création d’une université populaire à Constantine[59]. Ce qui prouve bien qu’il était partie prenante des divers groupements qui se constituèrent et se développèrent grâce aux lois sociales de la IIIe République - syndicats professionnels, coopératives de production, union de sociétés de secours mutuels, etc.

Tout ce dynamisme ne pouvait que le conduire à rejoindre la famille des sportsmen de la ville en devenant membre de La Constantinoise au moins à partir de 1905-1906 dans la mesure où cette société gymnique dans son assemblée générale de novembre 1907 lui renouvela sa confiance comme membre assesseur du bureau de son comité d’administration[60]. Sans que nous sachions si cette présence fut d’ordre honorifique, au vu de son statut d’élu indigène - ce qui assurait au comité, ne serait-ce que symboliquement, une représentation musulmane toujours utile au moment des marchandages politiques internes à la société coloniale -, elle dénotait dans la pire des hypothèses au moins une curiosité pour la chose sportive. Le fait est là : par cette adhésion, il devenait le premier dirigeant musulman dans une société à caractère gymnique et sportif à Constantine[61]. Par cette adhésion il fit un « choix sportif » à l’opposé de celui du Dr Morsly qui, à la même période - les années 1905 - préférait les assauts d’escrime avec le cercle de L’épée comme si territoires politiques et territoires sportifs devaient correspondre.

Cette lecture parallèle de deux trajectoires faite, et pour rester sur celle de Bensouiki, nous dirons que dans toutes nos recherches autour de la généalogie du sport dans cette ville, c’est uniquement à partir de novembre 1907 qu’il est fait allusion, dans les compte rendu de presse, à la présence d’un dirigeant musulman au sein d’une société de gymnastique, de tir et de préparation militaire. Dans celles des petits centres ruraux, l’intégration de quelques rares autochtones s’est faite un plus tôt. De la même façon, certaines notabilités de la ville n’ont pas attendu cette date pour rejoindre le comité de la Société de courses de chevaux apparue dans les années 1870. Mais, à notre avis, les activités qui se développaient autour du cheval relevaient d’expériences socioculturelles assez différentes pour être associées à celles plus centrée sur la gymnastique, le tir, l’escrime, la préparation militaire ou ce qui sera verbalisé comme « sports anglais » comme la course à pieds, le football, la boxe, le cyclisme, etc.

Par cet acte - l’adhésion à la Constantinoise -, ce pionnier, sans qu’il en prenne conscience au moment où il le faisait, inaugurait une véritable saga de la famille Bensouiki qui se fera un point d’honneur, tout au long de l’histoire des sports à Constantine, à placer un des siens sur la scène sportive, et ce jusqu’à la veille de la guerre d’indépendance du pays.

Mustapha ne s’arrêtera pas là, fin lettré, il allait être un des membres influents de l’une des sociétés musulmanes qui marqua le plus le paysage culturel musulman constantinois dans cette fin des années 1900 : le Cercle Salah Bey.

Du Cercle Salah Bey à l’Étoile club musulman constantinois : « leçon inaugurale » pour un associationnisme musulman autonome et de la difficulté de construire une identité sportive musulmane en situation coloniale (1908-1926)

Il faut savoir que le processus de captation d’une partie des élites musulmanes pour leur inscription dans l’espace des sports naissant ne devait rien au hasard. Nous verrons qu’il fut l’aboutissement logique des bouleversements socio-économiques et politico-culturels qui affectèrent l’Algérie du début du xxe siècle, mais qu’il constitua également un élément des changements en cours.

D’autre part, et c’est là la dimension la plus significative, ces tentatives d’une partie des autochtones pour expérimenter de nouvelles formes d’expression corporelle furent autant de conquêtes et de brèches ouvertes dans un système colonial rigide et hostile par nature à tout changement de statut des « sujets musulmans ». Autant de moments sociaux qu’animeront de nouveaux acteurs auxquels revenait la difficile et douloureuse tâche de dessiner les contours d’une société nouvelle. Cependant, le chemin de l’émancipation passait désormais par la ville coloniale et ses nouveaux lieux urbains qui concurrençaient fortement et de plus en plus ceux qui relevaient de l’ordre sociospatial de la Médina. De même, les nouvelles initiatives socioculturelles se déroulaient selon le double contrôle de l’administration coloniale et des anciens représentants de l’ordre moral traditionnel, les « vieux Turbans ». C’est à ces nouvelles expériences que nous allons nous intéresser et esquisser leurs significations possibles.

Le Cercle Salah-Bey, œuvre de redressement moral et construction sociale d’un nouveau champ intellectuel musulman laïcisant

Il a été signalé plus haut que les institutions culturelles pour lesquelles allait s’investir une partie des notables et des lettrés, n’ont été possibles que dans la mesure où il y a eu formation d’un nouveau cadre sociospatial. Cela mérite quelques précisions.

L’urbain, processus migratoire et territoires de la marge

À l’orée du xxe siècle, la ville de Constantine, à l’image de l’ensemble du territoire algérien, voit son cadre sociospatial complètement redéfini[62] à la suite d’un remodelage violent et autoritaire de l’ancien cadre bâti que formait la Médina, pour lui substituer un nouveau plus conforme à la logique coloniale. Logique qui eut également pour conséquence d’ouvrir les portes à un long processus de mobilité géographique pour les populations rurales. Quelques données statistiques suffiront pour apprécier cette amorce de l’urbanisation du pays.

Tableau numéro 1 : La population des villes d’Algérie de 1872 à 1906.[63]

Centres urbains
du département de Constantine
1872 1906 Centres urbains algériens 1872 1906
Constantine 29 867 54 247 Alger 56 980 149 429
Bône (Annaba) 14 846 41 266 Oran 40 015 101 009
Philippeville (Skikda) 10 267 18 313 Tlemcen 14 554 33 588
Sétif 4 074 12 264 Blida 8 136 19 197
Bougie (Bejaia) 3 273 10 615 Mascara 4 770 19 723
Guelma 3 195 6 584 Mostaganem 4 319 16 606
Batna 2 384 5 577 Sidi-bel-Abbès 4 273 26 073
      Médéa 3 620 4 173
      Miliana 3 142 8 430
      Orléansville (Chlef) 2 331 4 925
      Tizi-Ouzou 403 1 703

Source : La population des villes d’Algérie, rapport Cochery (du nom du ministre des Finances) cité par l’Indépendant du mercredi 7 juillet 1909.

Pour confirmer cet attrait de la ville de Constantine pour des populations d’origine rurale, il n’est pas inutile de s’appuyer sur quelques faits divers que rapportait quotidiennement la presse locale. Celui paru dans L’Indépendant du 28 février 1909 signalait l’accroissement d’« indigènes » sans domicile fixe et sans papiers, qui furent arrêtés, « traduits devant les tribunaux et expulsés vers leurs pays d’origine, une fois leurs peines expirées ».

Dans la ville quadrillée par l’institution policière - à laquelle, déjà en 1887, étaient associés des éléments musulmans[64] -, la circulation des « indigènes » était soumise au contrôle social grâce à ce nouvel instrument qu’était la nekma (carte d’identité) qui rappelait à chacun le rapport politique d’assujettissement à telle enseigne que le parler algérien l’intégra à son vocabulaire :

Chacun sait, et les indigènes plus que tout autre, que les Arabes doivent être munis de leur nekma ou carte d’identité afin de la présenter à toute réquisition des agents de l’autorité.[65]

Ainsi, au détour d’un contrôle de police, on prend connaissance de l’origine géographique de ces néo-urbains qui, à leur manière, allaient contribuer progressivement à façonner la ville de Constantine et poser un problème réel aux nouvelles élites musulmanes citadines. Pour ces nouvelles populations, demeurer en ville c’est se replier sur les territoires de la marge qu’étaient les fondouks et surtout les cafés maures, seuls à même d’offrir un temps de répit avant de subir les affres des nécessaires infractions au Code de l’indigénat[66].

Ces lieux de rencontre, donc de socialisation et de sociabilité entre musulmans, autour d’un « Fine Jane » de café[67], fonctionnaient comme gîtes ou refuges de nuit où il était possible d’échanger des idées sur la situation du pays loin de l’inquisition policière des registres de garnis et des fondouks. Ils servaient aussi pour les jeux clandestins - jeux de hasard - qui entraînaient souvent des rixes. Dans une société où les valeurs masculines fondées sur la virilité dominaient, l’affirmation de soi dans le groupe passait nécessairement par l’utilisation de la violence. Si à l’origine ils étaient confinés dans les quartiers arabes, ces établissements débordèrent sur les grandes artères, au beau milieu du quartier français[68]. Leur multiplication vers la fin des années 1890, si elle était liée à la baisse du taux de location elle n’en signifiait pas moins un réel bouleversement du cadre urbain ancien[69].

Considérés à tort ou à raison comme les symboles d’une population déviante, ils firent l’objet d’une répression et d’un plus important contrôle. Par le décret du 25 mars 1901, l’administration coloniale tendait à faire disparaître tous les débits de boissons stigmatisées comme lieux de débauche ou de « repaire de gens sans aveu »[70]. Cette volonté d’éliminer ces lieux de rencontre pour les « marginaux » et tous ceux qui pouvaient se constituer en « classes dangereuses », faisait qu’ils devenaient effectivement des espaces de sédition et de dissidence.

Cette perception était largement partagée par les couches sociales musulmanes nouvellement intégrées au système colonial, et soucieuses elles aussi d’une moralisation de la vie quotidienne urbaine qui suscitait de nouveaux styles de vie et de nouvelles pratiques. Est-ce seulement un souci de redressement moral qui est à l’origine de la constitution du Cercle Salah Bey ?

Un nouveau cadre d’expression des élites musulmanes : le Cercle Salah Bey

À l’initiative d’un groupe de notables de la ville, dont Bensouiki Mustapha, élu municipal, Benmouhoub, muphti et professeur à la médersa[71], Benla’bed, professeur d’arabe à la médersa, et le conseiller aux Affaires indigènes de la préfecture de Constantine, Arripe, se constitua en mai 1908 le Cercle Salah Bey[72]. Cette initiative est présentée comme une œuvre de redressement, de bienfaisance, une « société d’études littéraires et scientifiques », mais aussi - et on a souvent tendance à l’oublier dans les analyses et les caractérisations des élites musulmanes laïcisantes du début du xxe siècle - comme une occasion de revalorisation de la langue arabe. Laissons la parole à l’un de ses membres, le professeur Benla’bed :

[...] Si le Cercle, qui a juste dix mois d’existence, a pu distribuer des secours, fournir des bourses, donner des conférences et organiser des cours d’adultes, c’est grâce aux encouragements de l’administration [...]. Les cours d’adultes ont été fréquentés régulièrement par plus de 200 élèves et un petit examen passé ces jours derniers a montré que les résultats dépassaient toute espérance.

Maintenant, je dois vous avouer franchement que si nos cours ont été fréquentés par un si grand nombre d’auditeurs, c’est grâce à l’idée heureuse qu’a eu le Conseil d’administration d’organiser des cours d’arabe littéraire et de français, car il est formellement reconnu que les esprits les plus réfractaires à l’instruction céderont en voyant l’enseignement du français donné simultanément avec celui de l’arabe. À vous, mes camarades [...], de continuer loin de la politique et des discussions byzantines.[73]

Ce discours est à lui tout seul, tout un programme politique, social et culturel. S’il ne conteste nullement l’ordre colonial, dans la mesure où il en reconnaît les valeurs et accepte par là même le passage de la « communauté des frères » à la « société des camarades », il n’est pas prêt pour autant à y laisser son âme[74]. Il traduit bien, également, toute l’effervescence culturelle que connaissait le champ intellectuel musulman de l’époque. Un véritable débat s’instaura autour de questions aussi variées que celle de la conscription[75], du rapport entre « islam et civilisation » - thème d’une conférence de Benmouhoub en février 1909, dans laquelle furent énoncées et de façon prémonitoire, les questions cruciales que refusera de se poser l’Algérie indépendante et notamment le statut de la religion dans la société -, du statut de la musique. À l’occasion d’une audition musicale « andalouse » programmée à la salle Laune, en complément d’une conférence de Bensouiki Mustapha sur Salah Bey, et pour rassurer « les personnes trop austères », le même Benmouhoub expliquait que la musique était parfaitement permise par la religion, et « qu’elle n’était défendue que lorsqu’elle était accompagnée de chants licencieux, de jeux de hasard ou de “beuverie”, ce qui n’est pas le cas »[76].

Ces frémissements d’une vie culturelle de l’élite musulmane suscitèrent nécessairement des interrogations au sein d’une partie de la communauté européenne que résumait parfaitement un article de deux colonnes et demi : « Les indigènes d’Algérie sont-ils assimilables ? »[77].

En gros, la thèse défendue était que le mouvement d’assimilation était superficiel et touchait les villes et leurs élites. A contrario, le journal L’Akbar[78] pensait lui que

par l’instruction scolaire et la fraternité militaire, l’évolution des indigènes d’Algérie va être puissamment activée [...]. Un problème colonial ne peut être résolu conformément aux principes républicains que par l’association des races.[79]

Or l’émancipation des musulmans algériens en ce début du xxe siècle constituait un enjeu majeur, et maîtriser tous les instruments qui permettaient de la réaliser s’avérait indispensable. D’où l’intérêt des lettrés musulmans pour l’associationnisme. Dans une conférence[80] sur l’« utilité des sociétés », Benla’bed « montra combien peu les indigènes algériens comprenaient les avantages de la solidarité et du groupement », et après quelques critiques assez vives adressées à leur indifférence,

l’orateur montra à quels résultats les peuples occidentaux étaient parvenus en groupant habilement les intelligences et les bonnes volontés. Il exposa les différentes sortes de sociétés scientifiques, artistiques, [...] qui existent en Europe [...]. Puis montra que l’Islam n’était nullement opposé à la constitution de sociétés et que le Prophète avait sans cesse invité les musulmans à se grouper [...]. Il termina en engageant ses auditeurs à faire preuve de plus de solidarité, à l’avenir, s’ils voulaient s’arracher à leur misérable condition actuelle.[81]

Cette plaidoirie qui insistait lourdement sur la nécessité de développer les œuvres de mutualité, d’assistance et de prévoyance, résonnait comme un appel aux musulmans à s’organiser et à se rassembler. Elle annonçait également une concurrence, dans le marché de la médiation sociale, aux autres formes plus traditionnelles et centrées sur la mosquée et/ou les zaouïas. Mais cette proposition moderne, plus laïque, ne pouvait se passer de la légitimité du livre.

Si le Cercle n’initia pas directement des activités gymniques et sportives, il faisait figure par contre de premier espace socioculturel musulman de référence qui dépassait le cadre forcément restrictif tracé par la première expérience associative de 1897 avec l’Amicale des anciens élèves de Sidi Djliss. Et ce n’est pas par hasard si quelques initiatives firent leur apparition par la suite.

De quelques essais d’émancipation sportive à la veille de la Première Guerre mondiale : le Progrès musulman, l’Essor islamique, Ikbal-émancipation, et les premières figures du sport dans la population algérienne musulmane de France

Après la course à pieds, la gymnastique dans le cadre scolaire ou au sein de groupements européen pour quelques-unes[82], les compétitions hippiques, l’escrime avec le Dr Morsly, les « musulmans » se mettent au cyclisme comme Benbakir Mustapha et Bouaoni (Boua’ouni) qui participèrent aux courses du 15 et 22 janvier 1911 organisées par le Touring Club cycliste constantinois (TCCC)[83]. Mais le fait marquant, en termes de visibilité sociale d’un collectif nettement identifié, reste ce court compte rendu publié dans La Dépêche de Constantine[84], du 23 mars 1911, et dans lequel nous apprenons que

Dimanche dernier [le 19 mars 1911], se sont rencontrés sur la plate-forme de Mansourah, les équipes premières du Progrès Musulman et de l’ACC[85]. La partie qui fut tout à l’avantage de l’ACC, se termina par la victoire de ce dernier par 2 à 0.

Une analyse de contenu de l’ensemble de l’article permet d’avancer quelques hypothèses sur ce groupement sportif. Le Progrès musulman serait une société sportive non intégrée au sport organisé et institutionnalisé. Il y a pénétration du football dans la communauté musulmane. Ce serait une société franco musulmane dans la mesure où, au début 1911, l’Union sportive constantinoise[86] avait fusionné avec le Progrès musulman[87]. C’est la première apparition dans l’espace sportif constantinois, d’un sigle qui renvoie directement aux musulmans et les verbalise positivement dans le sens où ce marqueur identitaire était pour une fois associé au Progrès musulman[88]. En forçant l’analyse, nous dirons qu’il y a là comme une forme de « nationalisation » des sports anglais par leur réinscription dans l’espace constantinois à partir de ce marqueur anthropologique.

Toujours est-il que cette « intrusion musulmane » donne à penser que nous entrons dans une période où il devenait de plus en plus difficile pour le système colonial dans son ensemble - pouvoir politique et la société civile qui lui était associée - de continuer à ignorer l’autre communauté. Cette dernière était d’autant plus légitimée dans son désir d’émancipation qu’elle a fourni le « prix du sang » au cours de la guerre de 1870 contre la Prusse. On peut même se demander si le Progrès musulman n’était pas in fine une société sportive formée à l’initiative d’anciens combattants. Cette hypothèse est d’autant plus plausible qu’à l’occasion de la fête orientale du 6 septembre 1913[89] organisée par le Progrès musulman, Alfred Durand - administrateur honoraire des colonies et professeur à l’École des langues orientales -, dans un courrier adressé au comité, s’excusait de ne pouvoir répondre favorablement à l’invitation qui lui fut adressée, en raison de problèmes de santé, et se sentit obligé, et dans des termes fort élogieux, de rappeler la participation des Turcomusulmans au conflit de 1870. Cette dimension, autour du loyalisme indigène[90] allait revenir comme un leitmotiv au fur et à mesure que les bruits de la guerre se rapprochaient. Toutes les initiatives musulmanes futures en seront nécessairement marquées.

L’Essor islamique, une société sportive musulmane autonome ?

 

Hier a eu lieu (le 5 septembre 1911), à la Bourse du Travail[91], une réunion à laquelle assistaient de nombreux jeunes gens musulmans, désireux de fonder une société sportive. Après échange de vues, ils ont décidé d’appeler cette société : L’Essor islamique ; en plus des questions sportives, cette nouvelle association aura pour but d’entretenir entre ses membres des relations de bonne camaraderie.
Le comité a été constitué de la façon suivante :
Président : M. Lakehal Saïd ; vice-président : M. Berria Sassy ; secrétaire général : M. Bendjaballah Tahar ; trésorier : M. Benabdi Abdelmajid ; secrétaire adjoin : M. Bouazza Mohamed ; membre du comité : M. Annani Bahi.
Le comité invite les jeunes musulmans désireux d’adhérer à cette société, à se faire inscrire chez le secrétaire général M. Bendjaballah Tahar.[92]

À dire vrai, mis à part ce communiqué annonçant sa création, cette société fut peu visible au plan médiatique. Est-ce à dire qu’elle était restée à l’état de vœu pieux ? Toujours est-il, cela mérite que l’on s’y attarde quelque peu en attirant l’attention sur deux points. Par rapport à l’initiative du Progrès musulman, celle-ci semble être le fait uniquement de musulmans s’adressant à d’autres musulmans autour de la pratique sportive. Si le lien à l’origine de la constitution du Progrès musulman tirait sa légitimité de la fraternité dans le combat, celui de l’Essor islamique semble, lui, relever de la camaraderie propre au monde du travail. Le lieu de sa fondation, la Bourse du travail, n’a pas été le résultat d’un choix arbitraire. Ce qui renforce cette hypothèse, c’est l’absence de notabilités ou de figures connues de la ville de Constantine dans le comité de cette société.

Ce ne sont là que quelques hypothèses soumises à appréciation à partir d’informations à l’« état de vestiges et de fragments » qui ne demandent qu’à être complétées par d’autres pour accéder à la référence scientifique. Cependant, toutes ces appellations - Progrès musulman, Essor islamique - relèvent toutes du registre de l’incantation pour un renouveau musulman mais à partir de paradigmes propres à l’épistémè occidental. Ces nouvelles expériences socioculturelles ne se limitaient pas à la grande ville. Et c’est là tout leur intérêt. Au Sud brillait l’Étoile sportive de Biskra[93]. Sans que cela signifie nécessairement qu’il s’agissait d’un club musulman, la nouveauté à relever[94] était cette forme d’« algérianisation » des sigles et le choix des symboles en prise directement avec le local. Comme cette association sportive constituée essentiellement d’Européens et d’israélites, qui firent le choix de la nommer l’Aigle sportif constantinois. Ironie de l’histoire, ce symbole animalier - sorte de référant totémique - sera repris avec fierté comme signe d’appartenance sur les banderoles des supporters du Club sportif constantinois[95] bien après l’indépendance du pays, comme si la mémoire sportive de la ville se voulait au-delà des identités et des frontières communautaires. L’origine des symboles de l’identité sportive des clubs algériens post-indépendance est souvent peu connue ou totalement occultée par les dépositaires, souvent autoproclamés, de la mémoire collective sportive. Dans le cas constantinois, la permanence de l’aigle comme symbole fort dans l’imaginaire « clubiste » tient à son association à la force et à la virilité, autres marqueurs importants dans la construction du discours sur « soi » et sur les « autres ».

Ce recentrage des groupements sportifs sur le local à la veille de la Première Guerre mondiale était avant tout le fait de sociétés sportives de quartiers qui activaient à côté d’un sport plus institutionnel qui peinaient à s’organiser et à s’affirmer. Il fut également, semble-t-il, l’expression du désir de sortir du parrainage sémantique britannique - Racing, Sporting, Red Star, Football Club, et autres sigles ; ou français à forte connotation patriotique - La Bravoure, Pro Patria, etc. Mais peut-être cela n’était-il, tout simplement, qu’une tentative de dépassement des frontières communautaires. À l’image de l’initiative de Louis-Benjamin Blanc - instituteur de son état à Bizot (Didouche Mourad) - avec la Jeunesse du Vieux Rocher constantinois [96]. Déjà présente sur la scène sportive constantinoise en 1912, cette dernière se voulait un regroupement de la jeunesse de la ville sans distinction entre Européens, israélites ou musulmans, et dont le but était déclaré publiquement : le rapprochement entre les communautés. Dans son comité de 1914, figuraient en bonne place Kadi Salah, et comme membre d’honneur, Ali Malek (adel à Cherchell). Pour confirmer ce choix politique, L.-B. Blanc n’hésitera pas, au moment de sa prise de contrôle - comme président - du Comité régional des sports du département de Constantine en 1916, de s’adjoindre comme secrétaire général Mouloud Chaabane[97].

Toutes ces tentatives de rassemblement des musulmans autour de l’objectif sportif manquaient cependant d’un minimum d’organisation mais surtout de projet sportif qui passait nécessairement par l’intégration de la compétition institutionnalisée. C’est le cas de l’Ikbal-Émancipation[98] - autre appellation de l’Essor islamique ? - dont l’existence n’est attestée que par la publication de communiqués comme celui du 12 décembre 1912 :

Messieurs les présidents et membres d’honneur, Messieurs les présidents et membres du comité, et Messieurs les sociétaires sont priés de vouloir bien assister à l’assemblée générale qui aura lieu le dimanche 15 décembre à 9 heures du matin à la grande salle de la Bourse du travail. Ordre du jour : situation de la Société ; renouvellement du Comité ; dispositions à prendre pour la prochaine fête ; questions diverses. Signé : Le Secrétaire général.[99]

Toutes ces difficultés à faire émerger une identité sportive autonome n’empêchèrent pas quelques sportsmen musulmans de se faire remarquer, soit sous la forme de défi[100], comme celui du facteur Mouloud pour une course de bicyclette, ou bien dans le cadre de compétitions officielles quand ils faisaient partie d’un club européen, à l’image de la participation de Benkrioua, sociétaire du Sporting Club constantinois[101], au Tour d’Alger en 1913[102].

Ce désir d’émancipation par l’affirmation de soi dans le champ sportif se propagea au-delà des limites des centres urbains - de plus en plus de musulmans figuraient dans les comités de fête de villages où souvent des épreuves sportives étaient inscrites au programme des festivités -, et commença même à concerner quelques éléments de la population musulmane émigrée en France. Que ce soit au Cross national de France disputé sur l’aérodrome de Juvisy[103], ou à l’épreuve annuelle de course à pieds du 20 avril 1914 Nice-Monaco - épreuve fondée en 1905 sur une distance de dix-huit kilomètres[104] -, émergeaient de jeunes champions musulmans comme Djebaïli et surtout Arbidi (Alim Mohamed) du Massilia Club de Marseille, vainqueur de cette même compétition en une heure, sept minutes et cinquante secondes. Cette irruption de l’émigration dans la constitution de l’espace des sports en France, trouvera sa consécration des années plus tard avec El Ouafi (1899-1959), vainqueur inattendu du marathon aux Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928 ? et à l’origine de la première médaille d’or de la France lors de ces confrontations mythiques entre les nations. Cette participation des « indigènes », toute relative qu’elle fut, à la construction de la gloire de la « mère patrie » reste mal assumée par l’historiographie officielle française quand elle n’est pas complètement occultée[105]. Le problème est autrement plus complexe lorsque les pays anciennement colonisés accédèrent à l’indépendance. Quel statut accorder à ces champions longtemps restés dans l’ombre, dans l’écriture de l’épopée sportive nationale ? À défaut de réponses politiques immédiates, le débat mériterait d’être instauré. Débat d’autant plus important que sur le plan strictement sportif se dessinait déjà, à l’époque, c’est-à-dire au moment de la pénétration et de la diffusion des sports dans les colonies d’Afrique du Nord et de l’Afrique noire de l’Ouest, une division sociale et ethnique à l’intérieur du système des sports français qui préfigurait ce que sera, vers la fin du xxe siècle la géographie mondiale du sport. Les musulmans algériens, et par extension les dominés, vont se distinguer dans les spécialités des pauvres comme la boxe, la course à pieds et, plus tard, dans les sports collectifs très peu exigeants en termes d’infrastructures ou de moyens techniques, comme le football.

Ce qui semble s’esquisser, à la veille du premier conflit mondial, en matière d’activités physiques et sportives au sein de la communauté musulmane, c’est la multiplication des lieux de pénétration et de diffusion de certaines pratiques marquées socialement, et surtout ce grand centre urbain qu’est Constantine n’avait pas le monopole des initiatives autochtones. À Sétif, Bougie, Philippeville, Collo, Tebessa, Biskra, Souk-Ahras, Batna, se faisaient connaître de jeunes sportifs comme les cyclistes Benderradji, Benmansour, le crossman Salah Benmohamed qui se distingua dans la course à pieds Constantine-Philippeville-Constantine, le 8 mars 1914.

À cette « revendication » d’une sorte de « sport des champs », quelques hypothèses peuvent être proposées. Les diffuseurs de sport recrutent essentiellement, de par la mobilité géographique de leur métier, parmi les personnels auxiliaires de la justice française, les militaires, enseignants et enfants des professions libérales, lycéens ou étudiants. Dans les petits centres coloniaux, et nonobstant la faiblesse démographique de l’élément européen, des sociétés gymniques et sportives se constituent et n’hésitent pas à avoir recours, pour l’adhésion, aux jeunes musulmans. Ainsi Bilek aura la responsabilité de la « section indigène » de l’Avenir colliote, l’Avenir d’El-Milia - fondé en 1911 - et l’Avenir Graremerien - Grarem, à soixante kilomètres au nord de Constantine - sont d’autres exemples où l’élément autochtone est présent[106]. Contrairement à ce qui est communément admis, le processus d’acculturation a touché autant, si ce n’est plus, du moins dans le Constantinois, la paysannerie que les populations citadines restées, elles, plus conservatrices dans la mesure où les cadres sociaux traditionnels ont mieux résisté et donc mieux maintenu leur pouvoir de contrôle moral sur la population. N’oublions pas que l’un des grands enjeux de la colonisation fut, avant tout, celui du contrôle de la terre. L’« urbanisation des esprits » a commencé bien avant le processus migratoire en direction des villes, et l’école de sa diffusion a été la « vie militaire » et l’expérience qu’elle offre d’un ailleurs possible loin du regard inquisiteur des sages du village. D’une manière générale, et à partir des années 1910, une minorité de musulmans, à la ville comme à la campagne, donne l’impression, pour paraphraser Edward. W. Said[107], de construire son propre monde à l’intérieur de celui des Européens.

Première Guerre mondiale, « loyalisme indigène » et nouvelles perspectives pour les sportsmen de Constantine : l’Étoile club musulman constantinois, une société sportive institutionnelle

Il ne fait aucun doute que l’éclatement du premier conflit mondial allait avoir de profondes conséquences sur les colonies françaises et particulièrement l’Algérie[108]. À Constantine, début août 1914, une délégation d’environ 300 musulmans, conduite par Benmouhoub - muphti, professeur d’arabe et membre important du Cercle Salah Bey - se rendit à la préfecture en signe de soutien à la mobilisation générale décrétée en France[109]. Au plan sportif, cette mobilisation s’était traduite par des « vides » qui se devaient d’être comblés si l’on voulait que le moral des arrières soit sauvegardé :

Plus que jamais les saines distractions de la vie au grand air, de l’éducation sportive, s’imposent à la jeunesse française, le football association est un des meilleurs moyens de développement physique.[110]

Un nouveau bureau du Comité régional des sports pour l’année 1916 fut élu. À sa tête, Louis-Benjamin Blanc - président de la Jeunesse du Vieux Rocher - remplaçait l’ancien président Jean Assoun - correspondant régional de L’Algérie sportive à Constantine. De fait, une nouvelle conjoncture se dégageait avec l’éclosion de petits clubs de quartier comme le Coudiat club constantinois, le Red Star de Constantine ou d’équipes constituées d’amis à partir de lieux de convivialité tels que les « bistrots du coin » à l’exemple du Coq club constantinois[111] ; à moins que cela ne soit à partir d’une institution scolaire telle la Normale sportive constantinoise ou à Bône (Annaba) l’Association sportive du collège de Bône[112]. Pour entretenir la flamme sportive au front, une Correspondance des sportsmen algériens aux armées[113] fut constituée. Enfin, pour écrire le livre d’or des sports en Algérie, la Roue d’or algéroise (ROA) lança un appel à tous les sportsmen d’Algérie pour la concrétisation de cette œuvre de renforcement des liens de camaraderie et d’hommage rendu aux combattants sportifs. De leur côté, des musulmans ne seront pas en reste puisqu’ils allaient profiter de ce climat particulier de la guerre pour constituer une société sportive digne de ce nom et à l’image de celles des Français, L’Étoile club musulman constantinois (ECMC)[114]. Cette fondation est un véritable événement socioculturel et ce à plus d’un titre. Pour en apprécier le sens, notre approche se fera à partir de trois dimensions :
- le profil des dirigeants du club : « les séduits de la culture occidentale »,
- les activités sportives et la visibilité socialeà travers l’importance de la compétition officielle,
- le bar européen, le sport et les imaginaires urbains.

La constitution de l’Étoile club musulman constantinois et le profil de ses dirigeants

Si La Dépêche de Constantine a attendu le 30 mars 1916 pour signaler l’existence de cette nouvelle société sportive musulmane, les quelques informations qui accompagnaient cette annonce étaient-elles d’importance, dans le sens où elles indiquaient le sérieux de la chose au regard simplement du nom de son président :

Au cours de leur dernière réunion, les membres de l’ECM ont désigné, à l’unanimité, comme président de leur société, M. le docteur Moussa qui a bien voulu accepter ses fonctions. L’ECM remercie le docteur Moussa de l’intérêt qu’il veut bien porter à ses jeunes coreligionnaires.[115]

Le style par lequel le rédacteur[116] du communiqué rendait hommage à l’élu, renseigne à lui tout seul sur la dimension du personnage et son statut au sein de la communauté musulmane de la ville. Pour les autorités coloniales, ce choix ne pouvait qu’être approuvé. Avec le Dr Morsly, il « militait » déjà au Cercle franco-musulman où l’on ne cachait nullement ses préférences politiques par rapport à la question de la naturalisation et servait de pendant au Cercle Salah Bey à travers lequel Ben Mouhoub, Bensouiki Mahmoud (Mustapha), Benbadis Mohamed et Bela’bed, s’ils ne s’opposaient pas à l’assimilation en elle-même, restaient cependant attachés au statut musulman[117]. Mais les frontières politiques, si tant ils y en aient eu, n’étaient aussi étanches que l’on pourrait le penser.

À partir de ce communiqué, et jusqu’à la fin de la guerre, La Dépêche de Constantine allait couvrir sans discontinuité les différentes initiatives de cette société, ce qui assure une masse d’informations non négligeables pour le chercheur.

Si le lieu de réunion privilégié demeurait la Bourse du travail[118], c’est en partie dû, nous semble-t-il, au fait que le secrétaire de cette institution - Monsieur Galéa - était également membre du nouveau Comité régional des sports, très ouvert au « sport musulman ». D’autre part, et ceci est une indication supplémentaire du sérieux du projet sportif de cette association, il était question de l’aménagement prochain d’un local « en vue de la culture physique pour les jeunes gens musulmans et français »[119]. Cette initiative avait d’autant plus de chance de réussir au vu du profil de certains membres du comité. À l’image du trésorier adjoint qui n’était autre que le « fameux Miège », ancien membre du Touring Club cycliste constantinois en 1912 et surtout détenteur d’un record cycliste après avoir parcouru, la même année, Constantine-Philippeville (Skikda)-Constantine, soit une distance de cent soixante-quatorze kilomètres, en sept heures et trente minutes[120]. Mais pour avoir une idée exacte sur l’identité des principaux membres de l’ECMC, il faut attendre le 17 septembre 1917, date de la publication de la liste des membres du comité, par La Dépêche de Constantine :

Étoile club musulman constantinois : bureau d’administration pour 1917-1918[121]

Présidents d’honneur : M. le Général De Bonneval (commandant la division),
M.-P. Bordes (préfet) ; M. Arripe (secrétaire général de la préfecture) ;
M. Morinaud (maire de Constantine) ; M. Narboni (conseiller municipal) ; M. Benbadis Mouloud (avocat) ; M. Lefgoun (délégué financier).
Président actif : Docteur Moussa.
Vice-président : Benlabied Mohamed Larbi (son nom est souvent transcrit Labiod Larbi).
Directeur sportif : Negro Lakhdar.
Secrétaires : Kadi Ali et Benela’ouati (secrétaire de l’avoué Gastu, 8 rue Rohault de Fleury [Abane Ramdane actuellement]).
Trésorier : Bencheriet (mobilisé en novembre 1917, il sera remplacé par Naceri Hassen).
Contrôleur : Chaabane Mouloud (délégué du club auprès du Comité régional des sports de Constantine).
Garde matériel : Benkara.
Assesseurs : Laigros, Derradji.

Cette liste appelle quelques observations. En premier lieu, ce comité en comparaison avec ceux des autres sociétés musulmanes qui l’ont précédé comme le Progrès musulman, l’Essor islamique ou l’Ikbal Émancipation, est constitué d’individualités à l’épaisseur sociopolitique et culturelle autrement plus importante. Ce qui explique peut-être cette « bienveillance » de l’autorité politique, même si, semble-t-il, ce ne fut là que la contrepartie politique du prix du sang des soldats musulmans qui se battaient au front et témoignaient ainsi d’un « loyalisme » envers le pouvoir français[122]. En second lieu, il faut s’arrêter à quelques acteurs qui, de par leur trajectoire, disent toute la difficulté du sport algérien à se libérer du politique. Quelques exemples :

1) Le préfet Pierre Bordes : au début du mois d’août 1917, le comité exprima ses remerciements à « M. Bordes, préfet de Constantine, d’avoir bien voulu accepter la présidence d’honneur et le prie de croire que les jeunes sportsmen, tant français qu’arabes, de l’Étoile Club Musulman, s’efforcent d’être dignes de ce haut patronage.[123] » Ironie de l’histoire, ce grand commis de l’état français, né le 18 décembre 1870 à Oléron-Sainte-Marie dans les Basses Pyrénées, ne tardera pas, une fois gouverneur d’Algérie - décembre 1927 -, à prendre une loi en 1928, qui portera son nom - la loi Bordes -, interdisant la pratique sportive autonome pour les musulmans et les sommant de constituer des sociétés sportives mixtes en collaboration avec des citoyens français.

2) Louis Arripe : secrétaire à la préfecture de Constantine et chargé aux affaires indigènes, très présent déjà en 1908 au moment de la fondation du Cercle Salah Bey, est le représentant officiel de l’autorité coloniale chargé de veiller au respect des lois de la République et de « prévenir » tout signe de dissidence et de remise en question de l’ordre établi. Ses amitiés arabes certaines ne changent rien à sa fonction essentielle.

3) Belabied Mohamed Larbi : c’était le prototype du pionnier de l’associationnisme musulman en Algérie. En mars 1909, il représenta avec Benla’bed et Benelmoffok le syndicat et coopératives des cordonniers indigènes à la réunion des délégués mutualistes de Constantine devant participer au congrès d’Oran[124]. Fort de cette expérience, il rejoignit le 28 janvier 1917, au moment de sa constitution, à la mairie, une association dénommée Société de secours mutuels pour les musulmans de Constantine et dont il fut la cheville ouvrière[125]. Son siège social rue Rouaud (actuellement Hadj Aïssa Brahim), servira également comme lieu de réunion pour l’ECM[126]. C’est un des aspects de l’associationnisme de l’époque. Expérience toute nouvelle pour les jeunes musulmans, elle suscitait peu de candidatures[127], ce qui obligeait les quelques bénévoles à se dévouer pour plusieurs causes à la fois[128] sans être sûr des résultats de l’action menée. Mouloud Benbadis en fait l’amer constat lors de l’assemblée générale de ladite Société de secours tenue à la médersa de Constantine en février 1918 : « Sur une population de 40 000 indigènes, notre œuvre compte à peine une centaine d’adhérents. » [129] À moins que le peu d’enthousiasme soit lié au profil politique des principaux animateurs de cette œuvre dont son président, Hadj Saïd si Mokhtar s’était déjà opposé à quelques représentants du Cercle Salah Bey en 1914 à propos de la question de la naturalisation[130].

4) Kadi Ali : déjà en 1914, il était membre de la Jeunesse du Vieux Rocher, société de rapprochement entre les jeunes de l’ensemble des communautés de la ville et présidée par L.-B. Blanc.

5) M. Derradji : négociant de son état. Président fondateur de la Jeunesse sportive musulmane[131]. Un des premiers artisans de la fondation du Club sportif constantinois en 1926 dont il sera le vice-président en 1927.

Enfin, pour la première fois dans l’histoire du sport de l’Algérie coloniale, quelques sportsmen musulmans participaient à l’embryon de pouvoir sportif local et régional qui se mettait en place. Ainsi Chaabane Mouloud de l’ECMC occupa le poste stratégique de secrétaire général du Comité régional des sports du département de Constantine en octobre 1916[132]. Et ce n’est pas un cas isolé. Dans celui d’Alger siégeait en tant que trésorier, Chetouti membre du Red Star d’Alger[133].

Ces incursions allaient au-delà de l’apprentissage de la gestion administrative de sociétés sportives et touchaient au difficile domaine technique de l’arbitrage. C’est le Sporting club de Souk-Ahras (SCSA) qui innova à ce niveau[134]. Cette ouverture du club de Souk-Ahras à l’élément musulman[135] n’était pas étrangère à la personnalité du président du SCSA, Colombani - commandant d’armée. Ce féru de sports ne nous est pas inconnu puisque, du temps où il était lieutenant de la compagnie des sapeurs-pompiers en 1898 à Jemmapes (Azzaba), il fonda une Société de gymnastique, d’escrime et de tir, avec comme secrétaire un musulman Amar[136]. Est-ce à dire que la proximité particulière de la vie militaire estompe les barrières ethniques et religieuses au nom de la fraternité des armes ? Il semble que chaque fois que des « libéraux » - militaires ou civils - avaient l’initiative politique, les musulmans - aussi minoritaires soient-ils - étaient associés à l’entreprise, mais dans un rapport politique de sujets et non de citoyens libres. Un rapport qui passe par le bon vouloir, souvent teinté de paternalisme, de quelques représentants politiques et non par le droit. À Constantine, Arripe était représentatif de ce type de personnages.

Tous ces développements pour dire qu’en cette période marquée par les violences de la guerre, quelques sportsmen musulmans vont accéder à la lisibilité et à la visibilité sociale.

Performances sportives et visibilité sociale : de l’importance des compétitions officielles

Avant d’analyser quelques activités physiques et sportives de l’Étoile club musulman constantinois, il paraît nécessaire de signaler un fait assez troublant. Dans le système de compétitions de Football Association et le calendrier qui rythmait la saison sportive 1917-1918, il est fait allusion, en troisième série, à une autre société sportive musulmane, la Jeunesse sportive musulmane constantinoise[137]. Puis plus rien. Aucune autre information, du moins dans le principal organe d’information de la ville. Or cette société sportive musulmane a été signalée par Si Brahim el Amouchi dans ses mémoires, uniquement à partir de 1923 alors que les deux tentatives, fort discutables par ailleurs, de l’historiographie du CSC n’y font aucune allusion[138]. Toujours est-il, si cette information s’avère exacte, cela signifierait, du moins sur le plan sportif, l’apparition d’une concurrence sportive au sein même des musulmans acquis à la cause sportive. Or s’il y a pluralité d’identités sportives, cela signifie quelquefois des divergences soit politiques, sociales ou culturelles, mais surtout la réactivation de particularismes locaux, ou à l’échelle des quartiers. Bien sûr, ce ne sont là que quelques hypothèses qui mériteraient d’être discutées par d’autres travaux.

Revenons maintenant au parcours sportif de l’Étoile club musulman constantinois. Avant la Première Guerre mondiale, les sportsmen musulmans se firent connaître dans des disciplines individuelles comme la course à pieds, le cyclisme, une participation timide dans l’escrime - avec le Dr Morsly -, le tir quand ils étaient autorisés à figurer dans les compétitions organisées, et enfin dans des distinctions distribuées à chaque fin d’année scolaire au lycée de Constantine, et qui faisaient la fierté des familles constantinoises[139].

Avec l’ECMC, c’est un sport collectif qui allait être à l’honneur, le Football Association. Il deviendra par la suite le sport de référence pour les Algériens.

L’émergence de cette discipline dans le microcosme sportif musulman est d’autant plus significative qu’elle se fait dans le cadre de compétitions officielles gérées par un Comité des sports régional qui représente l’Union des sociétés françaises des sports athlétique[140].

Certains faits sportifs de l’ECMC sont essentiels à la compréhension des transformations socioculturelles et politiques en cours[141]. L’année des grands rendez-vous pour l’ECMC fut celle de 1917. La grande fête sportive du 13 mai 1917, organisée sous l’autorité militaire en plus de rassembler les cinq sociétés gymniques et sportives de la ville[142], accueillit pour la première fois le grand Red Star d’Alger conduit par une forte délégation[143]. Cet événement sportif, fortement médiatisé au vu des circonstances de la guerre, révéla le caractère omnisport de l’Étoile club musulman constantinois et des champions potentiels comme Boudiaf et Soltani en athlétisme[144]. Mais en vérité ce fut le Football Association qui assura la lisibilité et la visibilité de la société sportive et des pratiquants qui, en créant l’exploit sportif, obligeaient la presse écrite à le médiatiser, même s’il est permis de penser que quelques-uns des membres de cette dernière auraient préféré le passer sous silence.

C’est avec ce titre, « L’Étoile Club Musulman Constantinois champion d’Afrique du Nord » que La Dépêche de Constantine du 7 juin 1917 informa son lectorat de l’événement[145] :

Dimanche 3 juin 1917 a eu lieu la rencontre des championnats l’Étoile Club Musulman Constantinois avec l’USM[146] au Champ de manœuvres d’Alger ;
L’USM a été battue par 2 à 0 par l’ECMC. Nos félicitations aux équipiers qui ont remporté le championnat de l’Afrique du Nord. Nous remercions en même temps les sociétés d’Alger ainsi que la population algéroise pour l’accueil très amical qu’ils firent à nos amis. (La Dépêche de Constantine, 7 juin 1917)

Ces succès ne laissèrent pas insensibles les autorités locales[147]. La presse sportive, ne fut pas en reste. Un de ses représentants de poids, l’Algérie sportive, offrit, au vu de la compétition sportive qui devait avoir lieu à Tunis, un « magnifique diplôme d’honneur » au club victorieux[148]. Toute cette débauche d’activités ne pouvait rester sans écho au sein des populations musulmanes de la région.

Par essence, le spectacle sportif suppose un large public. Forte de son expérience, l’Étoile club musulman se fixa une nouvelle mission : diffuser les nouvelles pratiques sportives dans l’hinterland constantinois :

Dans sa séance du 6 juin le comité de l’Étoile Club Musulman, société sportive et de préparation militaire[149], a décidé d’organiser un challenge fixé au 4 août prochain et qui aura lieu au centre d’Aïn-Mlila.
Programme : saut en hauteur avec élan, saut en longueur sans élan, saut à la perche, lancement de poids, lancement de disques, la gueuse, les 100 mètres, les 1 500 mètres, les 400 mètres, match de boxe, lutte, match de football. (La Dépêche de Constantine, 9 juin 1918)

Impossible de ne pas relever cette incursion dans des spécialités de l’athlétisme qui supposaient un fort degré de maîtrise technique - c’est le cas de la perche - et qui, jusque-là, étaient la « chasse gardée » des Européens. Est-ce à dire que les revendications d’émancipation sportive passaient également par la démonstration d’aptitudes pour toutes les formes d’expression corporelle des disciplines sportives et que le principe d’égalité sportive, cher à Pierre de Coubertin, se devait d’être appliqué aux sportsmen « indigènes » [150] ?

Difficile de donner corps à ces vœux. Sur le plan symbolique, cette action fait date pour une approche anthropologique de la généalogie du sport en Algérie. Car, il ne faut pas s’y tromper, au-delà de l’importance de la population - en termes quantitatifs - concernée par ces nouvelles pratiques corporelles, très minoritaire faut-il le rappeler, ce qui fait sens, ce sont les effets produits sur les consciences individuelles, par ces démonstrations de corps dénudés[151]. Défier le « roumi », même dans des entreprises « aussi puériles »[152] que la geste sportive, aidait à réactiver la fierté perdue suite aux défaites militaires successives. Et les occasions ne manquèrent pas en cette fin de l’année 1918.

Dans le cadre du challenge organisé par le comité régional de Tunis et le Stade Tunisien, en septembre 1918, l’Étoile club musulman constantinois fut invité pour disputer un match de football. Les informations autour de cette confrontation sont assez contradictoires. Dans un premier temps, il était question du Stade tunisien, dans un autre compte rendu il est fait référence à une victoire de l’ECMC par 4 à 0 face au Stade club franco-musulman de Tunis qui était en fait le Stade africain de Tunis[153]. Le résultat technique importait peu, au vu de l’événement en lui-même, comme la préparation du voyage et l’effervescence que la rencontre intermaghrébine suscita. Cette dernière étant prévue pour le 29 septembre 1918, les membres du comité de l’ECMC se réunirent le 20 septembre. La délégation qui devait se rendre à Tunis était constituée de : Benlabied Mohamed Larbi (vice-président), Kacem Madi (délégué du comité régional de sports de Constantine, arbitre et secrétaire du Sporting Club de Souk-Ahras), Kadi Ali (secrétaire général) et enfin Naceri Hassen (trésorier).

Au vu de la composition de la délégation appelée à faire le voyage chez les « frères tunisiens », trois observations peuvent être avancées.
1) Cet événement sportif était une affaire proprement interne à la communauté musulmane dans le sens où le Comité régional des sports de Constantine a choisi en la personne de Kacem Madi, pour le représenter, un de ses membres autochtones. Pour les dirigeants de l’ECM, le choix de ce dernier pouvait s’interpréter comme l’élargissement de leur aire d’influence culturelle. La société sportive de Constantine endossait ainsi le rôle d’ambassadrice d’une population qui allait au-delà des limites des murs de la ville. Si cette hypothèse s’avérait exacte, l’identité sportive participerait donc à la construction d’une identité politique et géographique qui dépasse les territoires anthropologiques traditionnels.
2) La préparation de ce déplacement à Tunis nous apprend en fait, que les véritables animateurs de l’ECMC étaient : Benlabied Mohamed Larbi qui, au vu des occupations du Dr Moussa, faisait office de véritable « patron » du groupement ; Nasri, le trésorier, qui avait la charge de gérer le « nerf de la guerre », et enfin Kadi Ali, le secrétaire général qui pouvait se prévaloir d’une expérience certaine compte tenu de son passé sportif avec la Jeunesse du Vieux Rocher de Constantine. Pour les autres membres ou sympathisants du club qui voulaient faire partie de ce « pèlerinage laïc » en terre d’Islam proche, - où rayonnait la Zitouna (université islamique) -, un registre d’inscriptions leur était ouvert.
3) Profitant de la présence de M. Arripe à la dite réunion du 20 septembre, le président de séance, Belabied, le remercia pour tout le concours apporté et son encouragement « des bonnes œuvres “et principalement la préparation militaire des indigènes” » (je souligne). Quand à Kadi Ali, après avoir fait l’historique de la société et parlé de l’utilité des sports « pendant cette guerre », il tint à rappeler quand même « les 380 membres de la société au front actuellement »[154]. Cette allusion à l’importance de la participation « indigène » à l’effort de guerre, contribuait à réaffirmer, aux yeux du représentant de l’administration coloniale, le loyalisme de son élite, même si le chiffre avancé peut prêter à discussion[155].

Ces observations faites, reste à dire que ce déplacement à Tunis, compte tenu des conditions de l’époque, et de ce que pouvaient susciter dans les imaginaires les perspectives d’un tel voyage, était une expérience toute nouvelle pour ces quelques jeunes gens privilégiés en quête de nouveaux plaisirs et de nouvelles sensations. Pour eux, et comme pour les Européens, s’installait dans les mœurs de la vie urbaine, la distinction entre le temps du travail et celui des loisirs pour lesquels de nouveaux lieux lui étaient édifiés.

Bar européen, sport et imaginaires urbains

À la veille de la Première Guerre mondiale la redéfinition du statut de la cité arabe dans le nouvel ordre spatial urbain était achevée, résultat de tout un processus d’expropriation et de démolition d’un grand nombre de maisons autochtones qui aboutit à une nouvelle distribution du patrimoine immobilier de la ville[156]. Le tableau qui suit en donne une première idée.

Tableau numéro 2 : Situation de la propriété dans la ville de Constantine en 1903[157]

Propriétaires Ville Faubourgs Total
Français 93 177 270
Israélites 202 187 389
Arabes 642 354 976
N’habitant pas Constantine 33 14 47
Femmes 57 16 73

Source : Le Républicain, 10 juin1903.

Ces nouvelles données sur la configuration de la ville de Constantine, si elles ne disent pas une mixité, loin s’en faut, suggèrent cependant quelques proximités spatiales qui en donnant à voir d’autres formes d’habiter, et le confort qui leur est associé, allaient contribuer à « décrédibiliser » progressivement le mode d’habiter traditionnel[158]. Et c’est dans ce nouveau cadre urbain que les pratiques gymniques et sportives, et les postures culturelles qui les accompagnent, allaient se déployer. Il n’est pas étonnant dès lors qu’un des lieux de réunion de l’Étoile club musulman constantinois, autre que la Bourse du travail[159], soit le café-bar La Bombe situé rue Damrémont (actuellement rue Si Abdallah Bouhroum).

La découverte, par les sportsmen musulmans, de ce nouveau lieu constitutif de l’identité sportive d’un club - le bar ou le café européen -, est avant tout celle d’une mixité sociospatiale « possible »[160]. Ensuite commence l’initiation, nécessairement déroutante, à une convivialité qui, si elle reste masculine, n’en demeure pas moins codifiée par la présence féminine. Une nouvelle urbanité s’installe dans ces bars encombrés où l’on est obligé de boire debout, où l’on se heurte parfois et s’effleure au son des verres qui s’entrechoquent. Comment se mouvoir dans ce territoire étranger au milieu des regards des habitués qui vous rappellent que vous êtes là par hasard, mais où l’on apprend que le temps des loisirs se confond aussi avec le temps de l’apéritif, ce moment important de la geste sportive qui réunit autour d’un verre, une nouvelle communauté imaginée : celle du dimanche sportif.

Cette ambiance propre aux cafés et bars européens de la ville de Constantine de ce début du xxe siècle est assez bien restituée par le feuilleton La voix du sang, que commençait à publier La Dépêche de Constantine à partir du mercredi 22 février 1911[161]. Assurément, cela change du café maure où l’entre soi était avant tout celui des hommes et des valeurs viriles et où la sociabilité à l’œuvre, si elle n’excluait pas la solidarité et l’échange culturel entre les différents groupes sociaux qui consommaient ce type d’espace, était celle de la marge et de l’errance sociale où se mélangeaient fumeurs de kif, joueurs de hasard ou fils de bonnes familles venus s’encanailler, et qu’égayent à l’occasion des morceaux de musique. En somme, le lieu où se fabrique - fabriquait ? - quelques segments de l’imaginaire citadin. L’administration coloniale qui s’est toujours méfiée de ces lieux[162], inaugura, en février 1918, un café maure de « commis ouvriers auxiliaires indigènes » (COA) à Bellevue, pour encadrer et moraliser les groupes sociaux « indigènes » jugés utiles pour son entreprise politique dans le pur style du Foyer du soldat indigène[163]. L’encadrement et le contrôle social de la population allaient s’avérer de plus en plus nécessaires car avec la fin du conflit s’ouvrait une période marquée par une double crise politique et économique[164].

Conclusion

À la veille de la Première Guerre mondiale, la société algérienne multiplie les signes d’adaptation à la donne coloniale. Après une période de repli et de rejet de la vision du monde occidentale, les « représentants » de la communauté multiplient de plus en plus les demandes d’intégration et d’acculturation, seuls gages d’émancipation. À la revendication de plus d’écoles pour les enfants, s’ajoutait, ça et là, la pluralité des initiatives pour l’accès au monde des loisirs et des pratiques sportives. Ces initiatives, si elles prirent à l’origine la forme d’incursions timides et individuelles au sein des groupements européens, le prix du sang versé au service de la « mère patrie » se devait d’être compensé par une plus grande autonomisation des pratiques gymniques et sportives des musulmans. Leur passage initiatique dans les groupements européens, s’il fut particulièrement formateur n’en constitua pas moins l’occasion de partager avec leurs coéquipiers européens, le « temps du match », l’illusion de former la même communauté imaginée débarrassée des frontières ethniques et des barrières sociales.

D’un point de vue historiographique, ces premières expériences associatives autonomes d’avant-guerre, à défaut de s’inscrire dans la durée, font figure de « galops d’entraînement » avant le grand envol collectif pour la conquête d’une identité sportive autonome et dont les signes avant-coureurs furent la nouvelle conjoncture d’après-guerre qui ne pouvait éviter la réponse politique à donner au « loyalisme indigène ».

À l’aube des premiers combats politiques, l’urgence pour les nouvelles élites musulmanes, passait par la reconquête d’une visibilité sociale vis-à-vis de ses coreligionnaires pour espérer revendiquer par la suite une légitimité politique représentative. Cette visibilité sociale passait par le renouveau culturel[165]. Il ne faut pas cependant en tirer des conclusions un peu trop hâtives. Toutes les trajectoires associatives ne se convertirent pas nécessairement en ressources en vue de l’action politique. Loin s’en faut, si on s’en tient à l’objet de toute association : le regroupement volontaire d’individus en vue d’une pratique commune qui exclut toute référence au religieux ou au politique. Tout phénomène collectif ne peut se réduire à une signification univoque - distance intime, distance personnelle, distance sociale, distance publique. Le mérite d’une telle approche par le sensible, c’est d’aller au-delà de l’espace institué - l’ordre mesurable -[166] et de considérer le spectacle sportif comme producteur de sens. C’est également révéler les limites de la sociologie critique et militante[167].

Un des intérêts majeurs de l’analyse des nouvelles pratiques socioculturelles, c’est qu’elles annoncent le poids de plus en grand de ces nouveaux lieux de sociabilité, que furent le café, le théâtre, le cinéma et surtout le stade. Importance qui révèle en fait la crise des institutions et des espaces traditionnels qui concouraient à la fabrication du lien social - famille étendue, m’cid, espaces cultuels, etc.

Pour conclure nous dirons que cette période charnière pour les élites musulmanes est une donnée essentielle. Il est indéniable que la fin du premier conflit mondial annonce un tournant dans l’histoire de l’Algérie contemporaine. À partir de 1919, l’évolution démographique s’accentue dans un contexte[168] de crise économique et de famine qui consacre définitivement la figure sociale du meskine[169], acteur social de plus en plus présent et qui progressivement va contribuer à fragiliser le cadre de la Médina déjà heurté par la logique urbaine coloniale. Sur le plan politique la loi du 4 février 1919[170] qui se veut un léger changement dans le corps politique algérien soulève des réactions hostiles parmi les Européens. L’opposition algérienne naissante ne sera pas en reste. Elle revendique, à l’image de l’émir Khaled, une représentation politique proportionnelle à son importance numérique. Une effervescence sociale et culturelle déjà palpable et qu’exprimera fidèlement la multiplication d’initiatives individuelles ou collectives dans le champ des activités physiques modernes (APM). L’après-guerre, sur le plan sportif, va se traduire par un climat dominé par le processus d’autonomisation des pratiques sportives vis-à-vis de l’Union des sociétés françaises des sports athlétiques devenue de plus en plus obsolète au vu de l’importance grandissante de ce qu’il est permis d’identifier comme un phénomène social.

Ces remarques faites, comment construire une histoire des associations sportives[171] ? Une chose sûre, esquisser un bref aperçu sur l’histoire de la pénétration et la diffusion du modèle culturel sportif en Algérie dans les milieux algériens n’a de pertinence, à notre sens, que s’il dépasse le cadre étroit de la pratique physique elle-même.


[1] Pour Constantine, et comme recherche de fond, voir Karima Benhassine, « Vie associative en milieu colonial et nostalgie du terroir ». In Fatima Zohra Guechi, Constantine une ville, des héritages. Constantine : Média-Plus, 2004, p. 98. Cette contribution de Karima Benhassine s’inscrit en fait dans un projet plus vaste et réellement novateur, celui d’une thèse d’état sur l’associationnisme européen dans le Constantinois au début du xxe siècle ; Madjid Merdaci, Musique et musiciens de Constantine. Université Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis, thèse de doctorat, 2002.

[2] Ce dernier aspect est celui qui a rencontré le plus d’écho dans la majeure partie des discours sur le sport en Algérie, autour de la thèse : Les associations sportives musulmanes, écoles du nationalisme. Voir pour cela : Rabah Saadallah et Djamel Benfars, Annales du cyclisme d’Algérie. Lager : OPU, 1990 ; Youssef Fates, Sport et Tiers monde. Paris : PUF, 1994.

[3] Nous aurons donc à parler de l’ensemble des disciplines reconnues qui constituent les activités physiques modernes, des normes qui les encadrent, des valeurs qui les habitent et qui furent importées de la métropole. Afin d’éviter les excès dans toute problématique du sport en situation dominée, et pour avoir une idée du rôle et de la signification de la diffusion des différentes pratiques sportives par les Anglais en Afrique du Sud. Voir à titre comparatif, Robert Archer et Antoine Bouillon, Sport et apartheid. Sous le maillot la race. Paris : Albatros, 1981.

[4] Parce que non soumis aux normes édictées par le pouvoir sportif européen. Cela ne signifiait nullement que ces pratiques physiques étaient ancestrales. La mémoire collective constantinoise continue de raconter, de façon épisodique, la kora sorte de hockey sur terre battue qui utilisait une balle et des bâtons. Cette pratique était fort connue parmi les populations maures d’Afrique noire comme le signale Odette du Puigaudeau, Pieds nus à travers la Mauritanie (1933-1934). Paris : Phébus, 1992, p. 77 ; cité également par Bernadette Deville-Danthu, Le sport en noir et blanc. Paris : L’Harmattan, 1997.

[5] Il faut dire que le développement du sport est lié à sa prise en charge par la presse écrite dans la mesure où elle va contribuer à la fabrication de l’événement sportif aussi bien en métropole avec le journal L’auto, qu’en Algérie avec, par exemple, L’Algérie sportive.

[6] Gérard Bruant, Anthropologie du geste sportif. De la construction sociale de la course à pied. Paris : PUF, 1992, p. 11.

[7] R. Archer et A. Bouillon, Sport et apartheid..., op. cit., p. 19.

[8] Pour l’Afrique noire, voir R. Archer et A. Bouillon, Sport et apartheid..., op. cit.  ; et B. Deville-Danthu, Le sport en noir et blanc, op. cit.

[9] « Aires », au sens aussi bien géographique que social et culturel.

[10] Roger Levasseur, « Le phénomène associatif », Les Cahiers de l’animation, 15 février 1983, n° 39 ; cité par K. Benhassine, « Vie associative en milieu colonial... », op. cit.

[11] Pour le « résistancialisme », voir G. Meynier et la réflexion stimulante de A. Djeghloul.

[12] Russel P. Banks, Affliction. Trad. Pierre Furlan. Arles : Acte Sud - Éditions Babel, 2000, p. 72.

[13] Même si à Constantine l’école Sidi Djliss accueillait déjà en 1859 quelques enfants de familles constantinoises comme le suggère la distribution des prix de fin d’année dans L’Indépendant du 31 mai 1859. Il faut rappeler que le système scolaire introduit par la colonisation fut fondé sur la distinction entre les communautés. Ainsi, une école pour israélites est créée, en 1850, rue Danrémont (Abdallah Bouhroume) et une autre franco-arabe à Sidi Djellis (voir Ghanima Meskaldi, « De la ville unique à la ville duale ». In F. Z. Guechi, Constantine une ville, des héritages, op. cit.). Pour les Aurès, voir Abdelhamid Zouzou, L’Aurès au temps de la France coloniale. Évolution politique, économique et sociale (1837-1939). Alger : Éditions Houma, 2001, 2 t., 1965 p. Pour le rapport des musulmans algériens à la médecine française, voir Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. Paris : Maspéro, 1971.

[14L’Indépendant, 14 juillet 1886.

[15] Réponse qu’elle donna à un gouverneur de Moscou qui se plaignait du manque d’enthousiasme des paysans russe pour l’instruction (voir L’Indépendant, 26 août 1887).

[16Le Républicain, 4 septembre 1889. Cet essor du « Sport Vélocipédie » à Constantine se confirma avec l’ouverture d’une succursale de la Maison Clément sous la direction de M. Fournet (Le Républicain, 20 mai 1893).

[17Le Républicain, 28 août 1894.

[18L’Indépendant, 19 juin 1909.

[19] Il s’agit des courses de type anglais. Voir Djamel Boulebier, « L’émergence des sports hippiques en Algérie ». Symposium, L’Algérie 50 ans après. État des savoirs en sciences sociales et humaines. Oran : CRASC, 20-22 septembre 2004.

[20L’Indépendant, 4 octobre 1859. Pour ce qui est des référents théoriques de la problématique des loisirs et du temps qui leur est propre qui se dessine en Europe à partir du xixe siècle, voir les travaux qui font autorité en la matière. Alain Corbin, L’avènement des loisirs, 1850-1960. Paris : Aubier, 1995. Pour l’Algérie et pour le nouveau rapport des Algériens au temps et à l’espace, voir Omar Carlier, L’espace et le temps dans la reconstruction du lien social. L’Algérie de 1830 à 1930, texte photocopié [publié sans que l’on sache les références exactes].

[21L’Indépendant, 23 avril 1886. Pour ce qui est de l’« assaut », il s’agit d’escrime.

[22] Voir Le Républicain du 9 février 1887, et L’Indépendant du 9 mars et du 20 juillet 1887.

[23] Cette liberté est d’autant plus grande au vu des problèmes posés par la nouvelle loi française du 23 mars 1882 portant établissement de l’état civil en Algérie. Voir Yasmina Zemouli, Noms de famille en Algérie selon l’application de la loi du 23 mars 1882, le cas de Constantine. Magister en langue arabe, Université Mentouri-Constantine, 2003).

[24] Ce cas n’est pas isolé. Dans Le Républicain du 13 septembre 1888, une sorte d’hommage est rendu au parcours de Amar Ben Arezki, jeune militaire musulman originaire d’Azzazga. Engagé en 1875 à l’âge de 17 ans au service du 3e tirailleurs où il reste jusqu’en 1883. Il en sort comme prévôt d’escrime, donc avec un savoir technique sportif qu’il est possible d’investir et transformer en une ressource sociale et culturelle.

[25] Fondée en 1887. Voir Le Républicain du 18 octobre 1898, de 1889 à 1897, et L’Indépendant du 30 juillet 1887. À titre indicatif, en 1889, le département de Constantine comptait douze sociétés de tir agréées. La gymnastique se constitua, dans un premier temps, en tant que section à part dans ces sociétés.

[26] Jemmapes (Azzaba), centre colonial fondé en 1868, comptait, en 1889, à peine 280 inscrits français au vote municipal.

[27] Pour quelques données démographiques de l’Est algérien au 30 mai 1886, voir L’Indépendant du 4 juillet 1886. L’exemple de la commune mixte de Souk-Ahras est très significatif à cet égard. Sur une population de 2 668 habitants, seuls 224 sont français de souche. Cette faiblesse démographique de l’élément européen n’empêche pas cette ville de faire preuve d’un fort dynamisme sportif où l’élément musulman est associé. Mieux, en football, le Sporting club de Souk-Ahras se permettra, à la fin des années 1910, de défier le Football club constantinois dans la hiérarchie sportive, donnant ainsi un avant-goût des oppositions futures entre « football des champs » et « football des villes ».

[28] C’est le lycée d’Aumale (Rédha Houhou). Le premier à Constantine et dont la construction est décidée en 1876. Voir Badia Belabed-Sahraoui, « Institution coloniale et architecture de pouvoir ». In F. Z. Guechi, Constantine une ville, des héritages, op. cit.

[29L’Indépendant du 22 juillet 1898 publie la liste complète des lauréats.

[30Le Républicain et L’Indépendant du mois de mai 1900.

[31] À l’occasion de cette visite, dont le moment fort fut l’inauguration de l’hôtel de ville, les notables musulmans prirent l’initiative d’ouvrir des listes de souscripteurs musulmans. Une commission chargée de recueillir les contributions fut constituée à cet effet. Ce qui donne une idée sur la sociologie de la ville. Pour plus de détails sur sa composition, voir L’Indépendant du 12 janvier 1903.

[32] Déjà en 1887, à Guelma, des « cafés chantants arabes » dans un mimétisme des « cafés concerts » commençaient à bousculer la morale dominante.

[33] Des textes spécifiques et beaucoup plus exhaustifs seront consacrés aux différentes sociétés gymniques et sportives qui balisent le processus de formation du champ sportif dans le Constantinois de la fin du xixe siècle au début de la Première Guerre mondiale. Pour les choix sportifs du Dr Morsly, voir L’Indépendant du 28 mars 1905. Il semble qu’ils soient liés au profil des dirigeants de la société L’épée - l’élite sociale de la société européenne comme le docteur Gigon et d’autres.

[34]L’Indépendant, 28 juin 1904.

[35] Même dans les petits centres ruraux. Ainsi, fin août 1904 et dans le cadre de la fête patronale, parmi les grandes attractions proposées : une fantasia et un concours de tir pour colons, femmes et indigènes. Parmi ces derniers vont se distinguer au fusil de chasse : Boulakras (1er prix), Nebsi Hocine (2e prix), Ali Bel Bey (3e prix). Voir Le Républicain, 1er septembre 1904.

[36]Ce statut n’était pas toujours valorisé comme il se devait. Pour preuve, lors d’une fête du Hamma la participation sportive des musulmans ne fut pas sans rappeler le mépris qu’ils subissaient au quotidien dans la mesure où l’unique image de cette communauté renvoyée au public se cristallisait dans le programme des festivités qui prévoyait une course pour cireurs indigènes (L’Indépendant, 6 juillet 1906).

[37Le Républicain du 1er et 5 septembre 1903.

[38] Pour plus de détails sur cet événement, voir Le Républicain du 19 octobre 1906 et L’Indépendant du 12 octobre 1906.

[39] Fondée entre 1888 et 1898 après maintes tentatives.

[40] Pour tout ce qui relève de l’historiographie de l’AGVGA, voir le magister inédit de Madame Belabed, Sport et prise de conscience nationale, cité par Djamel Boulebier, « Le foot, l’urbain et la démocratie », Insanyat, août 1999, n° 8. Sur la place des militaires musulmans dans la formation des élites algériennes, un ouvrage de référence : A. Djeghloul, Éléments d’histoire culturelle algérienne. Alger : ENAL, 1984.

[41] Il semble que c’était là son agrès de prédilection.

[42L’Indépendant, 12 octobre 1906. Pour la petite histoire, à partir de février 1891, L’Indépendant - à la recherche d’un public arabophone - consacrait tous les jeudis et dimanches un espace à des articles rédigés en arabe (à titre d’exemple : L’Indépendant, 17 février 1907).

[43La Revue du monde musulman, cité par L’Indépendant du 18 février 1907. L’école n’est pas encore le lieu extraordinaire de promotion sociale en Algérie. À la veille de la Première Guerre mondiale seule 5 % des enfants algériens étaient scolarisés (G. Meynier, L’Algérie révélée, op. cit.). Pour la même période la Guadeloupe bénéficiait de meilleures conditions dans le sens où la moitié de la population d’âge scolaire était scolarisée (Jacques Dumont, Sport et assimilation à la Guadeloupe. Paris : L’Harmattan, 2002). C’est dire tout l’intérêt de procéder à des comparaisons. Pour rester dans le contexte constantinois et à titre d’exemple, en 1895, l’école Sidi Djliss, qui pouvait recevoir 300 élèves, n’en comptait que 178 avec six classes (Le Républicain, 15 septembre 1895).

[44] Il semble que ce segment des activités physiques modernes (APM) n’a pas beaucoup attiré les populations autochtones des pays colonisés. Voir pour la problématique des sports en pays sous domination coloniale : R. Archer et A. Bouillon, Sport et apartheid, op. cit. ; André-Jean Benoit, Sport colonial. Paris : L’Harmattan, 1996 ; B. Deville-Danthu, Le sport en noir et blanc, op. cit., p. 54 et suiv. ; Y. Fatès, Sport et politique en Algérie. De la période coloniale à nos jours, op. cit. ; et surtout la thèse de Nicolas Bancel, Entre acculturation et révolution. Mouvements de jeunesse et sports dans l’évolution politique et institutionnelle de l’AOF (1945-1960). Université Paris I - Sorbonne, 1999, 3 t. [seuls quelques fragments ont été consultés].

[45] Voir L’Indépendant du 24 février au 27 mars 1907.

[46] Une des difficultés - quand la principale source d’information est la presse coloniale d’expression française - est la transcription des patronymes des musulmans. Notre démarche a été de rapporter fidèlement l’orthographe telle qu’elle figure dans le texte original et de proposer entre parenthèses ce que nous croyons être l’appellation correcte. C’est assez facile et simple quand il s’agit de lignées familiales plus ou moins connues. C’est un peu plus compliqué quand le lien est moins évident. Dans ce cas de figure, nous faisons confiance à l’intuition et un « habitus » par rapport à certaines sonorités. En revanche, quand les quotidiens se contentent du prénom, l’opération est pratiquement impossible. Cela renseigne sur le mode de perception des autochtones par les Européens. Ils seraient simplement des Ali, Mustapha, Amar, etc., sans filiation, en somme des êtres qui viennent de nulle part (pour toutes ces questions voir les travaux de Djamel Benramdane).

[47] Voir Gérard Bruant, Anthropologie du geste sportif..., op. cit., p. 23.

[48Ibid.

[49Le républicain, 3 septembre 1907. Notre hypothèse pencherait pour le Sporting Club constantinois.

[50] Hamma-Plaisance (Hamma-Bouziane actuellement), petit village réputé pour ses cultures maraîchères et situé en contrebas de la ville de Constantine, sur la route de Skikda.

[51] Voir Le Républicain du 3 avril 1908. En réalité, Constantine avec cette épreuve, n’était pas à son premier événement sportif de cette envergure. Déjà le 16 juillet 1892, le journal Le Républicain fut à l’origine de la fabrication du premier spectacle sportif populaire, autre que celui, plus classique et plus traditionnel - la course de chevaux -, en organisant la première course à pieds sur le parcours mythique Constantine-Philippeville. Nous reviendrons à cet autre aspect du sport dans un texte à paraître, Une construction sociale de l’événement sportif : la course à pieds à Constantine.

[52Le Républicain, 2 juin 1908. Il est remarquable de voir l’implication de certains membres du clergé de la ville dans des actions sociales ou socioculturelles. Ainsi en est-il du père Touche. Sur son initiative et celle de ses collaborateurs du comité d’El-Kantara, fut créée la première société de promotion de l’habitat bon marché, sous l’appellation Les cités ouvrières (Le Républicain, 6 juin 1895).

[53] À Bône (Annaba), des notables musulmans initièrent une pétition pour l’instruction des filles par la création d’une école comme il en existait à Alger, Constantine et Bougie. Ces derniers, par cette initiative ne faisaient en fait que confirmer la perception coloniale des dominés. Pour ces notables, l’« instruction des jeunes filles indigènes est une question capitale puisqu’elle permettra de faire d’elles des femmes de ménage intelligentes et actives » (L’Indépendant, 28 juillet 1907).

[54] Voir pour plus de détails sur l’ensemble des membres L’Indépendant du 31 mars 1898.

[55] Cette liste est celle donnée par L’Indépendant du 3 janvier 1900 et concerne donc le bureau élu ou réélu pour 1899-1900. Une chose est sûre cependant, Bensouiki a gardé ces postes de 1897 jusqu’en 1909 au moins (L’Indépendant, 28 février 1908).

[56] La presse le présente quelquefois sous le prénom de Mahmoud ou de Mohamed. Il est parfois difficile de s’y retrouver.

[57] Voir D. Boulebier, L’émergence des sociétés hippiques en Algérie, op. cit.

[58] C’est dans cette perspective qu’il est possible d’inscrire, pour la petite histoire, la trajectoire professionnelle d’un Mouloud Belkhodja (1848 - février 1900) : conducteur imprimeur à l’imprimerie Braham où il entre jeune en 1862, apprend le métier de conducteur de machine, décroche en 1893 la médaille d’honneur du ministère de l’Intérieur pour finir doyen des ouvriers du livre à Constantine. C’est à l’occasion des obsèques de Mouloud Belkhodja que Le Républicain du 28 février 1900 lui rend cette forme d’hommage à un ouvrier modèle.

[59Le Républicain, 1er octobre 1901. Il n’est pas certain que ce notable musulman connaissait réellement l’origine de ces écoles de la nuit de la classe ouvrière. La création de cette institution était due à l’initiative d’anarchistes français et particulièrement le syndicaliste et secrétaire des Bourses du travail, en 1895, Fernand Pelloutier (1867-1901). Liée aux nouvelles tendances en matière d’éducation, l’université populaire reposait presque exclusivement sur les anarchistes qui eurent le soutien et la coopération d’universitaires. Des cours du soir dans toutes les disciplines scientifiques furent assurées et les arts n’étaient pas oubliés. Des classes entières d’ouvriers y assistaient (Emma Goldman, L’épopée d’une anarchiste. New York 1886 - Moscou 1920. Paris : Éditions Complexe - Hachette, 1979, p. 122).

[60L’Indépendant, 1er décembre 1907. Dans un avis publié par Le Républicain du 15 octobre 1909, il est toujours membre assesseur pour la saison 1909-1910.

[61] À l’exception de la courte expérience de Si Saîd à l’Espérance constantinoise en 1887.

[62] Il semble, et compte tenu de l’état actuel de nos recherches, que le processus d’agression de la Médina, véritable « attentat topographique », s’est achevé en 1895, année qui correspond à la construction du collège de jeunes filles au bas de la rue Nationale (voir, pour cette donnée, L’Indépendant, 12 novembre 1908). Cette bâtisse est toujours une institution scolaire et se situe en face de la médersa située rue Ben M’Hidi.

[63] Ce tableau ne fait qu’illustrer le processus d’urbanisation de l’Algérie. Bien sûr, la part des autochtones dans la croissance des différents établissements humains diffère d’une ville à une autre. Cependant à Constantine, une des rares grandes villes algériennes où l’élément musulman restait dominant, la croissance est pour une bonne part liée à l’apport de la migration.

[64] En 1887, pour une population de 42 028 dont 21 164 musulmans, le personnel de la police de Constantine était composé de 64 hommes dont 19 « agents et auxiliaires indigènes » répartis comme suit : quatre au commissariat central, six au commissariat du 1er arrondissement, quatre au commissariat du 2e arrondissement, quatre au commissariat du 3e arrondissement et un au poste d’El Kantara (L’Indépendant, 9 juillet 1887). Cette distribution géographique renseigne à elle seule les transformations urbaines en cours, mais surtout sur la formation d’espaces sociaux à consommation mixte. Pour plus de détails sur la distribution ethnique de la ville de Constantine vers la fin du xixe siècle, voir L’Indépendant, 11 juin 1891.

[65] Voir L’Indépendant, 20 novembre 1905.

[66] En consultant les statistiques de la Sûreté de Constantine, publiées dans L’Indépendant du 20 janvier 1902, on peut avoir une idée de la rigueur de ce code et des transformations de la sociologie de la ville. Si en 1900, sur un total de 385 infractions, 171 ressortaient du Code de l’indigénat, en 1901, sur 341 c’est 242 qui relevaient de ce texte infâme. Voir également Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien. Alger : SNED, 1980, t. 1.

[67] « Fine Jane » : petite tasse en porcelaine, symbole de tout un art de vivre citadin. Pour ce qui est des cafés maures, Guy de Maupassant, lors de son passage en Algérie et en Tunisie en 1881, en rapporte une vision morne. Pour d’autres images sur ces « maisons de café », voir Gérard-Georges Lemaire, Cafés d’autrefois. Paris : Flammarion, 2000.

[68] Un de ces cafés maures était situé à deux pas de la cathédrale (L’Indépendant, 5 novembre 1898).

[69L’Indépendant, 5 novembre 1898.

[70] Pour plus de détails sur ce décret, voir Le Républicain du 22 octobre 1901. Quant à la perception de ces lieux, voir L’Indépendant du 5 novembre 1898 et Le Républicain du 5 octobre 1903.

[71] La médersa fut « instituée en même temps que celle de Blida et de Tlemcen, par le décret du 30 septembre 1850. Dans ces trois écoles, en 1855, l’enseignement comprenait : grammaire, littérature, un cours de droit et de jurisprudence, et un cours de théologie » (A. Zouzou, L’Aurès au temps de la France coloniale..., op. cit., p. 724). L’édifice actuel, situé rue Ben M’Hidi, fut inauguré le 24 avril 1909. Au cours de la cérémonie, Benmouhoub prononça un discours très dur dans lequel il « fustigea le fanatisme et les sectaires » (L’Indépendant, 26 avril 1909).

[72] Voir Le Républicain du 9 décembre 1908, L’Indépendant à partir de septembre 1908, et le Journal Officiel de la République française, 29 et 30 mai 1908, n° 147, p. 3727, déclaration du 8 avril 1908.

[73L’Indépendant, 15 juin1909.

[74] Il faut rappeler à cet égard qu’en quarante années de présence française en Algérie, de 1865 à 1905, seuls 1 315 indigènes sur quatre millions s’étaient faits naturaliser. C’est-à-dire, 33 par année et un sur mille (Le Républicain, 24 novembre 1911).

[75] Avec la loi de 1905, le service militaire pour les musulmans passait de trois à deux ans, et le décret du 17 juillet 1908 par lequel était établi le recensement des musulmans âgés de 18 ans.

[76L’Indépendant, 19 décembre 1908.

[77L’Indépendant, 7 février 1909.

[78] Premier journal fondé en 1850 à Alger.

[79] Cité par L’Indépendant, 29 septembre 1908.

[80L’Indépendant, 15 mai 1909.

[81Ibid. À titre indicatif, la même année, en septembre 1909, s’est tenu le Congrès islamique avec pour objet : le relèvement de l’islam et le débarrasser des préjugés. Par rapport au sport, B. Deville-Danthu a montré, pour le cas de l’Afrique de l’Ouest, les réticences des dépositaires de la légitimité religieuse face à ces libertés accordées au corps.

[82] C’est le cas de Allal Hamdane qui fut nommé directeur des cours de gymnastique à La Bravoure de Bougie (La Dépêche de Constantine, 30 novembre 1912)

[83] Société sportive fondée entre 1899 et 1900. Son premier président, Mejdoub Khalifat, d’origine israélite, était professeur d’arabe. Elle fut au cœur de controverses politiques dans les années 1900 et 1901, liées au climat antisémite de l’époque. En janvier 1904, un nouveau comité est élu moins marqué politiquement.

[84] Journal fondé en 1908. Il constituera une de nos principales sources d’informations à partir de 1911.

[85] ACC : Athletic Club constantinois.

[86] Le local de cette société se situait rue Sidi-Lakhdar - voie de communication entre le quartier judéo-européen et le quartier musulman El Djezarine (rue de la boucherie). La Dépêche de Constantine du 11 novembre 1914 donne du moins cette adresse comme lieu de réunion de l’USC.

[87La Dépêche de Constantine, 23 mars 1911.

[88] La question des sigles sera développée un peu plus loin.

[89] Pour plus de détails, voir La Dépêche de Constantine, 4 septembre 1913.

[90] Ce qui n’empêche nullement le maintien de la suspicion. Par exemple, à Aïn-Abid - à 20 kilomètres de Constantine -, à l’occasion d’une fête patronale, un grand concours de tir au fusil de chasse est ouvert du 25 septembre au 9 octobre 1911. Son règlement précise que dans le cas « où un indigène serait déclaré vainqueur [...], il lui sera versé le montant de : 40 francs pour le fusil, 35 francs pour la carabine [...] » (La Dépêche de Constantine, 27 décembre 1911). En dehors de la mobilisation militaire, l’« indigène » ne pouvait avoir le droit de posséder une arme.

[91] Fondée à Constantine en 1897 (La Dépêche de Constantine, 14 octobre 1911).

[92La Dépêche de Constantine, 6 septembre 1911.

[93La Dépêche de Constantine, 22 décembre 1911.

[94] Voir supra les premiers éléments de l’analyse des sigles et acronymes sportifs.

[95] Club musulman fondé en 1926. Il fera l’objet d’un texte à part dans la mesure où sa constitution inaugure une ère nouvelle pour l’associationnisme sportif musulman. Celle de l’inscription du sport musulman à Constantine dans la durée.

[96] Pour plus de détails et sur tout ce qui suit autour de cette société et de son président L.-B. Blanc, voir L’Indépendant : 10 novembre 1912, 9 janvier 1914, 21 novembre 1915, 9 décembre 1915 et 3 octobre 1916.

[97] Animateur essentiel d’une société sportive musulmane de Constantine dont il sera question un peu plus loin. On l’aura deviné, il s’agit de l’Étoile club musulman constantinois.

[98] Nous reviendrons sur ce groupement dans un texte spécifique et dans d’autres publications, compte tenu du fait qu’il est au cœur de la polémique sportive entre le Club sportif constantinois et le Mouloudia Club d’Alger - MCA fondé en 1921.

[99La Dépêche de Constantine, 12 décembre 1912. Au-delà de la rareté de documents sur le sport en situation coloniale, hormis la presse, ceux qui existent, notamment les programmes des différentes compétitions organisées et les calendriers correspondants pour chaque saison sportive, ne font pas du tout référence à cette association. D’où la nécessité d’autres recherches ou d’autres sources d’informations. Les bibliothèques privées doivent receler des trésors qui ne demandent qu’à voir le jour une fois les tabous levés.

[100La Dépêche de Constantine, 13 juin 1913.

[101] Un des premiers clubs de la ville - la presse locale de l’époque le qualifiait de « doyen des clubs de la ville » - à développer les sports anglais comme le football à partir de 1907. Sur Sports et communautés européenne et israélite à Constantine, nous menons actuellement une recherche dont les résultats seront publiés prochainement.

[102La Dépêche de Constantine, 22 novembre 1913.

[103La Dépêche de Constantine, 8 mars 1914.

[104La Dépêche de Constantine, 21 avril 1914.

[105] Il faut dire que ces dernières années des chercheurs français, comme Nicolas Bancel, ont intégré à leur protocole de recherche le sport dominé.

[106] Voir La Dépêche de Constantine du 13 juin 1914 pour l’Avenir colliote, et La Dépêche de Constantine du 5 septembre 1911 pour El-Milia.

[107] Edward W. Said, À contre-voie. Paris : Éditions Le Serpent à Plume, 2002.

[108] Sur les conséquences de la Première Guerre mondiale en Algérie, la référence reste l’excellent ouvrage de Gilbert Meynier, L’Algérie révélée, livre malheureusement épuisé. Les enjeux de l’Algérie moderne, qui se dessinaient durant cette période cruciale, continuent aujourd’hui de travailler la société. 170 000 Algériens musulmans qui expérimentèrent la guerre de masse, cela laissa nécessairement des traces.

[109La Dépêche de Constantine, 2 et 6 août 1914.

[110La Dépêche de Constantine, 9 décembre 1915.

[111La Dépêche de Constantine, 23 septembre 1916.

[112La Dépêche de Constantine, décembre 1915. La Normale sportive constantinoise avait déjà des activités en 1913.

[113La Dépêche de Constantine, 20 janvier 1916.

[114La Dépêche de Constantine, 30 mars1916.

[115Ibid.

[116] L’essentiel des communiqués ou avis qui paraissent dans la presse locale sont le fait de membres actifs des sociétés gymniques ou sportives, dûment accrédités par le comité des dites associations. En général, la signature est celle du secrétaire général quand ce n’est pas le président lui-même qui juge nécessaire de le faire.

[117] À titre d’exemple de ces débats qui agitent les élites de cette époque, voir la controverse entre Hadj Smain Mokhtar, avocat à Chateaudun-du-Rhumel (Chelghoum-Laïd) et président du comité de secours des indigènes, Benbadis Mohamed et Bensouiki Mahmoud (Mustapha) parue entre le 20 et le 28 janvier 1914 dans La Dépêche de Constantine. D’autre part, l’ECMC peut compter sur le soutien médiatique d’André Servier, rédacteur de la dite publication, secrétaire du Cercle franco-musulman et très proche des élites musulmanes. Dans une de ses couvertures des activités culturelles du Cercle Salah Bey, il n’hésite pas à faire, le 19 décembre 1908, l’éloge de la musique arabe (L’Indépendant, 19 décembre 1908).

[118La Dépêche de Constantine, 12 octobre 1916.

[119Ibid.

[120La Dépêche de Constantine, 21 novembre et 2 décembre 1912.

[121] Ce tableau n’apparaît pas tel quel dans La Dépêche de Constantine du 17 septembre 1917. Sa construction a nécessité la consultation d’autres numéros et surtout la correction de l’orthographe des noms comme dans le cas de Chaabane Mouloud transcrit par le journal sous le nom d’Azibane, ou le rajout du prénom pour éviter des amalgames d’autant plus que les profils politiques ne sont pas toujours les mêmes. C’est entre autres le cas des Benbadis.

[122] Bien sûr, ce loyalisme reste relatif. Il ne faut pas oublier les différentes formes de résistance musulmane à la conscription militaire. Une comptine chantée aux petits enfants garde la mémoire de ces temps douloureux : « Oh, mon Dieu ! Qu’avons-nous fait, mon fils et moi ? Je l’ai élevé de mes propres mains ! Et le gouvernement roumi me l’a enlevé » / « Ya rabi sidi ! Ouach a’melt ana oua oulidi ! Rabitou bi yadi ! oua datou daoula roumia ! Aah Lakhdar aa. » En même temps, au cinéma, les films qui montraient les populations indigènes étaient censurés (La Dépêche de Constantine, 19 avril 1917).

[123La Dépêche de Constantine, 11 août 1917.

[124L’Indépendant, mercredi 16 mars 1909.

[125] L’ensemble des membres de cette société figurent sur la liste que publie La Dépêche de Constantine du 29 janvier 1917.

[126La Dépêche de Constantine, 11 août 1917.

[127] Voir supra les critiques de Bela’bed sur le peu d’enthousiasme des musulmans pour le mutualisme.

[128] À notre sens, cette faiblesse dans l’affiliation sociétaire ne signifiait aucunement une absence d’esprit de solidarité. Tout simplement, les nouveaux lettrés oubliaient qu’en « terre d’islam », le centre de toute médiation sociale passait par la mosquée et ses serviteurs légitimes.

[129La Dépêche de Constantine, 4 février 1918.

[130] Voir supra et La Dépêche de Constantine du 20 janvier 1914.

[131] Son bureau se situait passage Crémieux (ancien passage Bensouiki, actuellement Nezzal Ali), voir La Dépêche de Constantine du 14 mars 1925. D’autre part les lieux de réunion et de rencontre se partageaient entre le bureau du président, le café de la médersa, appelé également café Nedjma et situé rue Nationale (Ben Mhidi), ou bien la brasserie L’Étoile (place de la Brèche). Ce club était présent dans le championnat de football (catégorie : 3e série) pour la saison 1917-1918. Reconstitué en décembre 1921.

[132La Dépêche de Constantine, 8 octobre 1916.

[133La Dépêche de Constantine, 14 mai1917.

[134] Entre les deux guerres, cette petite ville de l’Est algérien fit preuve d’un réel dynamisme sportif en se permettant d’abriter trois sociétés sportives en même temps. Outre le SCSA, il y avait l’Avant-garde de Souk-Ahras et le Rapid Club musulman souk-ahrassien. Pour la petite histoire, Kacem Madi, son secrétaire, serait le premier arbitre officiel musulman de l’Est algérien. (Il est évident que cette hypothèse gagnerait à être infirmée ou confirmée par d’autres recherches.) Il arbitra entre autres la demi-finale du championnat de football qui opposa le SCSA au Gallia club guelmois.

[135] Outre Madi, il y avait Majid - goal - et Lamri - trésorier et jeune joueur « fin souricier, bien connu » (La Dépêche de Constantine, 3 février 1918).

[136Le Républicain, 9 mars et 18 octobre 1898.

[137La Dépêche de Constantine, 24 février 1918.

[138] Si Brahim el Amouchi, Mémoires d’un éducateur, op. cit. Pour ce qui est des deux essais : Hadj Slimane Beldjoudi, un texte dactylographié non publié, et M. Bouderbala, un fascicule publié en 1986 sur le CSC, El Khodora, op cit.

[139] À titre d’exemple, le palmarès des élèves reçus aux divers examens (5 juillet 1914) fait ressortir dans les disciplines gymniques et sportives les noms de quelques grandes figures des débuts de ce que l’on peut qualifier de « sport musulman à Constantine ». En gymnastique : Hamlaoui Hassen, Boumalit Mohamed (futur premier président du Club sportif constantinois, en 1926) ; Ahmed Raïs, Rahma Mohamed, Khodja Omar, Maïza Tahar, Bendjelloul Cherif, Merazga Hamana, El-Amouchi Abderrahmane (futur animateur sportif et initiateur de sociétés musicales, plus connu sous le nom de Si Brahim El-Amouchi), Belebdjaoui Hamada. En boxe : Benferhani Smaïn, Boumalit Mohamed, Hamlaoui Hassen. Tous étaient élèves en classe de cinquième en 1914 (La Dépêche de Constantine, 6 juillet 1914).

[140] USFSA, fondée en 1889 quand au Comité des sports de Constantine il sera fondé, lui, en mai 1907 avec pour premier président, M. de Peretti.

[141] Pour le parcours sportif de cette association, revenir à La Dépêche de Constantine de 1916 à 1918.

[142] À savoir : l’Avenir cirthéen (société de gymnastique centrée sur le faubourg d’El-Kantara), l’US lycée, le CCC, le FCC et enfin l’ECMC.

[143] Où l’on retrouvait M. Proudon (vice-président de la société), Chetouti (trésorier du Comité régional d’Alger), Cossa-Gentil (directeur du journal Sportman) et enfin M. Bensalem (dirigeant du Red Star).

[144La Dépêche de Constantine, 14 mai 1917.

[145] Il est utile de préciser pour les puristes que cette palme de champion est celle qui concernait, dans la hiérarchie sportive, la deuxième série, même si le commentateur de l’événement n’a pas cru bon de le préciser.

[146] Il s’agit de l’Union sportive Montpensier qui jouait dans le championnat algérois.

[147] À l’occasion de la grande fête sportive organisée le 30 septembre 1917 à la pépinière par l’ECMC - autre innovation pour les sportsmen musulmans constantinois - et à laquelle une société d’Alger devait prêter son concours, « M. le préfet a bien voulu décerner à l’équipe victorieuse un bronze qui lui sera remis en même temps que le diplôme d’honneur attribué par le président du comité régional » (La Dépêche de Constantine, 30 septembre 1917).

[148La Dépêche de Constantine, 11 novembre 1917.

[149] Cette indication sur l’objet de l’association ECMC prouve, s’il en est, qu’elle était agréée par le ministère de la Guerre et bénéficiait par conséquent de subventions de la dite institution pour cette mission de préparation militaire. D’autre part, il ne faut pas se faire d’illusions. Tous les musulmans n’ouvraient pas droit aux différents diplômes de PM qui accordaient des facilités comme le choix du corps d’armée, au moment de l’incorporation, ou le lieu d’accomplissement du service militaire. Seuls étaient autorisés à passer ces examens ceux qui remplissaient des conditions très particulières dont celle d’être de bonne moralité et d’avoir eu des conduites non contraires aux intérêts de la République ; il fallait prouver son loyalisme.

[150] Bien sûr, d’autres lectures sont possibles. Le challenge organisé par la société était ouvert à l’ensemble des sportsmen sans distinction ethnique, et le comité devait se conformer aux programmes habituels proposés par les sociétés sportives européennes.

[151] Il y avait une véritable résistance des Algériens à se défaire des signes vestimentaires propres à leur culture, question d’honneur. Ce denier aspect est rapporté dans la biographie du boxeur Keddad, Itinéraire d’un boxeur (Alger : ENAL, 1991). Ce pugiliste des années 1940 rappelait justement, sous le mode de l’anecdote et de l’humour, que dans son parcours sportif ce qu’il avait du mal à « encaisser », pour rester dans les fondamentaux du noble art, ce n’était pas les coups mais l’obligation de se « dénuder ». Se dévêtir, c’était quelque part perdre son honneur, et donc son âme. Il résolut le problème en se présentant sur le ring enveloppé d’un burnous. Faire l’histoire sociale des pratiques sportives, c’est aussi faire l’histoire de la transformation du rapport des Algériens à leur corps.

[152] Dans une des courses à pieds entre Philippeville (Skikda) et Constantine, Pallenc, un champion philippevillois rapporte qu’à son passage des « indigènes criaient “Carnaval” », c’est dire les représentations du sport de l’époque.

[153La Dépêche de Constantine, 3 septembre et 1er octobre 1918.

[154La Dépêche de Constantine, 21 septembre 1918.

[155] Les sociétés sportives de l’époque comptaient en moyenne, selon leur importance, entre une quarantaine et une centaine de membres. Par rapport au chiffre avancé par Ali Kadi, deux hypothèses : une première, optimiste, tendrait à dire, si le chiffre est exact, que la logique affiliative sportive a bien fonctionné parmi les musulmans. Une deuxième hypothèse, plus vraisemblable, tendrait à expliciter ce chiffre soit par une faute de frappe ; peut-être aussi « ce gonflement » sert-il de moyen pour conforter l’autorité coloniale dans la justesse de ses choix d’ouvrir le champ des pratiques corporelles à l’élément « indigène » dans une sorte de « potlach » des temps modernes.

[156] La recherche universitaire en Algérie est en retard dans la constitution de savoirs académiques sur l’histoire urbaine du pays.

[157] L’habitat bon marché (HBM) dont l’idée est lancée à partir de 1894, va, à côté de l’immeuble colonial classique, comme type d’habitat nouveau dans la ville, contribuer à façonner quelques quartiers européens comme Bellevue (El Mandher el Jamil), le faubourg Lamy (émir Abdelkader) ou Sidi-Mabrouk.

[158] En plus du poids de l’exode rural, surtout à partir de 1920, sur le cadre bâti de la Médina. La dépréciation de l’« habiter dans la vieille ville » à partie liée avec la domination des canons de l’urbanité coloniale. Il faut avoir à l’idée la « ruée » sur les quartiers européens au lendemain de l’indépendance pour mesurer les transformations des imaginaires de la ville que n’expliquent pas la seule crise du logement.

[159] En 1897, elle fut installée dans l’ancienne école primaire supérieure, rue Caraman, puis, en 1901, transférée à la rue Sauzai.

[160] Cette expérience nouvelle des points de contact entre communautés commence pour les rares privilégiés au lycée comme le rappelle lucidement Aïssa Kadri, même s’il s’agit d’un autre contexte historique, celui des années 1950 : « En entrant au lycée, j’ai eu l’impression de passer une frontière. J’étais le petit guebli qui arrivait dans un lycée qui n’était pas fait pour lui. Et pourtant au quotidien il n’y avait pas de véritable séparation. On travaillait ensemble, on faisait du sport ensemble, mais il était très rare de voir sur le même banc un pied-noir et un musulman. À la cantine, il y avait une table à part pour les musulmans, au fond de la salle. C’est seulement au foyer qu’on se retrouvait, entre demi-pensionnaires et internes, unis par la musique américaine comme Elvis Presley ou les platters. Dans ces moments fugaces, nous devenions égaux par la magie de la musique » (Entretien à L’Express rapporté par Le Quotidien d’Oran du 28 avril 2005).

[161] Véritable source d’informations dans le sens où il y a une description, parfois succulente, de la population de ces lieux. Bien sûr, les précautions d’usage doivent être prises pour leur exploitation. Les Arabes, quand ils sont mis en scène - rarement d’ailleurs, ou comme éléments de décor - ne sortent pas de la typologie constituée par l’anthropologie coloniale dont Vatin et Lucas firent une critique acerbe.

[162] Voir supra la loi sur les débits de boissons du 25 mars 1901 qui réprime surtout les cafés maures « qui sont trop souvent le refuge de malfaiteurs » (Le Républicain, 5 octobre 1901).

[163La Dépêche de Constantine, 24 février 1918.

[164] A. Noushi, La naissance du nationalisme algérien 1914-1954. Paris : Minuit, 1962, p. 32 et suiv.

[165] Voir l’excellent ouvrage : Omar Carlier, Fanny Colonna, Abdelkader Djeghloul et Mohamed el-Korso, Lettrés, intellectuels, et militants en Algérie 1880-1950. Alger : OPU, 1988.

[166] Voir P. Sansot, Les formes sensibles de la vie sociale. Paris : PUF, 1986.

[167] Voir les travaux de Jean-Marie Brohm.

[168] Pour plus de développement sur cette question, voir Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme. Alger, t. 1, 1980.

[169] Il faut savoir qu’à cette époque 2/5 des musulmans d’Algérie vivaient dans le département de Constantine. Le conseil municipal de Constantine dans sa séance de mai 1922 proposa la constitution d’un dépôt de miséreux semblable à celui d’Alger compte tenu de l’« afflux chaque année de mendiants et de gens misérables » (La Dépêche de Constantine, 12 mai 1922). Cette misère dans la ville est déjà visible bien avant 1920 (La Dépêche de Constantine de 1920).

[170] Nouvelles lois fixant les conditions d’acquisition de la nationalité française pour les « indigènes algériens ». En fait très peu d’Algériens répondent aux critères fixés.

[171] Nous serons moins affirmatif que Hadj Meliani qui considère que l’« histoire sociale et politique de ces activités est assez connue [...] » (La salle de sport : espace de sociabilité, 20 août 1997 [texte dactylographié]).


Citer cet article :
Djamel Boulebier, « Constantine, sportsmen musulmans et nouvelles figures sociales de l’émancipation à la veille de la Première Guerre mondiale », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3 ?id_article=204